Après les quais, sur la droite du pont de pierre, c’est la ville. D’un boulevard le suivant, d’une rue la prochaine, les lampadaires changent de couleur : pâles toujours, mais blancs, jaunes, violets, caramel, lumières découpées au couteau… Une lessive de carnaval, du torchis de lampion et faut voir les chars à cette heure-ci : une horde de jambes titubantes, mal assurées soutiennent des troncs pantelants, des bateaux à la dérive… Loin du port... Des lustucrus en roue libre imbibés coton. Sont devenus bouteilles à force que d’y porter le goulot. Je les croise, traverse la marée indécise des soiffards… Ça m’arrive aussi, la bibine, je ne les juge pas. L’opium, toujours… L’opium et l’oubli… Demain, la vie ! Plus tard ! Quel besoin de maintenant ? Après, après… On s’ajourne, on se reporte, on se transfère… Au moins pas de guerre dans cet état-là, toujours ça de pris. Contre les gouvernements, contre l’autorité : l’absinthe ! À ma gauche ? Pas mieux ! Ailleurs ? Pas plus… Alors roulez génépi, l’aventure au bout de la gourdasse !

 Vous trouverez peut-être ça cocasse, mais c’est justement au bar que je me rends. Les rejoindre… Trajet inverse mais zombie en devenir. Grande meute, bientôt ! Moi dedans… Sans honte, bénévole, les armes et le froc aux pieds ! Enfin, je trouve. Je m’assois. Vin, vin ! Hop, on jette ! À l’écluse ! La sœurette suit derrière, fraîche, impeccable… J’enquille. Strike. Ouf ! Pause. Rafraîchi, prêt à la conversation. Les autres me regardent bizarre, Paul, Nausicaa et Théo. Attendaient que je finisse pour reprendre.

-  Dis donc t’avais soif mon cochon ! Vise la descente ! me dit Théo. T’as à oublier ? On va te requinquer nous, c’est quoi ? Les clients qui sont peaux de vaches ?

-  Pas tous Théo, pas tous. Y’a pas qu’un gros panier… Mais toujours quelques-uns oui, qu’aimeraient porter la culotte un peu plus. Enfin c’est deux, trois, autant que d’habitude.

-  Alors qu’est-ce t’as ? il continue en me posant la main sur l’épaule. Qu’c’est pas quand même une poule qui t’mets dans ct’état-là ? Les choucardes ça t’a pourtant jamais fait grand-chose au moral.

 Je gifle l’air tout en secouant la tête, manière de dire « … la paix ! ». Ridicules qu’ils sont avec leurs cœurs tout enflés, plus gros encore que leurs bites. Je les connais, tous, avec leurs affections viriles, ils portent positivement tous à gauche, et dans la poitrine… Qu’ils en crèvent, de se trouver une seconde mère, un analgésique avec nichons. Encore que, parmi l’ensemble, Paul et Nausicaa ont l’air apaisés. D’ailleurs, Paul me sourit velours :

-  T’es sûr Arthur ? S’il y a le moindre problème ou la moindre petite chose qui te tracasse, tu peux nous le confier. Hésite pas, on en a vu d’autres…

 Comme j’arrête pas mes simagrées, mes gestes façon orang-outan, ils se désintéressent, indéniable, raccrochent la pelote de leur discussion interrompue. Nausicaa moins que les deux autres. Elle n’a rien dit mais continue de me regarder de ses grands yeux, ses deux billes de chatte inquiète. Scrute, transperce : sonar au seuil de la prunelle pour éplucher le silence. Pas beau je dois être… La toute vilaine trogne abattue pour qu’elle continue ainsi. Me dévisage comme si j’étais tapissé d’angoisse. Pas que ça allait pas non… Pour l’instant du moins. Le pire c’est toujours après, jusqu’à ce que nos os parfumés chrysanthème aillent serrer la paluche aux racines. Sur le moment c’était un tracas bénin, une peur moustique. Ça venait de ce rendez-vous avec Jacquemin. Ça me turlupine le psyché. Lui et moi… Ce qu’on avait à se dire… Lui qui est autant causant que son meuble ou que les parts de gâteau qu’on lui apporte parfois. Tarte au chocolat… Il l’engloutit hors champ, loin des caméras, cependant qu’elles terminent toujours en miettes sur le coin du bureau.