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Les sifflotements joyeux d'Anna se faisaient entendre depuis la cuisine ouverte, de temps en temps couverts par les bruits du batteur électrique. Iséa, quant à elle, remonta dans sa chambre, saisit son carnet et entreprit d'y noter ses expériences de la journée avant d'être appelée à redescendre une fois les pancakes cuits. Lorsqu'elle arriva dans le grand salon, l'odeur sucrée de la cuisine lui mit immédiatement l'eau à la bouche. Sur la grande table, deux assiettes avaient été disposées l'une en face de l'autre, au milieu des divers accompagnements : du sucre en poudre dans un petit bol en cristal, de la confiture de fraise, de mûre et de cerise, le tout fait maison par sa mère l'année d'avant, de la pâte à tartiner, quelques fruits rouges, sans oublier l'incontournable sirop d'érable, qu'elle adorait par dessus tout. Elle prit soin de s'installer dos à la fontaine, en face de la baie vitrée qui menait à un petit jardin couvert où Anna avait décidé d'installer son potager. Celle-ci s'assit à côté d'elle quelques secondes plus tard, tout en déposant sur la table un grand pichet de jus fraîchement pressé.

- J'ai acheté des oranges et des pamplemousses cet après-midi. J'espère que le jus ne sera pas trop acide, je n'ai pas encore l'habitude au niveau des proportions...

Iséa prit quelques portions, les empila et les parsema de fraises, groseilles et cassis, sans oublier de les arroser ensuite très généreusement de sirop d'érable. Sa mère, quant à elle, bien qu'elle adorait également cette façon de les manger, préféra, pour cette fois du moins, se diriger vers une composition à base de confiture de mûre, l'une de ses préférées. Pendant une heure, elle mangèrent en discutant de choses et d'autres sans réelle importance jusqu'au moment où, un sujet en entraînant un autre, celui du père d'Iséa revint sur la table.

- Puisqu'on en est à parler de la perfection, quand on l'obtient, pourquoi on voudrait s'en séparer ?

- Iséa, non. Pas maintenant. Je te connais par coeur, je sais exactement de quoi tu es en train de parler et là, il ne s'agit plus du tout d'art. Ne fais pas l'innocente, je t'ai déjà dit que je n'avais pas envie d'en discuter.

- D'accord, tu as raison, mais maman j'ai quand même le droit de comprendre, tu ne crois pas ? Je n'ai même jamais assisté à une dispute et tu étais la première à crier sur tous les toits qu'il était l'homme parfait... alors, pourquoi il n'est plus là ? Disparaître, comme ça, du jour au lendemain... Est-ce qu'il est mort ?

Anna pâlit et manqua de s'étouffer avec sa dernière fourchettée de pancake à la mûre.

- Tu sais quoi ? Ce n'est plus l'heure de goûter, débarrasse-moi cette table et monte travailler dans ta chambre. Je t'appellerai ce soir pour dîner. En attendant, il est hors de question que tu allumes ton ordinateur alors va me le chercher, tu le déposeras sur cette table.

- Mais...

- J'ai dit quelque chose, ne me fait pas répéter.

Non sans souffler, Iséa s'exécuta. Elle fit ses devoirs sans vraiment se concentrer, inscrivant des réponses presque aléatoires sur sa fiche d'examen, qu'elle devait envoyer le lendemain matin par courrier. Elle savait que ce n'était pas la meilleure solution pour se réconcilier avec sa mère, que cela risquait même d'empirer les choses, elle serait sans doute d'abord privée de son ordinateur portable, comme cet après midi, ensuite de télévision, puis de sortie, mais après ça, que pouvait-il arriver de pire ? Iséa connaissait les limites de ce genre de privations et quand elle n'aurait plus rien, sa mère serait forcée de l'entendre puisqu'elle n'aurait plus aucun moyen de pression. Elle devait simplement être patiente et prendre sur elle au maximum, mais dans tous les cas, elle parviendrait à s'occuper de multiples façons, sans jamais avoir à s'ennuyer assez pour se jeter avidement sur ses cours, comme Anna l'aurait voulu. Dessin, lecture, écriture, musique ou piano, autant de choses que sa mère ne pourra pas l'empêcher de faire, et quand bien même elle en aurait la motivation – ou la cruauté – elle aurait toujours comme refuge sa seule imagination, dans laquelle elle pouvait tout faire et tout se permettre, sans limite.

Depuis toujours, elle avait cette capacité incroyable à se couper du monde réel, comme aspirée à l'intérieur de son esprit, dans son propre monde et pouvait rester dans cet état des heures durant, heures pendant lesquelles bien souvent sa mère finissait par perdre patience et lui rendre ce qu'elle lui avait pris car elle n'aimait pas la voir faire autre chose que travailler lorsque c'est ce qu'elle devait être en train de faire, mais elle détestait encore plus la voir "végéter" comme elle le disait si bien.

- Mais tu vas bouger de ce canapé oui ?! Travaille, c'est insupportable !

- Je réfléchis maman, je n'ai plus d'ordinateur, ni même de téléphone pour faire mes recherches, alors j'ai pas d'autres choix que de réfléchir.

- Mais ça fait deux heures que tu es assise là, stylo en main, à rien faire ! T'as même pas écrit un seul mot sur ta feuille !

- Je réfléchis encore.

- Va me chercher ce putain de téléphone ou je te jure que je vais te le faire avaler.

- Ah merci, ça sera plus facile je pense, parce que je n'arrivais vraiment pas à trouver comment expliquer ce que j'avais en tête.

- Ne te moques pas de moi !

Le soleil s'était couché depuis longtemps lorsqu'elle glissa son devoir dans l'enveloppe. Elle inscrivit l'adresse de réception des courriers du CNED – Centre National d'Education à Distance –, et colla d'un coup de langue, un timbre à tête de chien un peu fou, provenant d'un carnet amusant qu'elle avait acheté durant le festival de la Bande Dessinée, quelques mois avant cela. L'amertume de la colle sèche lui donna une nausée persistante. Elle mourait de faim. Il était vingt-deux heures, et encore aucun signe de sa mère pour l'autoriser à sortir et venir manger. Bravant les interdits, elle décida de sortir de sa chambre, lettre en main afin d'aller jeter un coup d'oeil à ce qu'il se passait en bas, tout en ayant un alibi au cas où elle subirait des remontrances.

- Que fais-tu là ?

Iséa sursauta dans l'escalier et manqua de tomber, se rattrapant de justesse à la rembarde.

- Bordel ! Oh, pardon mais tu m'as fait une de ces peurs ! Tu étais dans la salle de sport ?

- Je t'ai demandé ce que tu faisais là, je t'ai dit de rester dans ta chambre.

- Maman... il est vingt-deux heures passé... On a toujours pas mangé...

Anna détourna le regard et sans un mot lança le four.

- Ce sera prêt dans 20 minutes.

Elle aurait pu se sentir en colère, se dire qu'il était inadmissible qu'elle puisse décemment la laisser sans manger aussi longtemps, mais bien qu'elle sache pertinemment que si elle n'était pas descendue elle aurait dû dormir sans avoir dîné, elle éprouvait plutôt de la pitié envers celle qui devait s'occuper d'elle.

Iséa savait très bien que sa mère avait parfois des difficultés assez particulières, autant dans la gestion de ses émotions – et principalement de la colère – que dans sa mémoire et sa gestion du temps. Elle ne s'était certainement pas elle-même rendue compte du nombre d'heures depuis lesquelles elle avait été punie. Alors qu'elle s'apprêtait à descendre les dernières marches, elle aperçut sur sa droite une faible lumière à travers la vitre de la salle de sport. Elle regarda en direction de sa mère qui avait l'air totalement ailleurs, frottant machinalement la vaisselle, et se dirigea sans un bruit dans l'autre pièce.

La salle de sport était dotée de plusieurs machines, et systématiquement en double au cas où mère et fille voudraient s'enraîner ensemble, chose qui n'arrivait jamais, bien qu'Iséa adorait ça. Elle s'aperçut rapidement que la lumière ne venait pas de cette salle mais bien de la petite annexe extérieure dans laquelle avait été disposé l'établi ainsi que tout le matériel et les outils nécessaire aux bricolages des plus simples aux plus complexes. Elle ouvrit doucement la porte vitrée, sortit et ouvrit la petite trappe mal refermée qui se trouvait juste devant la table en bois brut, dont l'entrée était habituellement recouverte d'une protection anti-dérapante en caoutchouc.

"C'est quoi ce bordel ?!"

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