Scène 4

3 minutes de lecture

Camille s’avance.

CAMILLE

Il a raison. Il a totalement raison. Pendant des années, on ne se s’est contenté que de la danse. On s’amusait en toute impunité. Le monde était déjà en train de crever à petit feu, mais nous on ne se préoccupait que du prix des consommations. Qu’importe la famine, les tours qui explosent, les glaciers qui dégoulinent, tant que le mojito ne dépasse pas les huit euros !

PAUL

Danser, boire et baiser. Voilà tout ce qu’on a su faire de notre vie.

LAURA

D’accord, très bien, et qu’est-ce qu’on aurait pu faire d’autre ? De l’humanitaire ? Trier nos déchets ? Sérieusement, vous savez tout comme moi que c’était foutu dès le début ! La seule chose qui nous restait à faire, c’était oublier. Oublier qu’on ne pouvait rien faire à part attendre. Oublier qu’on attendait la fin. Puis, oublier jusqu’à la fin elle-même, la fin ultime et essentielle. Là, maintenant, la fin de la fin. Alors foutu pour foutu, autant payer des mojito à huit euros, non ?

PAUL

C’est vrai.

CAMILLE

C’est faux ! Totalement faux ! On ne peut pas dire ça, on ne peut pas se dédouaner d’une tâche difficile seulement parce qu’on a la flemme. Parce que c’est de la flemme, c’est totalement et très exactement de la flemme ! D’accord le monde tombe en ruine, d’accord des petits sparadraps n’y suffiront pas, d’accord là, maintenant, c’est trop tard. Mais quand vous dansiez, qu’en était-il du reste ? Des humains qui eux, n’avaient pas le cœur à danser ? Des femmes qui valsaient sous les coups de leurs maris ? Des pluies de bombe qui paradaient à des kilomètres de votre boite de nuit ? Des inégalités qui swinguaient de la misère à l’indécence ?

MELANIE

Tu essayes de nous culpabiliser ?

CAMILLE

Mais vous êtes coupables ! Vous êtes complètement coupables ! Depuis quand taper du pied peut sauver des vies ? Depuis quand se saouler sur de la mauvaise musique dans un acte purement égoïste relève de la solidarité ? Aller danser quand la terre est en feu, ce n’est plus de l’inconscience ou du mépris, c’est de la provocation ! Il y a du sang sous vos semelles !

MELANIE

Du sang ? Des vies ? Mais de quoi tu parles ? On s’amuse, on ne fait que s’amuser, et l’acte purement égoïste, c’est celui de vouloir nous en empêcher ! Le malheur n’a pas le monopole mondial de l’attention. Ni la famine, ni les inégalités ne nous empêcheront de venir se saouler sur de la mauvaise musique. Merde à la solidarité ! Merde à la vie !

CAMILLE

Très bien. Dans ce cas, je considère qu’être venu danser ici tout ce temps fut un acte délibérément fasciste !

ANGE

Fasciste ? Fasciste ? Mais est-ce que seulement tu réfléchis avant de parler ? Je ne connais rien de moins fasciste que la fête ! Danser, boire, se droguer, s’amuser, ce n’est pas fasciste. C’est vivre. Et vivre pleinement, sans limite, c’est le meilleur acte de résistance possible !

CAMILLE

De la résistance ? Tu te prends pour le Che ma grande ?

ANGE

Mais qu’est-ce que tu crois ? A une époque où on tire au hasard dans des foules pour nous imposer une peur quotidienne, où on nous matraque d’ordres et de devoirs, où le plaisir et le rire sont punis par le sang, tu crois que venir faire la fête sans même trembler est anodin ? Ce n’est pas de la danse, on ne danse pas. On piétine, on écrase, on défonce ! A coup de talons aiguilles et de baskets, on broie l’injustice, l’infamie et l’intolérance.

CAMILLE

Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre…

ANGE

Ils veulent nous empêcher d’être heureux ? Nous séparer ? Nous enfermer ? Et alors ? Rien ne nous empêchera de venir tout de même, à peine habillés, totalement alcoolisés, pour danser encore et encore, tous ensembles sans distinction, en tenant tête aux fanatiques et aux fatalistes !

PAUL

C’est naïf.

MELANIE

C’est chiant.

CAMILLE

C’est hypocrite !

ANGE

C’est politique !

CAMILLE

Politique ? C’est comme ça que tu vois la politique ? Sur des talons haut, en bas résilles, avec du rouge à lèvre plein la gueule ?

ANGE

Oui, c’est comme ça que je vois ma politique, et à l’heure du bilan, elle n’a pas été moins efficace que ton désespoir névrosé !

CAMILLE

C’est à moi que tu parles de névrose ? Sérieusement ? Est-ce que tu t’es vu ?

LAURA

Bon, je pense que l’approche de la mort nous rend tous un petit peu nerveux…

CAMILLE

La mort, c’est ça, parfait ! Qu’on en finisse pour de bon, au moins on sera soulagés de cette Olympe de Gouge du bois de Boulogne !

Elle s’assoit un instant.

On l’a tous mérité de toute façon, c’est le prix à payer.

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