Une nouvelle amitié

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Ciann et Aradryan, qui étaient restés sur le vaisseau, étaient dans le sas pour les accueillir. D’un geste silencieux mais impérieux, Ciann envoya sa servante s’occuper de Kael et le débarrasser du sable rouge qui le recouvrait. Embarrassé, le perædhel dut accepter que la fynasí promène ses longs doigts sur lui, l’aide à retirer sa combinaison et le pousse dans la douche, où elle le frotta doucement avec des produits moussants et parfumés.

— Non, non ! protesta Kael lorsqu’elle attrapa son pénis pour y effectuer des pressions non-équivoques.

Kael se dégagea, tout en dissimulant son entrejambe avec son panache trempé. Les yeux noirs d’encre de la créature croisèrent les siens, et le fixèrent sans comprendre. Le perædhel devina que la créature, née et formatée pour servir des ædhil, avait senti son état (bien qu’il soit sur la fin de ses fièvres) et lui proposait ce service « hygiénique » de manière naturelle, sans aucune arrière-pensée.

— Laissez-moi me laver tout seul, s’il vous plaît, murmura Kael en la poussant en dehors de la cabine.

Anguel ne tarda pas à le rejoindre. Sur l’Amanokawa, toutes les cabines n’étaient pas munies de salles d’eau, et Kael avait autorisé le mercenaire et Keita à se laver dans la sienne. On avait laissé les cabines munies de douches à Yamfa et aux ældiens.

— Qu’est-ce qu’elle te voulait ? demanda le vétéran en entrant dans la salle de douche.

Il avait manifestement croisé la fynasí. Kael jeta un regard ennuyé à son ami.

— Elle voulait m’aider à me laver, je sais pas trop. Mais elle s’est mise à me toucher bizarrement, si tu vois ce que je veux dire… Alors je l’ai virée.

Anguel attrapa sa barre de savon et passa une main mousseuse sur son torse.

— T’as bien fait. Tu crois qu’elle propose des petits services de ce genre à ton frère ?

Kael laissa ses yeux errer sur le tatouage de loup stylisé qu’arborait son ami sur l’épaule, puis il secoua la tête.

— J’en sais rien… Je ne pense pas. Je doute que ce soit le style de Ciann… Enfin, j’espère que non. Je voudrais pas que mon frère devienne ce genre d’ædhel, qui a plein d’esclaves et se sert d’eux pour son amusement. Mais après tout… (Il soupira). C’est un dorśari, prince et fils de prince, en plus. Il a sûrement des tendances innées à être tyrannique, sadique, égoïste et cynique !

Anguel le regarda d’un air concerné, tout en se savonnant sous les aisselles.

— Tu devrais prendre le temps de plus faire connaissance avec lui. J’ai l’impression que tu lui a à peine parlé, depuis qu’il est là… Il est assez réservé, en fait, et reste souvent dans sa cabine. Mais il paraît qu’il est très gentil, agréable et serviable. Pas du tout comme ces unseelie que tu décris.

Kael, qui était en train d’essorer son panache, releva ses yeux verts sur lui.

— Serviable ? Qui a dit ça ? J’ai pas l’impression que Keita ou toi lui ayez plus parlé que moi… Quant à Aradryan, il le fuit. Incompatibilité de clarté et de rang social. Et ne me dis pas non plus que c’est Cerin qui t’as dit cela. J’aurais encore plus de mal à le croire !

Anguel haussa les épaules.

— C’est Yamfa. Elle est devenue assez copine avec ton petit frère… Ils passent beaucoup de temps ensemble, dans la soute lorsqu’elle travaille, ou dans sa cabine à lui. Il lui a fait un joli cadeau, un espèce de coquillage en mithral qu’elle porte tout le temps autour du cou. Tu l’as pas vu ? Ah oui, c’est vrai que vous ne vous parlez plus… Enfin bref. Elle dit qu’il est adorable, et très intéressant. Elle lui a aussi dit que la fynasí est montée sur le vaisseau à bord d’une panthère. Il dit plein de choses bizarres comme ça, il paraît, et cela amuse beaucoup Yamfa.

De nouveau, mais sans que le vétéran ne le voie, Kael fronça les sourcils. Après avoir secoué et ébouriffé son panache, il sortit de la douche.

C’est bien assez de devoir surveiller Aodhann et Aedhen, songea-t-il, contrarié. Maintenant, il faut aussi que je surveille Ciann…C’est pire que le troupeau de carcadann de mon père !

Le jeune perædhel avait espéré que son frère se lie d’amitié en priorité avec Aradryan. Mais le jeune ældien gardait ses distances, probablement à cause du rang social, très élevé, de Ciann. Dans la société ældienne, les fils d’aios ne frayaient pas avec les fils de rois, à moins de recevoir un ordre express de leur monarque.

Après s’être séché, et avant d’aller à la barre, Kael se rendit dans la cabine de son frère. La vision qu’il trouva en ouvrant la porte le surprit tant qu’il eut un réflexe de recul : toute la pièce était tendue de noir, ses murs recouverts de lourdes tapisseries au fil d’argent portant les armoiries de Sorśa, tours brisées, épées acérées, gouttes de sang et lunes en croissant. Au centre de la pièce se tenait les racines d’un arbre sinueux et monumental, au sein duquel était inséré un khangg aux rideaux violets. Ciann reposait dedans, avachi avec son invitée Yamfa, alors que la fynasí leur servait du gwidth.

Le jeune perædhel l’accueillit de son sourire charmeur.

— Viens, cher frère, lui dit-il en se levant pour lui laisser une place dans les coussins rebondis. Il paraît que tu as refusé les services de Naïat ?

Kael bredouilla une explication, gêné, en écartant un gros polochon de velours. Et dire qu’il avait cru que son frère partait sur son vaisseau les mains dans les poches, en laissant toutes ses affaires !

— Je ne voulais pas de ce service là en particulier, bougonna-t-il, croisant le regard faussement détendu de Yamfa.

Cette dernière sirotait le vin ældien à petites gorgées.

— Attention, crut bon de la prévenir Kael. Le gwidth a souvent un effet monstrueux sur les humains.

— J’en bois tous les jours depuis que Ciann est à bord, lui apprit-elle froidement. Il a eu l’amabilité de m’en faire goûter.

Kael releva un regard vif-argent sur son frère.

— Ne m’en veux pas, Caël, sourit ce dernier. Je m’ennuyais de n’avoir personne avec qui boire… Et Yamfa est d’une si bonne compagnie ! Ses histoires sur Pangu sont plaisantes, et j’avais besoin que quelqu’un me raconte cette planète que je n’ai pas connue. Et puis, le gwidth que nous buvons est peu fort.

— J’espère bien, grinça Kael avec un mauvais sourire. J’ai vu des humains rouler sous la table après avoir bu une gorgée de gwidth, chez mes parents.

Il avait surtout dit cela pour Yamfa. Mais cette dernière ignora la remarque, son regard fasciné posé sur Ciann.

Une fois de plus, Kael trouva son frère resplendissant. Ciann n’était pas loin de détrôner Círdan à la tête de sa hiérarchie de la beauté mâle ældienne. Dans quelques années, il sera complètement fini, et sa beauté sombre éclipsera toutes les autres, pensa-t-il. Ciann avait le physique racé de Lathelennil, ses fines oreilles pointues, ses longs doigts blancs et filiformes, terminées par de belles griffes taillées en pointe et laquées de cette matière noire que les sorśari appelent eyn. Ses yeux, plus sombres que deux soleils noirs, sa chevelure d’un noir bleuté, évoquaient à Kael le physique que les chants et les légendes filidhean prêtaient à Shemehaz. Les représentations de Sibalba personnifiée étaient rares dans leur culture, mais toujours, on lui prêtait cette beauté extraordinaire et terrible qui transcende la lumière et l’ombre, et dont Arawn était censé être le pendant négatif. Kael devinait qu’il tenait cette beauté envoûtante du Roi de la Nuit lui-même, le père des Niśven, dont Fornost-Aran était l’incarnation actuelle. Mais Kael connaissait la vérité sur Fornost-Aran, il savait que le dorśari était en bout de course, et qu’au terme de presqu’une centaine de millénaires, la beauté du Seigneur Ténébreux n’était plus qu’un souvenir, une image pâle que la sorcellerie de Sorśa ne parvenait encore qu’avec peine à faire clignoter sur le visage desséché de l’aîné des Niśven. Désormais, l’ichor d’Ombre coulait dans les veines de Ciann, et c’était précisément pour cette raison que les dorśari le voulaient.

— Est-ce que tu couches avec elle ? demanda soudain Kael à son frère en ældarin.

Kael s’attendait à un air marri ou à un déni outré. Mais pas du tout au demi-sourire oblique que lui servit Ciann.

— Oui, bien sûr, lui répondit-il dans la même langue. Pourquoi l’en priverais-je ? Et surtout, pourquoi m’en priverais-je, moi ?

Kael jeta un œil rapide à Yamfa, qui fronçait un peu les sourcils, irritée d’être ainsi exclue de la conversation par son capitaine.

— Parce que c’est mal, tenta de lui expliquer Kael. Parce que coucher avec des humaines les détruit, que c’est dangereux pour elles, et qu’elles vivent moins longtemps que nous. Parce que moi, je m’efforce de ne pas le faire, et que cela fait des lunes que je lutte pour protéger mon équipage de ça.

Ciann écouta son frère patiemment, puis il se resservit du gwidth.

— Tu t’inquiètes trop pour pas grand-chose, mon frère, dit-il en poussant sa coupe de verre bleuté vers Kael. Comme la plupart de ses congénères, Yamfa avait très envie de tomber dans les bras d’un ældien, et moi, j’avais bien envie d’elle également. J’aime la couleur de sa peau, et son sang est très sucré. Je crois qu’elle avait envie de s’offrir à toi, au départ, mais comme tu l’as refusée pour te consacrer à l’autre humaine, elle est venue me voir. Attends encore un petit peu, et elle te reviendra. Le barde n’a-t-il pas dit que Caël-le-blanc avait deux femelles humaines ?

Kael était horrifié. Comment son petit frère ne pouvait-il pas s’apercevoir du mal qu’il faisait en agissant ainsi ? Et cette référence au sang… En l’observant plus soigneusement, Kael se rendit compte que Ciann était moins pâle qu’il ne lui était apparu auparavant, que sa voix était plus profonde, son débit plus assuré. Kael n’était pas sans ignorer les sombres et terribles besoins des dorśari. Se pouvait-il que Ciann se nourrisse de Yamfa ? Kael chassa l’idée de son esprit. Il préférait ne pas y penser.

Lorsqu’il se leva pour aller saisir son piwafwi sur une console, le jeune prince lui parut immense. L’ayant passé sur ses épaules comme une cape – ce qui lui faisait comme deux ailes de plumes noires – il se retourna et fit face à Kael, son regard sombre et intelligent posé sur lui, le sourire sûr et ironique.

— Laisse-toi un peu aller, Caëlurín, lui dit-il comme si c’était lui, le grand frère. Arrête de croire que tu portes tout le poids du monde sur tes épaules. Tiens, ce soir, organise une petite fête pour ton équipage, qui se donne tant de mal pour te plaire. Laisse les ældiens jouer de la musique et enchanter ton vaisseau avec de belles configurations. Bois et fais boire du gwidth. Distribue un peu d’ayesh à tout le monde, je sais que tu en as encore plein tes cales… Puis prends tes droits une bonne fois pour toutes sur cette Omen qui t’obsède tant, à laquelle tu penses si fort que le navire en tremble et qui se morfond, comme Yamfa se morfondait de toi. Fais-le, vraiment. Tu verras que tout ira beaucoup mieux. Et surtout, au moment où les ennuis nous tomberons dessus, tu ne regretteras plus rien.

Kael n’eut même pas le temps de protester. Ciann était repassé au Commun, et, un bras protecteur sur l’épaule de Yamfa à qui il murmura des mamours dans le cou, il le reconduisit gentiment à la porte et le mit dehors. La porte se ferma doucement mais sûrement, et, le rire des deux tourtereaux dans les oreilles, Kael se retrouva tout seul, l’esprit vide et les bras ballants, dans le couloir.

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