Scène 3

6 minutes de lecture

RACHELLE en se jetant affolée sur la sono

Non non non non ! Pas maintenant ! Surtout pas maintenant !

Elle manie l’appareil nerveusement alors que les danseurs la regardent d’un air agacé.

Est-ce que pour une seule fois sur Terre tout ne pourrait pas tourner rond ? Est-ce qu’on ne pourrait pas nous laisser quelques dernières petites heures de répit ?

Elle se redresse et s’adresse aux danseurs.

Ne bougez pas surtout, on va trouver une solution ! Il est inconcevable qu’on nous oblige à mourir dans le calme !

Elle se tourne vers Charlie.

Charlie, allume des bougies, cette lumière rouge m’étouffe !

Charlie s’exécute. Elle regarde son portable.

Quelqu’un a-t-il du réseau ?

PAUL

Tout a été coupé.

Mélanie s’avance, tremblotante.

MELANIE

Donc ça veut dire qu’il n’y a plus de musique ?

RACHELLE

Pour l’instant.

MELANIE

C’est une blague ? J’ai attendu vingt ans pour m’éclater - vingt putains d’années ! - et la fin du monde décide que ce jour-là, je ne pourrais pas danser ? C’est quoi son problème au hasard ?

RACHELLE

Calmez-vous, ça devrait…

MELANIE

Me calmer ? Mais c’est tragique ce qui se passe ! On est en train de se faire chier ! On se fait chier alors qu’on va mourir ! C’est minable !

RACHELLE

A peine exagéré…

MELANIE

Non mais sérieusement, c’est comme ça que vous voyez la fin ? Un long silence, quelques bâillements, puis hop, emballé c’est pesé, on explose ? Mais merde, on vaut mieux que ça quand même, non ?

PAUL

Mieux que ça ? Mieux que quoi ? Mieux que la liberté et la décontraction ? Parce que personnellement, j’espère valoir mieux qu’une droguée à la musique et à la danse ! Sincèrement, si tu crois que mourir avec de la techno dans les oreilles, c’est mourir en paix, tu te fais des illusions de rebelle pathétique.

MELANIE

Mourir en paix ? Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre de mourir en paix ? La paix, je l’ai eu toute ma vie ! Pour l’instant, je veux de la musique, de la forte, de la nulle, du marteau dans le crâne et de l’électricité dans le corps ! Juste de la musique !

PAUL

Mais c’est juste de la musique, tu viens de le dire !

Une fille s’avance.

LAURA

Ah non ! Là, tu as tort, ce n’est pas que de la musique ! Vraiment pas ! Juste, écoute…

Un long silence, ils écoutent.

Tu les entends, toutes ses idées qui s’infiltrent petit à petit dans ton crâne et qui finissent par te rentrer dans le cerveau ? Toutes ces voix, tous ces reproches et ces remords qui profitent comme des salauds du silence pour te sauter à la gueule ? Et il y a beau ne pas y avoir de boucan, ça arrive de partout, ça grouille dans le moindre vide, ça s’accumule puis ça déborde en raz de marée ! L’amour, les responsabilités, la vérité, la justice, la politique : ça pousse à l’intérieur. Ça pousse, ça crève les yeux puis ça explose.

Léger silence.

A quoi bon savoir qu’on va mourir, hein ?

PAUL

Je ne sais pas mais en attendant, on le sait. On va mourir, on va mourir. Faut se faire à l’idée hein.

LAURA

Mais non ! Je refuse ! Je refuse de savoir ! Je refuse de penser ! Qu’on meurt, soit, mais qu’on nous laisse un peu tranquille ! On sait qu’on va mourir, on le sait, alors pas besoin de s’en rappeler toutes les cinq secondes ! Le silence est le pire des dictateurs, il nous oblige à réfléchir !

PAUL

C’est vrai que passer nos dernières heures à enfin prendre le temps de réfléchir, ça serait dommage.

LAURA

Mais tu nous prends pour qui ? On passe notre vie à réfléchir ! A voter, à faire des choix, à douter et à regretter ! Alors est-ce qu’on n’aurait pas le droit à un break de temps en temps ? Même un petit ? Le temps de danser, de boire, d’oublier tout ça pour respirer putain !

PAUL

Puis de tout se reprendre dans la gueule le lendemain, un mal de crâne en prime ?

LAURA

Le prix à payer pour avoir de l’air !

MELANIE

Moi à la base je voulais juste m’amuser hein !

PAUL

Ah bah c’est raté ! La fin du monde en a décidé autrement.

LAURA

Mais vous allez arrêter avec votre fin du monde ! Fin du monde par ci, fin du monde par-là ! Ça va à la fin, on a compris ! Le monde fait pleins de trucs tous les jours, c’est pas parce qu’il a décidé sur un coup de tête d’en finir qu’il faut en faire tout un évènement !

PAUL

On va mourir quand même…

LAURA

Merde !

MELANIE

Ouai, merde !

PAUL

Mais quoi ? C’est la vérité ! On vous avait pas mis au courant que la vie n’était pas éternelle ? Vous découvrez ça ce soir ?

LAURA

Non mais on s’en rendait pas compte. La mort, c’est comme la mer : on comprend vraiment ce que c’est seulement quand on s’en rapproche.

PAUL

Qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Nous avons vécu dans la drogue, dans l’alcool, dans les excès en tout genre et maintenant qu’on nous fout le nez dans la tombe, on tremble comme des chiens pendant un orage. Quelle crédibilité on peut avoir maintenant ?

RACHELLE

La mort ne te fait pas peur ?

PAUL

A moi ? Si, bien sûr que si. La mort me fait peur, mais pas la fin du monde. Il y a quelques mois, on m’a annoncé que j’étais malade. Le sida. A force de croire que ça arrive aux autres, les autres apprennent que ça vous est arrivé à vous. Et c’est là que j’ai compris qu’il y avait bien pire que la fin du monde : la fin de mon monde. Partir seul, tout seul, en sachant qu’il y aura toujours des gens pour vous pleurer, pour vous oublier, pour vivre encore et encore. Ça, c’est la grande angoisse. Mais quand ils ont annoncé cette fin du monde, c’était inouï. Après moi, plus rien, plus personne. Je suis en train de mourir et le monde n’y survivra pas ! N’est-ce pas merveilleux ? Autant de personnes pour m’accompagner, ça ressemblerait presque à de la solidarité forcée !

LAURA

Mais c’est totalement égoïste !

PAUL

Parce que c’est pas égoïste de vouloir à tout prix vivre, encore et encore ? De s’accrocher à la vie comme un charognard ?

MELANIE

Oui enfin, nous on a rien demandé, l’apocalypse n’a pas eu la politesse de nous consulter.

PAUL

On a rien demandé ? Vraiment ? En réalité, on a fait pire que ça. On a pas demandé la fin du monde, on l’a ordonné.

Silence perplexe.

Le climat se réchauffe à vue de thermomètre. Les espèces animales s’éteignent aussi vite que la fonte des glaciers. On empoisonne nos mers, nos terres, nos ciels, nos assiettes, nos enfants, les enfants de nos enfants, et le poison lui-même. On construit bien trop haut, on se déplace bien trop loin, et on essaye de vivre bien trop longtemps. Puis en toute impunité, on joue à la fin du monde en croyant que le monde ne réagira jamais : on fait exploser des hectares, on enterre des merdes pour ne plus les voir, on arrache des forêts entières comme on arracherait des mèches de cheveux ! On ne vit pas, on torture ! On massacre ! Puis quand le monde veut nous rendre la pareille, on chouine, on hurle, on vient se bourrer la gueule dans une boite minable alors qu’en réalité on a qu’un seul droit, celui de bien fermer notre gueule et d’accepter la sentence. Ou alors…

Il se place en bord de scène et lève la tête. Il semble s’adresser au ciel et ouvre les bras.

Ou alors on l’encourage ! On l’applaudie, on lui ouvre les bras ! Vas y mon gros, vient nous défoncer notre gueule de pleurnichard bien comme il faut ! Balance nous une pluie de météorite, ouvre des gouffres sous nos pieds, tabasse nous à coup d’éruptions volcanique ! Défoule toi mon gars, défoule toi ! Parce que c’est ça qu’il nous faut ! Il se calme. Une bonne apocalypse dans nos gueules.

Silence choqué.

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