Chapitre 19

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 Ma mère, elle, est morte dans un accident de voiture quand j’avais trois ans. C’est tout ce que je sais. Ça te traumatiserait, m’avait-on invariablement rétorqué le peu de fois où je demandai des détails. Je ne me rappelle plus rien d’elle. Mon tout premier souvenir date de la semaine suivant sa mort, quelques heures après l’enterrement : j’avais été heureux de pouvoir pour la première fois regarder le film de 21h à la télévision.

 C’est ainsi que je me retrouve soudainement propriétaire de l’une des villas les plus prisées de la côte arcachonnaise, qui essaie vainement de cacher par son noble auvent la voiture miteuse garée-là depuis quelques minutes. Elle est composée de deux ailes à toit pointu, l’un surplombant l’autre. Lorsque l’on est debout sur la plage, face à la villa, les deux toitures par un effet d’optique semblent se prolonger parfaitement et forment alors une clé à griffes enserrant, comme un mulot pris au piège, l’étage de l’aile droite. La porte du garage - utilisé comme débarras - sert d’entrée principale et les quatre panneaux de bois sombre coulissant qui la composent donnent l’impression d’une bouche ironique aux lèvres blanches et aux dents pourries. La façade blanc crème est lacérée de longues poutres décoratives couleur bordeaux qui confèrent à l’ensemble l’allure altière de quelque fier prince de l’Est. Quatre fenêtres à l’anglaise aux volets typique des maisons landaises, marqués du Z de Zorro, envoient leur sourire de verre aux passants ou aux baigneurs qui daignent les regarder. Mais le seul endroit qui parvient à me réconcilier avec la Terre est le jardin. Ici, pas de beaux buis taillés en sphères. On a bien essayé de planter des hortensias la saison dernière mais il n’en reste que quelques tiges fébriles qui semblent chaque jour s’enfoncer un peu plus dans les sables. Non, c’est un jardin tout en longueur, sauvage et délabré. Et pourtant je m’y sens bien. Des bambous verts et jaunes ont envahi tous les endroits où les puissantes racines des pins ne puisent pas toutes les ressources nécessaires à leur épanouissement. L’intrépidité de leur jeunesse les pousse à resserrer ce cercle mais les vieux pins par quelque magie détournent leurs racines vers les opportuns, occupent alors si régulièrement chaque infime parcelle de terre nourricière et captent si bien chaque goutte d’eau, que ce lent combat souterrain ne trouve aucun vainqueur, et maintient les forces en présence parfaitement équilibrées. Un hamac installé entre deux des plus anciens et solides conifères est la seule trace d’une présence humaine. Parfois, il arrive que je retrouve des canettes de bière ou des bouteilles de rosé dessous, laissés là par quelque groupe de jeunes montés directement depuis la plage et que la relative intimité du lieu a séduit. Je méprise l’audace qu’ils croient avoir : ils savent très bien qu’en semaine il n’y a personne, et ils boivent des alcools qui les rendent à peine assez intrépides pour raconter la pauvre blague cochonne que leur grand-père leur a soufflée le week-end précédent.

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