Soleil noir : III

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Le petit groupe retrouva Cerin plus loin, en train de fendre la foule pour traverser un groupe de badauds rassemblés en un groupe compact et grouillant. Kael profita de sa grande taille pour voir ce qui attirait ainsi leur curiosité : un homme couvert de plaies et de scarifications, visiblement non-naxien, qui déclamait devant un auditoire gardant une distance respectueuse.

— Un adepte de l’Abîme en train de chanter sa messe noire, murmura Anguel sombrement. Ne nous attardons pas.

Mais au moment de passer, Kael entendit des bribes du chant guttural de l’homme. C’était du dorśari, la langue des sombres cousins. Et au lieu de siffler des imprécations ou des malédictions, ou les évangiles écarlates de quelque puissance chaotique et infernale, les mots acérés et métalliques célébraient un chant de louange.

« … Comment pourrais-je t’oublier, Lune de mes Nuits, toi qui reflète la lumière de cet astre dont le sort cruel m’a privé à tout jamais ? Lorsque mes rêves s’élèvent dans les volutes de la fumée des désirs fantasques de la Cité qui ne Dort Jamais, je me revois dans l’Éden de ton père, nu et vulnérable comme je ne l’ai jamais été. Je ne sais où tu es, oh Beauté, ni ce que tu es devenue depuis ces jours bénis. Parmi les corolles blanches des fleurs odorantes et de l’herbe délicate, j’ai cru retrouver le Jardin Primordial, Amour. Comment oublier cette douce félicité ? Ton regard d’eau pure me hante aujourd’hui et pour des millions d’années. Ton souvenir est une douce torture à mon coeur ouvert par la lame impitoyable de ton regard. Alors pour des éons encore, je ferai porter ce chant aux quatre coins du monde, en espérant qu’un jour seulement il atteigne tes délicates et blanches oreilles, Bien-Aimée ! »

Sans réfléchir, Kael se précipita, fendant la foule pour attraper le chanteur en guenilles. Devant une foule médusée, il l’attrapa par le collet et le souleva devant lui, faisait montre d’une force qu’il était loin de soupçonner.

— Qui t’as ordonné de chanter ça ? aboya-t-il, le regard incandescent et la voix impérieuse. Qui ?

— Un prince de l’Abîme, votre Seigneurie ! parvint à bégayer le pauvre homme. Les princes de l’Abîme viennent pour moi la nuit, me pourchassant dans mon sommeil ! Les Noirs Princes de l’Abîme !

La suite bascula dans un babillage incohérent. Kael le relâcha, et le mendiant retomba sur le sable rouge.

Anguel se précipita. Echauffée par les diatribes du héraut des Enfers et l’intervention de Kael, la foule commençait à s’agiter et à devenir hostile.

— Viens, souffla le vétéran à son ami. Il faut partir.

Loin devant eux, derrière la foule en délire, il voyait l’extrémité du canon d’Aedhen, sa silhouette altière alors qu’il escortait Cerin vers la sortie de la ville, en sécurité.

Parfait, se dit Kael. Au moins elle sera à l’abri. Il ne nous reste qu’à les rejoindre.

Mais l’opération se révélait plus délicate que prévu : derrière le perædhel et le mercenaire, la foule grondait et se rapprochait. La voix hurlante de l’héraut des Ténèbres continuait à s’élever, couvrant la voix mécontente des badauds.

« … J’attendrai, ô princesse de pur mithral, que tu sortes de ta coquille de nacre pour t’envelopper à nouveau du velours de la nuit. Dans l’attente de ces temps glorieux, j’enverrai six cent mille six cent soixante six émissaires pour me rappeler à ton souvenir, et que tu n’oublies pas cette nuit merveilleuse dans le jardin de ton père, où tu perça mon coeur de la plus acérée de tes flèches vif-argent. »

Kael se laissa entrainer dans le dédale d’un ancien quartier de la ville, visiblement abandonné à la suite d’une tempête qui l’avait ensablée, alors que la foule leur emboitait le pas.

— Pire que des chiens de l’espace ! grogna Anguel. Ils nous collent au train !

Au détour d’une ruelle sombre, un groupe armé de bric et de broc s’arrêta nez à nez devant eux.

— C’est lui ! Le semi-humain, avec sa queue de fourrure ! s’écria quelqu’un. Je l’ai vu la montrer tout à l’heure ! Un vrai panache de mâle vierge !

— La prophétie ! beugla un autre. Le sang du semi-ældien doit régénérer l’univers ! C’est lui qu’il faut sacrifier ! Emmenons-le au temple de Kurga !

De nouveau, Kael se sentit entraîné par son mercenaire, tiré sur le côté. Anguel le poussa dans une allée sombre, où le sable rouge sourdait en filets rouges et sifflants du plafond protégeant la ruelle.

Mais les Naxiens en délire étaient partout, et visiblement avides de sang perædhel. Un autre groupe, mieux armé et plus conséquent, apparaissait déjà à l’autre bout de l’allée.

— Psst ! siffla une voix étrangement nasillarde sur le côté. Par ici !

Sans réfléchir, Kael et Anguel s’engouffrèrent dans la trappe peu avenante d’où sortait la voix mystérieuse. Situé sous un étal abandonné, la trappe menait à un sombre tunnel dans lequel il était nécessaire de progresser à quatre pattes. Malgré cela, les deux jeunes n’hésitèrent pas un instant.

— Allez, hâtez-vous ! les pressa la voix.

À l’intérieur du couloir étroit – qui n’était autre que l’ancien système d’aération de ce quartier couvert, à l’époque où il était abrité sous un dôme fermé – Kael, dont les yeux d’ældien pouvaient voir dans le noir, discerna une queue de fourrure blanche, qui fila au détour d’une coudée. Se pouvait-il qu’un membre de sa race soit venu les sauver ?

— Venez, par ici ! les pressa la voix nasillarde.

Le couloir d’aération débouchait sur une pièce plus grande, à travers laquelle filtraient les rayons infrarouges émis par le faux soleil brûlant qui éclairait Naxis, Sibalba. Kael fut le premier à sortir du conduit. Il se releva, rabattit ses longs cheveux sur une épaule et regarda autour de lui.

C’était une très ancienne cabine de connexion, datant des débuts du Réseau. À cette époque, les terminaux génétiques étaient énormes, leur machinerie complexe occupant la superficie de toute une pièce de 50 m², sans compter le hardware incrusté dans les murs d’acier. Une lourde odeur de poussière, avec des relents de moisi et de silicium rouillé, parvint aux narines sensibles et frémissantes du perædhel. Au centre de la pièce, sur le siège de connexion, on pouvait voir les restes osseux et desséchés d’un humain de type primitif, datant d’avant la mutation qui avait touché ce secteur. La console était éteinte, couverte de glyphes hérétiques, que Kael reconnut tristement pour en avoir vus certains sur l’armure de Lathelennil. Une autre époque… Et pourtant, la contamination était déjà là, sourde et latente.

Dans un coin de la pièce se tenait la masse blanche de leur mystérieux bienfaiteur, ses yeux jaunes dardant sur eux leur regard rusé. Mais ce n’était pas un ældien. C’était un nekomat.

— Vous êtes M. Lov, reconnut Kael en plissant les yeux.

— En personne, et pour vous servir, répondit le félidé. Je vous ai vu au marché où je me ravitaillais et je vous ai reconnu, avec votre panache rayé, vos yeux verts et votre livrée blanche. Difficile pour vous de passer inaperçu, Caëlurín Srsen !

— Vous connaissez mon nom, murmura Kael, alors qu’Anguel le rejoignait.

— C’est qui, celui-là ? demanda en sourdine le mercenaire.

— Le nekomat qui nous a forcé à quitter Jeru-Salem en urgence, en nous dénonçant, lui apprit Kael.

Voyant que le vétéran s’avançait en serrant les poings, il l’arrêta.

— Il vient de nous aider. Je ne le pense pas hostile. N’est-ce pas ?

Kael avait mis dans sa question tout ce qu’il fallait de menace pour convaincre le félin.

— Tout à fait, renchérit M. Lov. Pour répondre à votre question, vous êtes connu comme le loup blanc, M. Srsen. C’est le cas de le dire ! Pensez : l’ældien qui a réussi à s’enregistrer comme naute, en bravant l’interdiction faite aux exogènes de commercer dans la République !

— Je suis Sapiens, objecta Kael, et à moitié humain, je vous rappelle. J’ai tout à fait le droit de posséder un navire de commerce et d’être naute ! D’ailleurs, l’avenir de la galaxie dépend de gens comme moi.

— Oui, vous êtes Sapiens, en effet… Jusqu’à ce que vous fassiez votre ‘choix’, comme vous dites vous autres, et deveniez pour de bon un ædhel, un prédateur affamé hostile aux humains ainsi que le sont la plupart des vôtres ! Mais qu’importe. J’ai décidé de vous aider. Il y a des Sapiens dans votre compagnie, et je n’aime guère les effusions de sang, encore moins au nom des sectes et de la religion, quelles qu’elles soient. Suivez-moi.

Après avoir un échangé un rapide regard, Kael et Anguel se décidèrent à suivre M. Lov. Ce dernier les guida dans un autre dédale, tout aussi triste et fantomatique que le premier.

— Nous sommes dans les ruines de l’ancienne cité, leur apprit le nekomat de sa voix moelleuse. Les premiers colons de Naxis vivaient ici, il y cinq mille ans.

L’endroit était étrangement silencieux. Seul le vent faisait entendre sa voix désolante en sourdine.

— De ce côté là, c’est le mur est, leur expliqua de nouveau M. Lov. C’est de ce côté là que vous êtes entrés à Tchort, si je ne m’abuse ?

Anguel acquiesça.

— Notre vaisseau est en orbite basse, et nos hommes juste en dessous. Ils sont probablement descendus à notre rencontre, à l’heure qu’il est. Si vous tentez quoi que ce soit…

— Mon navire est lui aussi stationné au-dessus de cette portion, le coupa le nekomat en poussant l’ouverture manuelle d’une lourde porte blindée. Mettez vos respirateurs.

Anguel se hâta d’obéir, alors que Kael rabattait son piwafwi. Au moment où il couvrait son nez de l’étoffe de soie khari imperméabilisée au feu-sans-fumée, il vit le mercenaire lui tendre un petit appareil.

— Tiens. Je t’en ai acheté un. Tant que tu es encore humain, mon ami, je veux que tes poumons restent en bonne santé !

Kael sourit. Il ne pouvait refuser une telle marque d’attention. Il plaça donc l’appareil devant sa bouche et aspira une grande goulée d’air filtré, se sentant tout de suite mieux.

Le désert de silice s’étalait devant eux, rouge et immense, ses lignes de fond se perdant dans un horizon incertain. Au loin, très loin, on pouvait voir le halo d’or liquide de Sibalba.

Shemehaz-le-Beau aux cheveux-aux-reflets-d’or, murmura Kael en langue des bardes.

Au loin, Sibabla paraissait presque belle. D’après les légendes ældiennes, sa beauté était aussi belle que celle du Roi de la Nuit, et, comme elle, perçait les yeux par sa noirceur.

Plissant les yeux, Kael vit un objet qui venait à grande vitesse vers eux. Ou plutôt deux.

Le nekomat se tourna vers eux.

— Vos complices viennent vous chercher, leur annonça-t-il. Comme vous l’aviez prévu.

C’était les frères Uathna. Ils vinrent déraper juste sous le nez rose du nekomat, menaçants.

— C’est qui celui-là ? grogna Aodhann. Faut-il l’éliminer ?

— C’est un ami, s’empressa de répondre Kael, ne sachant quoi dire d’autre. M. Lov. C’est un nekomat.

Aodhann posa ses yeux ambrés sur le félidé. Son visage racé parut plus pâle à Kael, ses joues plus creuses. Il détourna le regard d’un air las, et regarda vers le désert.

Et les tourbillons de sable étaient mêlés de poudre d’or et de gemmes, et au loin, tel un mirage, apparut un palais merveilleux. Et le sage fit arrêter la caravane, car le roi des djinn les tenaient en son pouvoir.

Kael se tourna vers lui. Encore une poésie…

— Le Rubaiyat, reconnut Anguel. C’est le poème en quarante mille vers qu’Ahmed Aden a dû chanter sans buter ni s’arrêter pendant sept nuits et sept jours, pour que les ældiens acceptent de partir en guerre avec lui.

— Je me souviens de cet épisode, fit Aodhann d’une voix morne. J’étais là. Mais les humains ont un cœur de boue, et, comme de coutume, ils ont trahi leur parole. Au final, seul Adhen a tenu sa promesse. Pourquoi tant de douceur, tant de tendresse, au début de notre amour ? Pourquoi tant de caresses, tant de délices, après ? Maintenant, ton seul plaisir est de déchirer mon cœur.

Son visage se ferma et il tourna la tête, n’ajoutant rien de plus. Kael et Anguel s’échangèrent un regard.

— Le Rubaiyat, encore, fit le mercenaire d’un air entendu.

Kael fixa son ami, étonné de le découvrir si cultivé.

— La vue du désert et les quatrains sont beaux, mais il faut partir, renchérit alors Aedhen. L’endroit est hostile.

Kael hocha la tête. Il se tourna vers M. Lov.

— Je voudrais vous remercier... commença-t-il.

— Ne te fatigue pas, perædhel. Je sais que vous autres n’aimez pas remercier.

— Acceptez au moins quelque présent de ma part, insista Kael, sincère. Tenez, prenez cette pépite. C’est de l’uranocircite.

Mais M. Lov fixa la pépite jaune d’un air désapprobateur.

— J’ai pour principe de ne jamais accepter de cadeau d’un ældien, dit-il. Et un nekomat est incorruptible.

— Acceptez celui d’un humain, alors, intervint Anguel. Notre capitaine l’est pour moitié, et si cela ne convient toujours pas, alors prenez la de ma part.

Et, s’emparant du caillou, il le déposa dans la patte de M. Lov, qui l’accepta alors sans trop se faire prier.

— Mon nom est Lov, Sacha Lov, se présenta alors le nekomat. Je suis un armateur. Si un jour vous cherchez un navire d’honnête facture sapiens… (Il jeta un nouveau regard réprobateur aux deux véhicules anti-gravité des ældiens). Venez me rendre visite.

Puis, faisant le geste de soulever un chapeau imaginaire, il s’éloigna. Quelques instants plus tard et il avait disparu. Les nekomats possédaient cette étrange capacité, celle de s’évanouir dans la nature comme un filidh.

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