Scène 10

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L’action se déplace ensuite dans le Salon, espace réservé aux VIP. C’est un endroit plus calme, la musique y est étouffée. S’y trouvent un homme relativement âgé et bien habillé, toujours souriant, accompagné par une jeune fille. Rachelle entre.

LOUIS

Rachelle ! Enfin ! Je tremblais à l’idée de clamser sans te recroiser !

RACHELLE

Je ne pensais pas que tu viendrais.

LOUIS

Et pourquoi ça ? Fidèle au poste, avachi dans ces sofas du vendredi soir au lundi matin de chaque semaine depuis maintenant presque cinq ans ! C’est que ça a avancé, tes petites affaires.

RACHELLE

C’est comme ça que ça fonctionne. On ramène le beau monde en le flattant, on remplie les caisses en le séduisant d’illusions puis on compte sur la persistance de son sentiment d’insécurité pour qu’il revienne. Rien de bien compliqué.

LOUIS

Puis tout explose.

RACHELLE

Oui, tout explose...

LOUIS

Enfin !

Silence.

RACHELLE

C’est ridicule de rester perché comme ça. Tout le monde meurt, même ceux qui peuvent s’acheter trois bouteilles de champagne en une seule soirée. Je t’assure que ça ne serait pas toxique d’aller respirer le même air que les autres clients.

LOUIS

Certes, mais je ne le ferais quand même pas.

RACHELLE

Pourquoi ? Parce que tu as écrit deux comédies musicales à succès ?

LOUIS

Non, juste parce que je n’en ai pas envie et que je suis libre de faire ce que je veux.

RACHELLE

Ah ça, pour sûr, on a fait ce qu’on voulait…

LOUIS

Allons, Rachelle, ne me dit pas que tu as des remords !

RACHELLE

Tu n’en as pas toi ?

LOUIS

Pourquoi est-ce que j’en aurais ? Je n’ai pas mal agi !

RACHELLE

Regarde ce qu’on est devenus. Des divas inconscientes. On s’est construit notre petit temple nocturne pour toiser la populace, la voir ramper à nos pieds sur la piste de danse ; on s’est enfermés à double tour et avalés la clef, refusant de laisser entrer qui que ce soit de peur de gâcher notre pedigree, et tout ça pour quoi ? Pour finir seuls dans notre château, à attendre lamentablement la mort alors qu’eux au moins, ils s’amusent ?

LOUIS

Ne sois pas si négative. Moi aussi je m’amuse.

RACHELLE

Comment ? En t’injectant de la merde dans les veines ? En vomissant sur tous ceux qui d’après toi ne te méritent pas ? Elle regarde Lola. En te payant une énième pute ?

LOUIS

Elle préfère le terme d’escort girl je crois. Et c’est vrai que tout cela peut aider mais non, ce n’est pas le cas ce soir. Je m’amuse parce que je n’ai pas peur.

RACHELLE

Tiens donc.

LOUIS

Non, je n’ai pas peur, pas comme eux. C’est pour ça qu’ils dansent, qu’ils ont besoin de s’agglutiner les uns aux autres. Ils sont épouvantés. Moi, je suis toujours le même, rien de nouveau sous le soleil. Je n’ai pas peur et je vais t’expliquer pourquoi.

RACHELLE

Je ne suis pas sûr de vouloir entendre tes conseils.

LOUIS

C’est pourtant ce que tu vas faire. Raison numéro 1 : avoir le choix. Il écarte sa veste et attrape une arme à feu. Toujours sur moi, comme un sceptre. Ce n’est pas qu’une arme particulièrement efficace, c’est l’essence même du pouvoir. Avec ça, je décide. Je décide de qui est bon et qui est mauvais. De qui doit vivre et qui doit mourir. De tout en somme. Même de ma propre survie. Tu vois, la fin du monde ne peut pas faire peur lorsqu’on a apprivoisé la mort au point de la tenir dans sa poche. Il garde l’arme en main et la manipule distraitement. Raison numéro 2 : mériter ce qui peut nous arriver. Tu sais que je n’ai pas un sens moral très développé. Tu sais même que j’en ai rien à foutre et que c’est certainement ce qui fait de nous des personnes très différentes. Mais vois-tu, pour le coup, être un connard est très pratique pour appréhender la mort. Je ne ressens aucune injustice, aucune amertume, seulement l’honnête sentiment de payer mon dû. Évidemment, d’autres personnes tout à fait bonnes et bienveillantes vont quant à elle payer bien plus cher que ce qu’elles ont dépensé mais comme je l’ai toujours dit, tant pis pour elles. Ce qui nous amène enfin à mon tout dernier point : le monde ne change jamais. Qu’importe l’apocalypse, les gouffres sous nos pieds, les raz de marée, il y aura toujours ceux qui dansent en bas et ceux qui les regardent en haut. On aurait pu croire au contraire que la fin du monde allait entraîner une immense révolte, que les incompris et les miséreux allait profiter de leurs dernières heures pour prendre leur revanche, oubliant tout ce qu’on leur avait appris de l’asservissement et de la morale, mais non. Ils préfèrent danser. Alors, finalement, je ne joue que mon rôle, comme eux continuent à jouer le leur, jusqu’à ce que le théâtre soit désintégré.

RACHELLE

C’est dommage de ne pas profiter de tes derniers instants pour remettre en question ta conception crasse du monde.

LOUIS

C’est une conception à laquelle tu as activement participé. Et c’est cette conception que la nature elle même adopte aujourd’hui.

RACHELLE

Et puis quoi encore !

LOUIS

Je suis sérieux ! S’il existait une justice, une justice naturelle je veux dire, tout n’exploserait pas d’un seul coup, comme ça, sans aucune autre forme de procès. S’il existait une justice naturelle, les flammes m’auraient depuis bien longtemps englouti et on laisserait un sursis à tous ceux à qui on a refusé l’entrée de notre tour d’ivoire. Mais non, la nature en a décidé autrement. Elle rase tout, sans faire le tri, brûlant bons et mauvais dans un même four. Allons bon, à ce tarif, à quoi bon être bon ?

RACHELLE

Qu’est-ce que tu connais du monde ? La seule fois où tu l’observe, c’est depuis cette petite fenêtre teintée, caché derrière des rideaux de soie. Tu fais de ton monde rêvé une vérité absolue mais en réalité, tu ne sais rien et ne connais rien.

LOUIS

Bien bien bien, il semblerait que tu ais besoin d’une démonstration. Il se tourne vers Lola. Lola, je t’ai payé dans le seul but de te sauter comme une malpropre. Je suis un monstre de misogynie, ce qui est d’autant plus horrible que ma situation d’homme blanc, riche et donc puissant me donne les moyens de l’être sans aucun problème. Je n’ai rien de désirable et je suis certainement la pire pourriture que tu ais approché. Je sais que tu habites dans une chambre de bonne à deux rues d’ici, je sais que tu as vraiment besoin d’argent, et pourtant je t’ai toujours très mal payé pour des services humiliants et irrespectueux. En outre, je te trouve particulièrement peu intéressante et me permet tes services pour la seule raison que tu as l’intelligence de peu parler. Il lui glisse l’arme dans sa main et lui fait pointer son crâne. Tu vas mourir dans moins de trois quarts d’heure et tu n’as rien à perdre. Tu as tous les moyens de remédier à ce que la société a fait de nous, un dominant et une dominée, en une seule et petite balle. Rien du tout, vraiment trois fois rien… Alors ?

Lola, dépassée par les évènements, tient l’arme vers Louis en tremblant, ne sachant pas quoi faire. Après un long moment de stupeur, elle baisse l’arme. Louis éclate de rire, satisfait.

Tu vois ? L’approche de la mort n’est rien face à la force du déterminisme. Les gens restent ce qu’ils sont, et moi je reste sur le haut de la pyramide.

RACHELLE

C’est ridicule. Elle n’a aucune raison de te tuer, ça n’a plus aucune importance, tout le monde va mourir d’ici quelques minutes.

LOUIS

N’essaye pas de justifier tout cela par ton babillage moralisateur. Bien sûr que ça a une importance, ça serait une punition, une libération. Toi, tu nous parles d’une fin du monde équitable, sans jugement, sans haine, pleine de paix, mais tu penses vraiment que c’est ce dont ils ont besoin ? Tu crois vraiment que c’est ce que je mérite ?

RACHELLE

Pas vraiment non.

LOUIS

Tu vois ! Et pourtant, je suis toujours là, bien vivant. Une preuve de plus qu’il n’y a rien à y faire, chacun reste à sa place. J’essaye pourtant ! J’essaye vraiment d’être ignoble pour les aider à surpasser tout ça, mais il faut croire que ça ne suffit pas. Bref, c’est pour cela que je n’ai pas peur. Et peut-être bien que c’est pour ça que toi tu…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Lola lui donne un coup extrêmement violent sur le crâne avec la crosse de l’arme et recommence plusieurs fois en laissant éclater sa rage. Rachelle assiste à la scène choquée, détournant les yeux, mais n’intervient pas. Finalement, une fois Louis mort, Lola reprend son souffle en s’allumant une cigarette.

LOLA

Je suis désolée pour tout ça.

Long silence. Rachelle ne sait pas quoi dire.

C’était un connard, vraiment un beau connard, mais il avait raison. Je n’avais aucune raison rationnelle de ne pas lui défoncer le crâne.

RACHELLE

Mais tu lui as donné raison ! Tu as dit que c’était un connard et en le tuant, tu lui as donné raison !

LOLA

Son mépris et sa cruauté ne faisaient pas de lui un imbécile. Sa seule erreur fut peut-être de nous sous-estimer.

RACHELLE

C’est impossible. On ne peut pas réfléchir comme ça, pas maintenant. La fin du monde ne peut pas se faire dans le chaos, ça n’a aucun sens.

LOLA

Parce que la vie avait du sens avant ? Faire le tapin, satisfaire des pervers prétentieux sans aucun moyen de s’en sortir, ça faisait sens ? Les injustices sociales, les existences sous forme de parcours du combattant, la violence permanente et quotidienne... Silence. Et la fin du monde alors ? Qui apparaît comme ça, de nulle part et sans prévenir, ça aussi c’est sensé avoir du sens ? Sincèrement, rien ce soir n’a aucun putain de sens. C’est comme ça, faut se faire à l’idée. Et agir en conséquence.

RACHELLE

Je refuse d’écouter ça. Je refuse de l’écouter.

LOLA

Pourtant t’avais pas l’air de te boucher les oreilles depuis tout à l’heure. Elle se déplace jusqu’à la fenêtre, l’arme toujours négligemment dans la main. Elle regarde les danseurs. Tu vois, ça non plus ça n’a aucun sens. Ils vont tous crever dans une demi heure et regarde les, sautiller ça et là, comme des petites biches innocentes et aveugles. La fin approche, les salauds essayent de se faire pardonner en priant, les yeux pleins de larmes, alors que leurs victimes leur défoncent le crâne à coup de revolver, mais eux se contentent de gambader. Ce n’est plus de l’inconscience, c’est de la provocation. Tu n’es pas d’accord ?

Rachelle ne répond pas.

Je sais que tu l’es. Tu essayes juste de te rassurer en leur inventant des circonstances atténuantes, en te construisant un petit idéal apocalyptique. J’étais comme ça, moi aussi. La vie après la mort, le paradis, l’enfer, tout ça… J’y croyais et j’imagine que ça me rassurait de savoir que tout allait se conclure avec un procès honnête et direct. Mais regarde nous. Regarde les ! Qui les juge ? Qui est là pour nous indiquer ceux qui le méritent et ceux qui ne le méritent pas ? Où sont les anges avec leurs trompettes et les démons avec leurs flammes ? Il n’y a personne ! Il n’y a personne pour faire le taff ! Alors quoi ? Eh bien, ils dansent, heureux d’y échapper, libres comme l’air. Ça me dégoutte !

RACHELLE

Personne ne peut faire ce travail. Personne n’est Dieu.

LOLA

C’est vrai. Mais une choses est sûre : tu as peur de la mort. C’est ce qui te rend si étrangère à tous ceux qui nous entourent, danseurs ou non. Tu as conscience de ce qui est en train de se passer, tu en as conscience et tu en es épouvantée. C’est tout à fait normal et particulièrement intelligent. Une autre chose est sûre : eux n’ont pas peur. C’est pour ça qu’ils se montrent si insouciants, en dehors de toute loi, au bord de l’indécence. Même Dieu, s’il lui était arrivé d’exister, aurait la modestie de craindre la mort.

Lola glisse l’arme dans la main de Rachelle.

Ca te fait donc un point commun avec lui.

Rachelle saisit l’arme d’un air grave et sort après un instant de lourd silence.

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