Chapitre 15

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 Ce soir-là, celle qui sort de la boîte de Pandore – mal, bien, guano de cerveau tout ça ; propre à chacun - est une pensée qui remontait souvent. Un ordre, un seul mot : « Agis ! ». Un seul mot d’ordre. Mon corps se rebelle contre mon esprit, ou mon esprit contre mon corps, je sais pas trop. Cette infime décharge m’exhorte à sortir de ma passivité. Agis ! Cette passivité à la fois terrible et si confortable, polymorphe et insidieuse. Celle qui clique sur la vidéo suivante que YouTube suggère en haut à droite de l’écran. Qui compulse frénétiquement le programme télévisuel à chaque publicité pour mettre l’émission la moins mauvaise. Qui dit « Non pas ce soir, je suis crevé, je vais passer une soirée en amoureux ». Qui dit aussi une heure après « Non pas ce soir chérie, je dois me lever tôt demain ». Qui achète « pour se motiver » des Nike orange à 250€ sur Internet pour les revendre trois mois plus tard, neuves et à moitié prix. Cette passivité qui bouffe le temps pendant que le temps nous bouffe. Qui vous met en veille et qui vous cache le manuel de démarrage. Bouton « On », qu’il est où ? Comment quoi ? Toi non plus tu ne sais pas ? Et vous tous ? Comment ça, personne ne sait ? Il est forcément quelque part ! Qui sait ? Qui ? Dites-moi !

 La véritable force de caractère finalement, c’est d’arriver à s’arracher à l’inertie vicieuse d’un soleil procrastinateur que nous impose notre confort moderne.

 Je ne sais pas vraiment pourquoi je suis devenu serveur. Sans aucun doute pas par vocation... Mes études primaires avaient mis en lumière des compétences honnêtes dans les domaines scientifiques. Selon mes camarades et mon père, j’étais promis à une brillante carrière d’ingénieur. Ils me promettaient déjà une belle maison en banlieue... Paris, Toulouse, dans l’ombre, par-delà les rocades et les périphs. Puis jardin, oh pas prétentieux, petit mais lilas grands comme le monde, lilas bourgeois qui éclabousseraient les murs roses de leur ombre parfumée au milieu du printemps. En restant vigilant, je pourrais même peut-être apercevoir le manège des oiseaux chapardant les premières cerises avant même que de fines stries rouges n’apparaissent sur leur ventre rebondi. Je voudrais lancer le chat à leur poursuite, mais il lèverait lentement la tête d’un air dédaigneux avant de la replonger moelleusement sur ma jambe et de se rendormir. On pouvait rajouter en option à ce sémillant portrait une épouse aux yeux tristes et deux-trois bambins qui, en grandissant, réclameraient une piscine dans laquelle ils ne se baigneraient qu’un seul été.

 Cette projection de leur idée du bonheur sur moi avait très tôt fini de me dégoûter, et dès le lycée je cherchai tous les moyens pour y échapper discrètement. Je commençais à avoir volontairement des notes de plus en plus médiocres en mathématiques, tandis que je donnais ma pleine mesure en français et en philosophie sur lesquels je travaillais comme un forcené. Mon père, en homme pragmatique, ne comprenait pas un tel revirement de situation et avait bien du mal à le reprendre en main. Tantôt il était coulant, me promettant un peu d’argent de poche si mon bulletin s’améliorait. D’autres fois, je subissais une tempête de remontrances et de punitions extravagantes censées m’inculquer le goût du travail et de la science. En vain. Ni la carotte ni le bâton n’y faisait. Et puis, il me tançait pour la forme, et je sentais bien que le cœur n’y était pas. Il agissait uniquement parce que certains livres prétendant fournir un manuel général d’éducation lui enjoignaient de le faire, mais il était absolument averse au conflit et c’était toujours l’âme lourde qu’il me punissait. Ainsi, en bon âne bâté, je balbutiai mes formules, boxai x et rayai y, bégayai mon Bézout et me gaussai de Gauss. Brique par brique, je désossai l’habitat du bonheur, brûlai les lilas et embaumai femmes et gosses.

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