Le demi-dieu

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L’image de l’ældien aux yeux fauves couché sur le scalp d’Indis hanta Kael toute la journée. Il s’était cru courageux, mais il avait été incapable de confronter Aodhann sur le sujet de la chevelure. En la voyant dans son lit, encore toute chaude du poids de son corps, Kael avait senti qu’il touchait à quelque chose à laquelle il n’avait pas vraiment envie de se piquer. La vie privée d’Aodhann. Une vie privée qui impliquait, certes, des meurtres et du recel de cadavres. Mais une vie privée quand même. Et Kael ne voulait rien savoir de la sexualité prédatrice, de l’amour libre, capricieux et impitoyable des deux ældiens : il avait déjà bien du mal à se dépatouiller avec ce qu’il ressentait.

Le Jour du Choix, il ne voulait pas avoir à douter.

« Capitaine... »

La voix un peu hantée d’Omen amena un sourire à Kael. La jeune aveugle se tenait devant lui, l’ayant repéré grâce à ce sixième sens qu’elle avait. En la voyant si frêle devant lui, avec ses grands yeux lilas qui ne le voyaient pas, Kael sentit son cœur fondre. Ces derniers temps, il l’avait un peu délaissée.

Même pas choisi par une humaine.

C’était ce que lui avait jeté au visage Aodhann. Mais c’était faux : Omen l’avait choisi. Bon, il n’allait pas jusqu’à prétendre que la jeune humaine brûlait d’amour pour lui, ni même de désir, mais c’était la seule, sur tout ce bord, qui le respectait.

« Qu’est-ce qu’il y a, Omen ? » lui demanda-t-il en prenant sa main.

Ainsi, elle pouvait mieux le situer dans l’espace. Étant aveugle, Omen était câblée sur ses autres sens. Ouïe, toucher, odorat… Pendant un court instant, Kael se demanda avec lequel elle le repérait en priorité.

« Vous êtes préoccupé, n’est-ce pas ? »

Kael regarda autour de lui. Yamfa et Keita devisaient non loin, en face des instruments. Aedhen et Aodhann étaient quelque part dans le vaisseau, en train de se nourrir. Ils ne mangeaient jamais devant eux.

« Viens, décida Kael en tirant légèrement la main de la jeune fille. On va discuter dans ma cabine. »

Omen le suivit docilement. Bien sûr, elle lui faisait une confiance aveugle. Lui aussi, il lui faisait confiance.

Kael la fit entrer, jetant un œil sur son lit en désordre. Il se demanda si c’était bien convenable de faire asseoir la psyonique dessus. Un fauteuil conviendrait mieux. En avisant un dans un coin de la pièce, il lâcha sa main pour le tirer au centre, mais lorsqu’il se retourna, la jeune fille s’était déjà assise sur le lit.

« J’aime l’odeur de cette cabine, lui dit-elle en lissant la couverture de ses mains fines et blanches. J’aime votre odeur, capitaine. Vous sentez très bon. »

Le cœur de Kael faillit se décrocher. À l’odeur, donc. Elle le repérait à l’odeur. Et elle trouvait qu’il sentait bon !

« Merci beaucoup, Omen, dit-il après s’être éclairci la gorge. Moi aussi, je trouve que tu sens très bon ! »

Pour un ældien, Kael trouvait qu’il n’avait pas l’odorat très développé. Ce n’était pas le sens dominant, chez lui. Mais il savait distinguer un parfum agréable d’un mauvais, et celui que dégageait Omen lui plaisait.

Lorsqu’elles seront prêtes, tu le sauras à leur odeur.

Kael se racla la gorge à nouveau. Pourquoi est-ce que les conseils sulfureux d’Oncle Lathé lui revenaient en tête à cet instant ? Il n’avait pas amené Omen dans sa cabine pour cela. Il voulait juste parler avec elle du Ráith Mebd.

« Je cherche un vaisseau, lui dit-il alors. Une énorme mégastructure cachée dans l’Ethereal, abritant une vaste concentration de gens de mon peuple. Des gens comme moi, Aedhen et Aodhann… Aurais-tu une idée de l’endroit où il se trouve, par hasard ?

Omen hocha la tête.

— Oui. Je vois ce vaisseau. Il brille comme un millier d’étoiles. Et il chante. Il chante les étoiles.

— Oui, souffla Kael, impatient. C’est lui, ce chant, c’est celui de Mebd, la wyrm qui lui a donné son corps. Tu le vois ? Où est-il ?

Omen baissa la tête.

— Votre père m’interdit de vous le dire.

Les pupilles de Kael se resserrèrent.

— Mon père ?

— Oui. Il me parle en ce moment même. Il veut que vous trouviez le vaisseau tout seul. Il dit… que c’est important. »

Le poing de Kael s’abattit rageusement sur sa table de bureau. Ainsi, son père s’invitait dans la tête de sa psyonique ! Et il se permettait de la contrôler comme une marionnette, en ce moment même !

J’ignorais qu’il avait autant de pouvoir, s’effraya Kael.

Non. Au fond, il l’avait toujours su. Alfirin, « l’Immortel ». Adisthaur, « l’Imbattable ». Et même Ædhelharn, le « Prince »... alors qu’il n’était même pas noble. Telles étaient les épiclèses glorieuses qu’employaient les autres pour parler de son père.

« Tu peux communiquer avec lui ? s’enquit Kael. Dis-lui que j’essaye de le contacter depuis deux cycles au moins. Dis-lui que j’ai besoin de son aide ! Je ne pourrais pas trouver le Mebd tout seul.

Omen releva la tête.

— Il ne veut pas vous parler. Il dit que vous devez vous débrouiller seul. »

Kael faillit en feuler de rage. Mais son père avait toujours été comme ça. Il avait envoyé sa mère sur Æriban alors qu’il la connaissait à peine, pour la tester. Elle avait failli y rester. Il avait envoyé sa fille Angraema lui ramener une tête de chef orc, alors qu’elle savait à peine se battre et aurait été impitoyablement violée si elle avait été prise. Il avait également testé Erenwë, d’après elle, sans que Kael en sache plus. Et même Cerin et Nínim, avant de les envoyer à Edegil. Son père était comme ça. Il n’était pas cruel, mais froid et indifférent, et il testait les gens, constamment.

Kael réalisa également qu’à cause de son père, il ne pourrait jamais rien concrétiser avec Omen. Sinon, ce dernier le saurait. Il y assisterait, peut être. Ar-waën Elaig Silivren était curieux de la vie de ses enfants, et chez les ældiens, la sexualité n’était pas objet d’autant de tabous que chez les humains. Assister aux ébats des autres constituait même une activité ludique, y compris lorsqu’il s’agissait de sa propre famille. Le nombre de fois où Kael avait surpris ses parents ! Dans ces cas-là, seule sa mère se montrait embarrassée. Son père, lui, se contentait de le regarder d’un air interrogateur. Souvent, il n’arrêtait même pas sa besogne. Qu’est-ce que tu veux ? demandait-il à la rigueur. Puis sa mère le chassait.

À l’évocation de ces souvenirs, Kael fronça les sourcils. Il ne voulait pas que son père le voit en train de faire l’amour avec Omen. D’autant plus qu’il était tout à fait capable de commenter et de lui donner des conseils par la suite.

Le perædhel croisa les bras sur son giron, gêné.

« Vous savez, il ne me parle que rarement, finit par dire la jeune fille, ce qui inquiéta Kael encore plus.

— Mais il te parle quand même, renchérit Kael, grognon.

— Il me parle.

— Est-ce qu’il est encore là ? »

La jeune psyonique secoua la tête en signe de dénégation.

Ar-waën Elaig Silivren était parti, les laissant entre eux. Tant mieux.

Kael se leva, et il vint s’asseoir sur le lit. Le poids de son corps sur la couchette – il faisait tout de même plus de deux mètres – rapprocha la jeune fille de lui, et il la sentit frissonner.

« Tu as peur ? lui demanda Kael, un peu surpris. De moi ?

— De vous, non, jamais. »

Kael sourit. Il aurait aimé qu’Omen puisse le voir sourire. Il aurait également aimé qu’elle puisse le voir, voir quelle était cette chair et cette peau qui recouvrait son cœur de feu, la seule chose qu’elle percevait de lui. Kael se sentait certes diminué auprès d’ældiens purs jus, mais pour un humain, il savait qu’il était d’une beauté exceptionnelle. Il en était conscient depuis que ses parents l’avaient posé sur les bancs de l’école. Au marché, lorsqu’il accompagnait sa mère, les gens le suivaient des yeux, fascinés, avec la folie qui prenait les humains lorsqu’ils se noyaient dans le regard d’outre-monde des ældiens. Il ne le regardaient pas comme ils regardaient Oncle Lathé ou même son père, avec la crainte et la révérence que les faibles créatures avaient toujours réservé à la race des seigneurs, ces êtres funestes secrétant la menace et le meurtre. Non, lui, il suscitait des sentiments différents. Les mères le regardaient avec émotion et envie, se rappelant qu’elles avaient rêvé que la lune leur apporte un fils comme lui. Et leurs filles, les jeunes de son âge, osaient à peine le contempler, détournant le regard dès qu’il posait ses yeux verts et son sourire conquérant sur elles, pour aussitôt le dévorer des yeux sitôt qu’il tournait le dos. Kael avait été conscient de ce pouvoir, et, facétieux et cruel dans son innocence comme il l’était petit, il en avait abondamment joué. Il y eut même une époque où il disparaissait, se faisant adopter et gâter par une autre famille qu’il avait suivi au marché et charmé, échappant momentanément à la vigilance (toute relative) de ses parents. Son père, en venant le chercher, le trouvait installé comme un coq en pâte chez de parfaits inconnus, qu’il avait endwollés et mis à son seul service. Il s’agissait là de petites blagues, pas méchantes pour un sou, et Kael n’avait jamais eu l’idée de demander autre chose que des confiseries et de la nourriture. Mais malgré cela, son père le tançait toujours vertement après l’avoir récupéré. Une seule fois, Kael s’était montré violent, lorsque le mâle de l’une de ces familles dans lesquelles il s’était installé avait tenté de le faire dormir avec lui. Kael n’avait pas aimé l’expression de son visage, et l’odeur âcre que l’homme dégageait. Il l’avait mordu violemment, manquant de lui arracher la main, et était parti de cette famille de son propre chef. Sur le chemin du retour, dans les bois de chez lui, il avait croisé son père, le visage encore maculé du sang de cet homme. Ar-waën Elaig Silivren n’avait rien dit cette fois mais il l’avait emmené se débarbouiller à la rivière avant de le ramener à la maison.

Ne dis rien à ta mère, lui avait-il dit. Sinon, elle ne te laissera plus jamais sortir.

Kael voulait continuer à aller dehors. Alors il n’avait rien dit.

Puis la puberté était arrivée. Et maintenant qu’il trouvait un attrait tout nouveau aux filles, il était nettement moins sûr de son pouvoir.

« J’aimerais que tu puisses me voir, dit-il tout de même à Omen. Que tu puisses me voir comme un homme. »

À bien des titres, Kael se flattait un peu en se donnant lui-même cette appellation. Mais n’était-ce pas ce qu’il était, après tout ? Un homme ?

« Mais je sais à quoi vous ressemblez, répondit Omen. Je vous vois par les yeux des autres.

Kael haussa les sourcils, étonné.

— Les yeux des autres ?

— J’emprunte leurs yeux, parfois, avoua Omen, un léger embarras dans sa voix. Je les ai empruntés bien des fois pour vous regarder, vous.

Le cœur de Kael s’accéléra.

— Et est-ce que tu aimes ce que tu vois ? » osa-t-il demander.

C’était quitte ou double.

— Oui, souffla la jeune fille. Oui. J’aime beaucoup, mon capitaine. Vous êtes si beau !

Galvanisé comme jamais, Kael se permit d’être magnanime.

— Tu peux me tutoyer, Omen, murmura-t-il en se rapprochant d’elle.

Mais il ne dit rien pour l’appellation de « capitaine ».

— Je ne sais pas si j’oserais, se défendit timidement la jeune fille. Les anciennes voies nous ont instruit que vous étiez les maîtres incontestés de la galaxie...

— Mais moi, j’aimerais que tu oses, s’enhardit-il.

— Comment le pourrais-je, après avoir parlé avec votre père qui est aussi puissant et lumineux qu’un astre ? Étant son fils, vous êtes presque un demi-dieu ! »

Un demi-dieu !

N’y tenant plus, gonflé à bloc, Kael se pencha pour l’embrasser. Lorsque ses lèvres touchèrent celles de la jeune fille, elle frissonna.

« N’aie pas peur », lui murmura-t-il, cherchant à camoufler son manque d’assurance par des lieux communs.

Malgré son manque d’expérience, les mots et les gestes coulaient de lui comme le courant d’une source. C’était si naturel, si évident ! Ses doigts explorèrent les lignes de la jeune psyonique, traçant une première cartographie de son corps. Elle avait la taille fine, les côtes frêles. Des seins petits mais ronds et tendres. Sa bouche, qui selon toutes probabilités n’avait jamais embrassé personne, avait le goût sucré et doux de l’innocence.

Avec une fille aussi inexpérimentée que lui, Kael se sentait capable de mener les choses à bien. Il se serait volontiers débarrassé de sa combinaison pour se glisser sous la couette avec Omen dès maintenant, mais il ne voulait pas la brusquer. Elle est sûrement vierge, se dit-il avec une satisfaction qu’il ne chercha pas à interroger. Je ne vais pas lui sauter dessus tout de suite.

Bien sûr, c’est ce qu’Oncle Lathé lui avait conseillé, et il la sentait toute tremblante sous lui, toute molle. Elle s’était « rendue », comme aurait dit son oncle. Kael savait que les femelles, surtout ældiennes, se bagarraient avant, qu’elles griffaient et mordaient, qu’elles faisaient mal et donnaient un amour douloureux et difficile à endurer, attendant en retour la même chose de leurs mâles. Mais pas Omen. Tremblante comme un petit oiseau, elle attendait que Kael veuille bien prendre possession d’elle. Du moins, c’est ce qu’il s’imaginait.

« Tu veux dormir avec moi cette nuit ? lui chuchota-t-il à l’oreille.

— Si c’est ce que vous souhaitez, mon capitaine, lui répondit calmement Omen.

— Mais toi ? Qu’est-ce que tu souhaites ?

— Je veux comme vous. Comme toi », corrigea-t-elle.

Très émoustillé par sa réponse, Kael dut se retenir de lui mordiller la nuque.

« Je sais pas ce qu’on t’as raconté sur les ældiens, mais je ne te ferai pas de mal, tu sais, continua-t-il sur sa lancée. On fera doucement, à ton rythme.

— Comme vous voudrez, mon capitaine, continua-t-elle.

— Tu… tu portes un implant ? demanda Kael, s’en voulant immédiatement de lui demander cela. Non, évidemment…

— Non, mon capitaine, confirma-t-elle.

— C’est pas grave. Il y a très peu de chances pour que ça arrive. Si on ne le fait pas trop souvent… Enfin je veux dire, je compte le faire souvent, mais pas tant que ça, enfin tu m’as compris… »

Kael se mordit la lèvre. De nouveau, il perdait pied.

Mais une fois de plus, Omen abonda dans son sens.

Ses « oui mon capitaine » à tout ce qu’il disait enflammaient son esprit. De plus en plus impatient, Kael glissa sa main dans la combinaison de la jeune psyonique. Lathelennil lui avait parlé des femelles humaines. Il lui avait dit comment c’était. Chaud, humide, doux, étroit. Et surtout, saignant, comme ce cœur de daurilim qu’il avait mangé sur Nuniel, encore tout palpitant de sève et de vie.

Cette seule pensée redoubla son ardeur. Réprimant un grondement sourd, il revint embrasser Omen. C’est ainsi, la bouche collée à celle de la jeune fille et la main enfoncée entre ses jambes, qu’il était lorsque Yamfa les trouva.

La navigatrice – qui était aussi son amie d’enfance – resta un moment interdite devant cette vision inconcevable. Le front impassible mais le regard brûlant, elle referma la porte.

Kael se laissa retomber à côté d’Omen.

Merde, pensa-t-il sans oser le dire à haute voix.

À ses côtés, la jeune psyonique restait immobile, le souffle encore court, se remettant avec peine de l’assaut qu’elle venait d’endurer.

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