Chapitre 18

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 Comme toutes les deux semaines, j’ai mon week-end de libre. Journée dépensée à enchaîner les gaffes, distrait par la pensée du dîner avec Jacquemin, et suis soulagé de pouvoir enfin m’allonger lourdement sur le canapé. Je repense à cette mignonne jeune fille de 13 ans, aux boucles châtains, sur laquelle j’ai malencontreusement renversé le gin-tonic destiné à l’homme mûr qui l’accompagnait, probablement son père. Après avoir constaté l’énorme tâche sur sa robe vichy à carreaux, elle prend des petits yeux amusés et dit :

-  Ce sera l’occasion de m’en acheter une neuve, Papa ! Tu sais, celle qu’on a vu dans le petit magasin bleu tout à l’heure.

-  Avec plaisir, ma petite chérie ! Allez, viens Dolores, on rentre à l’hôtel pour que tu te changes. On passera par la boutique.

 Je me rappelle que la scène m’a mis mal à l’aise sans arriver à comprendre pourquoi, même avec du recul. Peut-être est-ce l’étrange regard malicieux du père, qui restait constamment les yeux fixés et grand ouverts sur sa fille. Je chasse finalement cette désagréable image de mes pensées pour me concentrer sur les deux jours à venir. La chaleur avait été étouffante toute la semaine et la température de l’eau avait grimpé de deux degrés partout en France, dit une belle voix claire à la télévision. Extatique, et pressé de laisser flotter mon esprit sur le minuscule clapotis des vagues du bassin d’Arcachon, loin du restaurant et de Jacquemin, je prends mon téléphone, et compose tour à tour les numéros de mes amis de toujours :

-  Rendez-vous dans trente minutes devant mon appartement, procédure habituelle !

 La procédure est simple et connue par cœur de nous quatre. Chacun est affecté à une tâche (nourriture, boissons, soirées et trajets) et doit s’y tenir sous peine d’une sanction exemplaire. En fait, aucun de nous n’a sérieusement réfléchi à celle-ci mais on aime à l’agiter avec l’air sardonique et sûrs d’eux qu’ont tous les méchants de cinéma qui tiennent en joue le héros tout en lui expliquant l’immonde plan qu’il fomente depuis le début. Transis d’une agréable peur par cette menace fantoche, aucun n’a manqué à l’appel une seule fois depuis mon retour de Miami il y a deux ans. C’est devenu une tradition si forte que tout invité autre que nous n’est autorisé qu’à titre exceptionnel et fait l’objet d’un examen des plus stricts. Celui qui veut amener l’intrus plaide avec ardeur en sa faveur devant l’intraitable triumvirat qui écoute silencieusement. S’ensuit un débat pompeux où l’on loue telle qualité et fustige tel défaut. Les trois jurés statuent alors par un vote à la majorité des deux tiers. Malgré leurs apparences sévères, les membres du jury sont plus corruptibles qu’un élu des Bouches-du-Rhône, et il suffit de mentionner dans sa plaidoirie la promesse d’une ou deux bouteilles de vin supplémentaires pour s’attirer invariablement un jugement favorable à l’unanimité. Et on ne trouve pas ça plus mal finalement. Le plus merveilleux des spectacles se révèle être tout à fait insipide dès lors qu’il est vu plusieurs fois.

 Cette semaine-là, aucune séance ne s’est tenue et c’est à quatre que nous prenons place dans ma voiture. C’est une vieille guimbarde du siècle précédent dont la toux persistante est de plus en plus inquiétante, et je songe avec une certaine mélancolie qu’il va falloir s’en débarrasser bientôt. Elle présente toutefois un avantage non-négligeable et certainement pas négligé : les tablettes des sièges arrière sont équipées de porte-gobelets d’une stabilité éprouvée à maintes reprises. Théo s’ est installé à l’avant, tandis que Paul est occupé à frôler du bout des ongles l’intérieur de l’avant-bras de Nausicaa. Elle dit que cette caresse est la plus douce des berceuses : au début on fait attention aux paroles, puis le motif étant répété à l’infini, on finit par se laisser porter par la lente mélodie jusqu’à sombrer paisiblement dans un sommeil cotonneux. Ils semblent baigner dans la béatitude des amours tranquilles. Après une heure de trajet où Jack Johnson a vaillamment tenté de se battre contre les bruits conjoints du moteur fatigué, des tourbillons d’air créés par la porosité du battant de la vitre et de la symphonie wagnérienne des ronflements du trio endormi, nous arrivons dans ce que j’appelle ironiquement et avec un dédain très aristocrate « ma résidence secondaire ». Pendant que nous déchargeons les affaires, le soleil se couche tendrement sur la mer, et je ne me lasse jamais de revoir ce ciel que je connais si bien, à la fois rose, orange, bleu nuit et rouge sang. Depuis tout petit, je suis ému par cet incroyable camaïeu. Je m’assois alors en tailleur, sur la plage ou sur le balcon, et me concentre pour ralentir la chute de l’astre sanguinolent. Un jour, quand j’avais six ans, mon père m’avait expliqué ce qu’était le rayon vert, et depuis je m’étais promis de le voir au moins une fois dans ma vie. Je guettai toujours avec la même anxiété le moment où ce cercle rougeoyant qui petit à petit disparaissait ne devenait qu’une minuscule lentille écarlate, trépignant de voir l’infime fraction de temps où ma mer se verrait éclairée de la seule nuance que je ne lui connaissais pas. Hélas ! Ce soir encore, comme tous les précédents, il s’écroule dans l’eau lointaine en emportant son secret avec lui. Peut-être n’en suis-je pas digne après tout. Mon père lui aussi avait attendu toute sa vie le rayon vert. Il avait attendu avec une langueur décuplée quand j’étais parti de l’autre côté de l’océan en Floride, comme un signe complice que je lui aurais adressé depuis l’autre bout de l’Atlantique. Je crois qu’il m’aimait bien plus que je ne l’aimais. Nuit après nuit, il attendait tranquille, assis sur le balcon. Et puis un soir, lassé d’attendre, il choisit une des lattes et s’y pendit dans les lumières chaleureuses du crépuscule.

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