Chapitre 3

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 La journée cabriole dans les ombres à mesure que s’allonge la longue jambe orange du soleil sur les boues traçantes du fleuve. J’ahane. Huit heures déjà à trébucher sur sa propre fatigue, à mettre des pailles dans des verres, à se goudronner l’haleine à force de répéter les commandes… L’est tant que ça finisse.

- Arthur, encaisse les derniers clients et ensuite passe un coup dans la grande salle, ordonne Jacquemin sans bouger. On remballe ! Maxime, occupe-toi du dehors ! Rentre les chaises et enchaîne bien les parasols !

 On s’exécute. Tous deux pressés de rentrer. Hébétés, plus même la force de sourire aux dernières silhouettes repues qui s’engouffrent par la porte dans la nuit chaude qui nous berce de son landau étoilé. Après les derniers clients c’est le grand bal des employés en fuite : les commis, les serveurs, le chef qui s’en vont tous un par un, traînant jusqu’au tramway leur mine fatiguée, leur immense ride perpétuelle au front qui ressemble aux rails qui les emportent…

 Reste plus que Jacquemin et moi, dans le restaurant. Pas fini de nettoyer, c’est toujours pareil… Au bout de mon bras la serpillère dégobille en traînées noires son jus de poussière. En voilà une qui éponge la merde quotidienne des autres sans jamais demander son reste, jusqu’à la dernière fibre vaillante. Le véritable altruisme se situe dans les objets de ménage, faut croire… Tout ça pour que ça recommence encore. Son vomi de chaussures à l’évier, puis ensuite à l’égout, et à la Garonne, et aux nuages, et collé de nouveau aux grolles des badauds, et laissé là au sol du restaurant en guise de pourboire. La crasse en cycle infini, et les serveurs en vains écopeurs. C’est pourtant bien ordinaire, mais on s’habitue pas, y’a rien à faire. Du mou s’accroche aux « encore et encore ». On repousse, on bataille et un jour on se lasse, et Rome est détruit…

 La suie nocturne a fini de recouvrir toute la rive gauche de Bordeaux, et les lampions des bords de quais n’éclairent en halo que leur propre surface de cylindre crevé. Les ombres s’entassent autour des bosquets. Tout se meurt et s’imbibe en attendant l’aube… C’est comme le facteur, ça passe et ça revient le lendemain. Le soleil, colis de toujours. Las ! L’espoir se crache en photosynthèse. La Belle Époque, dûment briquée, se résigne aussi au sommeil. Seule la faible lampe de bureau de Jacquemin avec lui dessous continue de fronder les ténèbres. Des papiers qu’elle illumine, jour et nuit… Oh, toutes sortes, sans que personne d’autre que lui ne sache vraiment quoi. Dangereux les papiers. Terriblement. À en-têtes surtout… Ouh ! Jamais aimé ça moi. Factures, eau, gaz, électricité, n’importe quoi avec un euro derrière, et puis faire-part : mariage, baptême, décès, pourvu qu’il y ait des fleurs et des belles fringues c’est tout la même chose… Reste que ses papiers Jacquemin est toujours penché dessus, ça rend compte de son état de désolement. Il remue les lèvres de temps à autres, ça le rend moins gargouille.

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