Chapitre 2

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 Les autres, ceux du service de dix heures, s’ébrouent encore comme ils peuvent, comme de vieux éléphants, mais ploient sous les litres de sueur et de limonade qui s’amalgament en eux. On, le deuxième service, est leur rescousse.

 À toute berzingue je passe en tenue devant le gérant, Jacquemin, tête baissée sur le livre de comptes et immobile, tellement accroché à son secrétaire qu’il en devient une excroissance, une branche sans fruits. Et une gueule que je vous raconte : ressemble à un Picasso qu’on aurait foutu au soleil et laisser sécher comme un piment. « Jour’ Arthur » il grommelle, sans rien bouger de sa face figée au mastic. L’est taiseux Jacquemin, comme un sac de plâtre, insondable et radin sur les primes par-dessus. N’est amène que pour l’argent qu’on lui. Surtout, n’aime pas qu’on le dérange ! Il a l’air qui l’entoure sous haute juridiction. Sa marotte, la solitude, l’air à soi. Toutefois il est juste, si l’on veut… Droit ça convient mieux. Il décaisse au premier du mois c’est un fait, et sans jamais déroger… Tous on est déclarés ! C’est lui pourtant, tout constipé du discours qu’il soit, qui a déclenché l’ensemble ce soir-là ! Tout son œuvre ! Je vous en reparlerai plus tard.

 Jacquemin m’a à la bonne, pour des raisons qui m’échappent. Certains soirs, quand l’aiguille pointe sur fermeture et que la brigade a le dos tourné, il agite son index – un vieux salsifi sclérosé – pour m’appeler et me glisse une coupure dans la doublure du duffel-coat. Me congédie d’un revers de la dextre dans la foulée. « Va ! File ! » qu’il murmure. Je sais ce que ça lui coûte à l’âme de se décharger d’une déjection de banque. Alors sans piper je m’exécute et je repars, dans les recoins blafards que les lampadaires contestent mollement à la nuit, alourdi d’un peu de papier froissé que je caresse du bout des doigts. La plupart du temps ça ne pèse pas bien lourd, ça colle pas au portefeuille, mais question espèces j’ai jamais craché dans la soupe. On chie pas là qu’on mange, ils disent en Amérique. Ça aussi je vous raconterai. Miami, mes six mois. Je la ferai courte, promis, juste dépeindre leurs bizarreries, leurs torsions du cul et leurs faux airs.

 Non, pour les faveurs de Jacquemin, je gardai tout pour moi. Pas Robin des bois pour un écu moi : j’ai la reconnaissance ecclésiastique. J’enfourne recta et j’ouvre jamais la boîte à dialogues sur le sujet. Motus et poche cousue. Déjà que le partage des pourboires fait tant grincer des dents qu’on pourrait monter un orchestre, pas question d’y mêler mes subsides. J’y perdrai trop, et des deux côtés ! Grosjean comme devant au moindre renflement de rumeur. Ça excite bien trop les jalousies, les questions d’argent.

 La terrasse dégorge de chairs assises, sèches, soiffardes, impatientes du bonheur en glaçons qu’elles exigent. Des éponges sur un bord d’évier… Les pièces ricochent sur le comptoir et des mains se lèvent au passage d’un tablier. Les plus hardis hèlent, ou font tout en même temps. On fait tinter l’oreille avant que d’intercepter l’œil. Simon me voit débarquer et part aussitôt se griller une gainze et la peau sur le quai, hors de l’abri des parasols. Les clopes sont les seules pauses que Jacquemin autorise ; de mauvaise volonté mais bien obligé attendu que son cendrier est un Vésuve quotidien. Par la force des choses, on s’y est ainsi tous mis. D’abord les jours pleins puis tout le temps, et tout le monde. Huit minutes en moins par cigarette ils ont compté au ministère… Rien compris, là-bas… Rien de plus faux ! Le calcul est vite fait. Qu’huit minutes de vieillesse perdue ça vaut moins que huit minutes à s’évader de notre peine pour s’humecter de l’air de la rive. C’est le grand écart même. Au plus le poumon s’abime, au plus le loufiat se repose. Et chaque bouffée que je tire, chaque volute qui s’éparpille à la houle, c’est un majeur tendu aux patrons, au ministre de la santé et aux maisons de retraite.

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