86.2

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Le manoir de Whistlestorm est une merveille d’architecture, toute époque confondue. Parce qu’il combine le meilleur des techniques de chaque siècle qui l’a vu s’agrandir, on y projette aisément tout nos fantasmes historico-populaires et, au détriment de nos plages paradisiaques ou de nos fabuleuses technopoles, l’édifice a fini par devenir l’un des symboles de l'archipel. Où que vous alliez à l’international, vous trouverez des hologlobes, des assiettes émaillées ou des torchons imprimés représentant le Rocher de Red Hill où culmine l’immense demeure des Gouverneurs d’Elthior.

Il suffit de passer la porte monumentale du hall d'entrée pour se sentir écrasé par cinq siècles d’histoire. Luna nous guide dans le grand escalier, puis dans une enfilade de couloirs trop richement décorés. Nolwenn balade ses sneakers et son short détrempés de commode en tapisserie, Dolorès sur ses talons qui jette des œillades jusqu’en arrière comme un vrai garde du corps. Quant à moi, je ne peux m’empêcher de disséquer des yeux les vieux murs à la recherche de tous les mécanismes dissimulés : autant d’ampoules en forme de flammes vissées sur les branches des chandeliers, de caméras infrarouges planquées sous les rosaces des plafonds, et jusqu’aux sièges rembourrés sous lesquels sont encastrées les bornes de recharge nécessaires au personnel robotique. La nuit, sans doute y croise-t-on des androïdes branchés, immobiles et les yeux grand ouverts.

Avec sa robe de dentelle noire et le bustier qui lui comprime tous les organes, Luna dénote moins dans ce décor que les meubles eux-mêmes. À côté d’elle, nous avons franchement l’air de touristes.

Nous bifurquons alors vers une aile qui, à son ton épuré et ses tableaux moins officiels, ne semble pas faite pour le public. Je suis comme anxieuse en avançant un premier pas dans ces appartements privés – ceux que la scénographie elle-même semble nous interdire. Au moment où elle se retourne fièrement vers nous, je hausse un sourcil à l’intention de Luna.

— Que nous vaut le plaisir de cette invitation, châtelaine ?

— La joie des retrouvailles ? ment-elle.

Puisque l’interrogatif expose son indécision, j’insiste du regard et la contraint à réévaluer son degré d’honnêteté.

— Soit, soupire-t-elle. J’ai besoin de votre avis sur une fille…

— Pour le coup, ton mensonge paraissait plus plausible. Tes histoires de cœur alambiquées sont hors de portée de mon expertise.

— Cette fois, c’est différent. Je ne vous ai rien dit.

Tout en quémandant d’un regard entendu notre discrétion – quoi qu'espérer celle de Nolwenn revienne à peu de choses près à attendre un miracle – elle pousse la dernière porte qui nous sépare de la table à manger.

Une succession de surprises me prend de court. D’abord, nous ne dînerons pas dans une salle de réception, au milieu des portraits de tous les ancêtres Macduff, mais dans une sorte de petit salon dont l’encombrement global traduit davantage les centres d’intérêt multiples de l’hôte qu’un quelconque bordélisme. Quant à l’hôte en question, la célébrissime et quasi invisible Hazel Orsbalt, elle ne nous reçoit pas dans l’une des tenues fastueuses que l’on découvre chaque année sur les photos de sa garden-party d’anniversaire. Non. La fille du gouverneur se lève de son siège et vient à nous, sur ses jambes tremblantes, dans une simple robe de lin blanche brodées de discrètes fleurs. Elle nous gratifie chacune d’une poignée de main aimable, sans abandonner le peignoir duveteux qui lui couvre les épaules.

Ce n’est pas vraiment l’image que je me faisais d’une duchesse.

Nous prenons place à la table dont personne n’a dressé le plan et, par un vilain hasard, je me retrouve coincée entre ma meilleure ennemie, Dolorès, et l’objet d’étude de la journée, à savoir ni plus ni moins que notre future gouverneuse.

Ce seul point m’invite d’ores et déjà à détourner Luna de ses jolis yeux bleus. Je n’ose imaginer l’état de désordre d’Agnakolpa, si ma soeur devait un jour devenir lady consort – ou pire, au vu de l’état de santé fragile de la jeune héritière, si elle venait par malheur à hériter de son titre, comme le veut la coutume nobiliaire locale.

À moins qu’on ne s’occupe en premier lieu de réformer ce non-sens…

Une unité RF dernière génération habillée en soubrette et affublée d’un postiche rose fluo nous sert quelques hors-d’œuvre et autres amuse-bouches.

— Looney n’a pas arrêté de me parler de vous, tente d’amorcer la duchesse en distribuant les rince-doigts. Je n’ai pas eu la chance d’avoir des frères et sœurs et je dois bien avouer que je suis un peu envieuse. Vous prenez soin les unes des autres, elle est si fière de vous toutes…

Je me demande quel tableau Luna lui a dépeint pour qu’elle arrive à ces conclusions.

— C’est vrai ça ? trépigne Nolwenn avant que j’aie pu moi-même tirer au clair ces affabulations. Dis Hazel, qu’est-ce que Luna dit de moi ?

Le rire contenu de l’apprentie voyante m’apparaît comme le miroir inversé de ma propre consternation.

Non mais franchement ! S’adresser comme ça à la crème de la noblesse !

Lady Orsbalt ne semble pourtant pas s’en offenser le moins du monde et répond à notre sœur avec autant de naturel :

— Eh bien, d’après elle, tu serais une musicienne hors pair, un esprit vif, et une bonne linguiste en prime. Mais pour être tout à fait franche, elle s’émeut surtout que tu t’épanouisses en amour.

Les yeux bleu ciel de notre hôte glissent sur Dolorès avec une infinie douceur.

— Joli collier, complimente-t-elle l’ex-militaire, à défaut sans doute d’entrevoir en elle une qualité plus évidente.

Tiens, d’ailleurs, ce collier…

Je n’ai pas le temps de m’en inquiéter. À peine le dernier petit-four englouti par l’intenable félin, Luna détourne l’attention en suggérant un interlude musical. La bouche encore pleine, Nolwenn suit docilement Hazel jusqu’au piano. Elle prend place sur le banc et fait les gros yeux devant le pupitre.

— Je ne lis pas bien les notes, admet-elle. Je fais tout à l’oreille.

Sans même nous laisser le temps de savourer sa honte, Lady Orsbalt se saisit de son violon et rejoue quelques fois le couplet et le refrain, le temps que Nolwenn repère les touches.

D’accord, la vitesse avec laquelle elle reproduit un morceau est impressionnante, mais un automate de foire en ferait autant !

— Nolwenn compose aussi, avance Dolorès avec un ton trop timide pour être irréprochable.

Pendant que Luna ouvre des yeux tout étonnés, Hazel cesse de frotter son archer.

— Allons donc, je t’en prie.

Nolwenn déglutit. Je jubile d’avance.

Qui sait, peut-être que cette « composition » va nous distraire.

Contre toute attente, ce sont de vraies notes qui sortent du piano. Pas un imbroglio de sons discontinus mais une mélodie aussi progressive que nos précipitations quotidiennes. Je ferme les yeux et, rien qu’au timbre des cordes, je devine la masse des hydrométéores qui s’écrasent sur la verrière du solarium. Je vis ce jour de pluie comme s’il était réel, comme si l’averse dehors ou le temps lui-même s’étaient accélérés.

Une fois qu’elle a cerné les principaux accords, Hazel fait de nouveau retentir les cordes de son violon. Elle ajoute aux variations de la pluie une sorte de vent profond. J’entends les rafales en pleine mer, les trombes qui se forment au-dessus des rouleaux, le jet puissant d’une baleine.

— C’est moi ou ça te plaît ?

Je rouvre les paupières et fait face au rictus presque mesquin de Luna. Au même instant, l’androïde de service refait irruption avec cinq bolées d’un potage qui sent bon à outrance.

Sauvée par la soupe.

Sauvée, c’est vite dit. Soit la production d’oestrogènes de mes voisines est largement supérieure à la mienne, soit ce soupçon de gingembre fait à lui seul état de ses propriétés aphrodisiaques. Il en résulte que je me retrouve à tenir, non plus une, mais deux chandelles. J’ignore laquelle est la plus lourde. D’un côté, Nolwenn fait montre d’une naïveté plus dense que le plomb, assez robuste pour ignorer tous les signaux d’alerte et aller jusqu’à endosser le matricule militaire sous lequel Dolorès a peut-être renfermé tous ses plus noirs secrets. De l’autre, Luna s’échine à réfuter les lois les plus élémentaires de la physique, à commencer par celle de l’attraction. Telle une planète solitaire, ma sœur esquive une à une les tentatives d’approche du petit satellite blond dont elle est, à n’en pas douter, devenue le centre de gravité. Plus je les observe se chercher, se manquer de peu, plus j’entrevois, en fait, Hazel comme une fusée perdue dans une tempête d’astéroïdes, incapable d’atterrir, et ma soeur comme le trou noir qui la happera, quoi qu’il arrive.

Qu’elle réclame une salière ou lui passe la crème, Lady Orsbalt ne déploie envers celle-ci qu’une seule et même tendresse désespérée.

C’est bien joué, Luna. Si tu voulais que je sois témoin de la souffrance de cette pauvre âme et que je te supplie de lui prodiguer le bouche-à-bouche qui la tiendra en vie quelques années de plus, c’est gagné.

Mais il faudra encore que j’endure le plat de résistance – qui n’a jamais si bien porté son nom – le dessert, et peut-être même l’un de leurs tea times fumeux avant de pouvoir lui donner ma bénédiction.

Par Newton, Luna, sois la pomme et tombe-lui dans la main. Qu’on en finisse !

Avec le retour de l’androïde en uniforme, c’est de façon tout à fait incongrue que le poisson fumé vient à mon secours. Sans doute inspire-t-il Lady Orsbalt à m’interroger.

— Eugénie, il se dit que, parmi tes multiples talents, tu ferais une fine océanologue. Quelle est l’espèce la plus étonnante que tu aies découverte ?

— Le crabe ! s’écrie Nolwenn.

— J’aurais opté pour tylodina energeia, une variété de limaces de mer qui génère une forme de champ électrostatique. Si on parvenait à intégrer ses gènes à un biogénérateur, on pourrait produire une quantité presque infinie d’énergie avec un impact quasi neutre. Mais il est vrai que brachyura crepitus, le crabe qui explose et se suicide dès qu’il a peur, présente un intétrêt supérieur pour l’avenir de l’humanité.

Nolwenn se renfrogne, Dolorès roule des yeux, Luna se contient, mais Hazel se laisse aller au rire. Sans laisser à aucune gêne l’occasion de s’installer, l’héritière rebondit d’ailleurs sur ma considération certaine pour notre monde futur. Elle soutient que nous serions étonnées des aberrations que promeuvent certains Gouverneurs.

— Par exemple, pas plus tard qu’au dernier Conseil, le Vicomte de Doryan proposait de revenir sur la libre-circulation entre les îles, sous prétexte que les taxes portuaires profiteraient à l’économie de tous. Comme si qui que ce soit allait soudain faire du tourisme à Pantar ! Sans compter toutes ces îles qui ne bénéficient même pas d’un service hospitalier.

La noble en peignoir nous rejoue avec enthousiasme les protestations rustiques de la Baronne d’Anakar. Celle-là même qui suggérait d’accroître les aides à l’industrie aquamobile, y compris des fabricants de moteurs obsolètes, dans le but à peine dissimulé d’accroître sa popularité auprès de sa pègre locale.

Hazel Orsbalt nous régale d'anecdotes plus critiques les unes que les autres sur ses pairs haut-placés. Je me laisse prendre au jeu de sa verve impitoyable et de ses imitations exagérées. Notre future gouverneuse m’apparaît comme une personne réfléchie et philanthrope et je me surprends à songer que, pour une fois, Luna n’a pas jeté son dévolu sur quelqu’un d’aussi nébuleux qu’elle.

Qui sait, peut-être même qu’Hazel saura assagir notre petite vamp…

Je n’aurais pas cru l’apprécier sincèrement. Je n’aurais pas imaginé pouvoir converser ni aimer débattre avec quiconque de sa sphère. À présent que nous avons versé notre sel en riant de bon gré sur tous nos dirigeants, je me risque à lui demander :

— Et toi, une fois aux commandes d’Elthior, pour ne pas dire de l’Archipel, qu’est-ce que tu défendrais ?

Un maigre sourire se dissout sur ses lèvres. Hazel détourne les yeux, cherchant un peu de soutien du côté de Luna.

— Hazy pense qu’elle n’a pas la trempe ou la santé pour diriger, explique ma sœur. M’est avis qu’elle est modeste.

— Excusez mon manque d’optimisme, se défend la lady. Je serai vraisemblablement morte avant mon père, à moins qu’il ne fasse les frais d’une quelconque infection sexuellement transmissible. Encore que, de nos jours, les organes se remplacent, pour peu qu’on en ait les moyens. Je ne suis pas convaincue que j’aurai le temps ou encore la force d’être régente. Voilà tout. J’ai cependant consigné, modélisé et budgétisé quelques idées que j’ai eues pour le développement d’Agnakolpa. Ce n’est pas grand-chose, mais ce sera ma contribution.

— Quelles idées ? insisté-je, sans me laisser décontenancer par cette soudaine neurasthénie.

— En premier lieu, je souhaiterais que l’accès aux soins ne soit plus le luxe des îles les plus fortunées. Évidemment, il semble impensable d’aller bâtir un hôpital à Anakar dans le contexte actuel. Les vols et agressions y condamnent le moindre chantier. Pantar et Itapo souffrent du manque d’espace libre, l’Île des Nootaks d’une sous-population qui avorte par avance tout projet d’urbanisme. J’ai donc imaginé un hôpital mobile, auquel tout citoyen de l’archipel aurait accès sans avoir à naviguer plusieurs heures durant. La compagnie Laverde produit déjà des monuments navals. Il faudrait évidemment adapter l’infrastructure du yatch aux besoins sanitaires. L’équipement à bord primerait sur toute considération d’accès. Le bateau doit pouvoir accoster à Elthior et l’Île du Fou pour des questions de ravitaillement. Autrement, il disposerait d’une immense plateforme d’accueil et d’une armada de navettes pour rapatrier les malades à son bord. L’hôpital flottant effectuerait une ronde hebdomadaire, de sorte à visiter chaque île au moins une fois par semaine. Les urgences pourraient être prises en charge par voie aérienne.

Non contente de faire la promotion de son centre hospitalier flottant, Hazel opère l’aller-retour jusqu’à son secrétaire pour nous en dévoiler les plans, visiblement conçus en collaboration avec des experts en sciences nautiques et infrastructures médicales. Il n’y a rien d’étonnant en soi à ce qu’elle connaisse du beau monde. Il est en revanche admirable qu’elle ait dévoué des jours entiers à concevoir ce projet au millimètre près, jusqu’à en élaborer le plan de financement et le calendrier des travaux.

À peine ses schémas et tableaux remballés, Hazel poursuit sur sa lancée, avec le point suivant de sa campagne imaginaire.

— Mon autre préoccupation majeure concerne le commerce du sexe.

Je manque de m’étouffer avec mon verre de vin blanc.

— Vous l’ignorez sans doute, mais il s’agit de l’une des activités les plus lucratives de l’archipel, l’Île d’Elthior en tête. La prolifération des maisons de passe date des débuts de la Pacification. Le gouvernement militaire en vigueur à l’époque a promulgué la Loi Pshenichnikov, qui offrait des aides à l’installation de ces établissements de plaisir sexuel, à condition de remplir certains critères. Lesdits critères devaient garantir la propreté des lieux, la sécurité du personnel et des clients, ainsi qu’un certain nombre de droits jugés humains. En réalité, ces droits avaient surtout à voir avec la rémunération des prostitués, et les établissements concernés se sont à peu près tous arrangés en bloquant les salaires sur des comptes internes pour le nombre d’années qu’ils jugeaient un corps saleable.

— Comment un truc aussi affreux a pu devenir une loi ? demande Nolwenn à demi-voix.

— À l’origine de ce dispositif, on trouve une étude anthropologique, lui explique notre hôte. En effet, lorsque les instigateurs de la Pacification se sont penchés sur la question d’un ordre mondial uniforme, ils se sont heurtés à ce qu’ils ont appelé « des facteurs de trouble ». En bref, ils se sont demandé ce qu’est la paix et ce qui la garantit. La religion, par exemple, constituait un facteur de trouble. Pour la gommer autant que possible du quotidien des citoyens, toutes les fêtes religieuses ont été retirées du calendrier normal et plus ou moins remplacées, à quelques jours près, par des commémorations civiles.

« Étouffer tout motif de discorde, de violence, sans attiser la frustration : tel était le protocole des architectes de la Pacification. Aussi, quand les plus éminents anthropologues de l’époque ont affirmé que l’insécurité publique résultait, a minima pour moitié, de frustrations sexuelles, les Pacificateurs ont imaginé un système où le commerce du sexe serait légal et normé. Pourquoi violer quelqu’un dans un coin de rue si une enseigne confortable vous propose une personne consentante à un prix raisonnable ? Pourquoi réfréner les pulsions que la société condamne si le personnel de l’une de ces maisons est disposé à accéder à n’importe quel fantasme ? Depuis l’entrée en vigueur de la Loi Pshenichnikov, la criminalité et le taux d’agressions dans l’espace public ont bel et bien chuté de plus de cinquante pour cent. Nul n’oserait plus remettre son bien-fondé en question.

Derrière son allure prude, Hazel Orsbalt n’a pas peur des mots et semble bien au fait des rouages politiques les moins reluisants.

— Que ferais-tu, alors, si la loi elle-même ne peut être abrogée ?

— J’instaurerais un encadrement plus drastique. Je ferais voter par les travailleurs du sexe eux-mêmes un tarif unique, qui leur assurerait un train de vie confortable en évitant une exploitation abusive. Il s'agirait également d'établir un plafond de passes maximal. Je réclamerais des contrôles sanitaires et visites médicales systématiques, comprenant obligatoirement un suivi psychologique.

— La propreté des lieux et du personnel n’est-elle pas déjà une priorité ? l’interroge Luna. J’imagine mal les nantis de Red Hill aller forniquer dans des taudis avec des infectieux.

— Tout n’est pas aussi contrôlé qu’on pourrait le croire. Faites-moi confiance : mon père possède lui-même quelques unes de ces institutions ; je n’inventais rien concernant ces organes remplacés.

Nolwenn fait la grimace, Dolorès la réconforte d’une caresse dans le dos. Tandis que Luna se ressert un fagot, je me démène pour terminer ma propre assiette. La lady de Whistlestorm ne nous dévoile aucune maquette concernant cette seconde réforme, qui de toute évidence ne sera pas aussi aisée que de bâtir un hôpital.

Je lève mon verre.

— À Hazel, et au futur que nous l’obligerons coûte que coûte à mettre en œuvre.

Si son sourire transpire plus la gêne que la joie, celui de Luna à sa gauche est cent fois trop sincère pour que je puisse m’y tromper.

Je le savais. Tu te fiches bien de mon diagnostic.

Le programme minuté de ce repas de palace nous laisse à peine le temps de nous ressourcer avec quelques discussions plus légères, déjà la soubrette robotique débarrasse nos assiettes et les remplace sans transition par de jolis bols remplis de gelée anglaise. Si Nolwenn ne cache pas son dégoût face au monticule de confiture gluante, et si Dolorès tâte le monstre du bout de sa petite cuillère, je me trouve pour ma part rassurée de finir le repas avec un mets si aseptisé que je pourrais en lister toute la composition.

J’ai déjà avalé près de la moitié de ma portion quand Hazel interpelle, innocemment, la plus discrète d’entre nous.

— Dolorès, j’ai ouï dire que tu avais été militaire. Sur le front du Désert, rien que ça. Une pacificatrice en chair et en os.

L’intéressée déglutit une demi-cuillère de gelée. Pour une fois, elle ne la ramène pas.

— J’en déduis que ce joli matricule qui pendouille au cou de ta moitié t’appartient, continue Hazel. Après de telles épreuves, que penses-tu de partager la même table qu’une psyko ?

Il faut croire que cette douce princesse en peignoir sait aussi frapper là où ça fait mal. Dolorès baisse les yeux, comme si le tertre translucide qui gigote dans son bol avait une maigre chance de la laver de tous ses péchés. Elle se râcle pourtant la gorge et formule sa réponse avec un calme contrôlé :

— Si tous les psykos étaient comme Luna, tu n’aurais pas à me poser cette question.

Après un nouvel effort pour ingurgiter la gélatine, le soldat demande avec nervosité l’itinéraire du petit coin. Hazel en profite pour imposer une caresse furtive à la main dégantée de sa voisine, les joues de cette dernière ne cessent de s’empourprer.

— Aurais-tu la gentillesse de la conduire aux cabinets des invités, Looney ? Je vais préparer du thé.

Luna se lève, l’air presque aussi soulagée que Dolorès.

— Épargne-leur les épices, elles ont une mer à traverser.

Nolwenn et moi restons seules en compagnie d’Hazel, qui met beaucoup de cœur à préparer notre infusion. Dos à nous sur son petit établi, elle articule si faiblement qu’on pourrait se demander si elle se donne la peine d’ouvrir les lèvres.

— Si je voulais… que Luna accepte mes sentiments… comment devrais-je m’y prendre ?

— Facile, bondit Nolwenn. Tu l’emmènes à un concert d’AKA Poliss. Ou mieux, tu les invites carrément à se produire ici !

Je secoue la tête. À ce stade, inutile de la ménager.

— Si tu veux charmer Luna, tu ferais mieux de t’attacher nue à un crucifix renversé avec un élégant « buffet chaud » tatoué sur la jugulaire.

Notre hôte se retourne vers nous, le plateau du thé à bout de bras et le visage rayonnant.

— Si c’est là une plaisanterie, Eugénie, sache que ton humour m’enchante. Si toutefois il y avait ne serait-ce qu’une bribe de sérieux parmi tout ce sarcasme, ça n’aurait pas de quoi m’effrayer. Il n’y a qu’à regarder Looney. Qui ne l’imaginerait pas en sombre vampire, en cape de dominatrice ? J’ai la désagréable impression que tous ceux que je croise me prennent pour une petite princesse sainte-nitouche. Mais, si c’est par amour, je n’ai pas peur d’être attachée, ni même mordue à sang.

Si j’étais vraiment là pour valider cette prétendante, il n’y aurait plus à hésiter. Cependant, Dolorès a pu soi-disant soulager sa vessie et le retour des deux brunes coupe court à nos bavardages puérils.

Là où le langage, qu’il soit verbal ou corporel, s’est avéré impuissant, Nolwenn invente une solution que j’admets à propos. Elle quitte la table, reprend place au piano et commence à jouer cette fameuse chanson d’AKA Poliss que les radios n’arrêtent pas de diffuser en boucle depuis l’effroyable annonce de Fate. Sans se faire prier, Hazel la seconde au violon. La plainte vibrante de l’instrument se substitue à la voix de la chanteuse. Les cordes irritées miment un rap survolté, un son que l’on n’imaginerait pas sortir de ce stradivarius digne des plus grands orchestres.

Face à cette cacophonie expérimentale, soudain, Luna laisse échapper une larme. Une émotion qui déborde. Quelque chose de vrai, peut-être.

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