75.2

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Des lustres que je me pose la même question. Pourquoi les savant-fous planquent toujours leurs expériences au sous-sol ? Depuis le temps, ils devraient se douter que c'est par-là qu'on va creuser, et qu'on va découvrir leurs sales manigances. À ce stade-là, c'est carrément une invitation. Je ne frapperai pas trois fois. D'un seul coup de poing, les phalanges forgées au fer de tous mes diables, j'enfonce le haut de la cabine.

Je saute dans le monte-charge. Plus qu'une porte entre moi et le grand nettoyage. Il n'y a pas de caméra dans les cinq mètres cubes de la cage d'ascenseur, pas d’œil cybernétique qui prolonge celui de Gin, personne pour me fliquer. Je fais durer le plaisir. Pas besoin de puissance. Pas besoin de charger, tête courbée, cornes dressées. Quand l'autre ne nous pique pas, je suis quelqu'un de calme. Une seule de mes griffes s'intercale entre les portes automatiques. Très lentement, le scalpel onguleux dissocie les siamoises d'acier. Le crissement continu renverse moi après moi dans un frisson jouissif. La main percute le sol et mes tripes sont figées, froides comme la pierre. La sueur bouillante qui dévale l'échine : sans elle, je resterais clouée sur place.

À travers la fissure, c'est le noir total – mes ombres qui m'appellent. Un coup de sabot, et les portes s'écroulent.

— Je suis sur place.

— C'est pas trop tôt ! grêle le cyborg à mon oreille. Occupe-toi de ça en vitesse et remonte. On n'a pas de temps à perdre.

Mais le seul temps perdu, je crois, c'est celui que l'on passe à fuir au lieu de cogner.

Je fais un pas dans l'antre qui pue le propre, comme les shoots de Ginger. Le sol râpe sous les pieds à force d'être lessivé. Aucune paperasse ne dépasse de la table de travail. Les ténèbres ne sont pas uniformes. Mes yeux s'éveillent à l'ombre et je commence à distinguer des cliquetis lumineux, les diodes vertes pâlottes de dizaines de caissons encastrés dans les murs. Du sol au plafond, un dallage de façades ouvrables et de tirettes polies. Rien à voir avec la pagaille du labo de la villa. Ici, c'est comme une morgue.

Je rue, d'un trait, jusqu'à l'autre bout de la pièce. Les cornes fracassent une poignée, le voyant passe au rouge et le tiroir jaillit hors de sa mosaïque. Je relève le menton. La boue noire goutte quand je me penche sur le caisson, elle s'écrase pâteusement sur un bout de chair rose. Je cligne des yeux. Là, dans le tiroir, il y a quelque chose qui vit, gigote et déglutit ; qui expire dans un tube vissé à ses naseaux. Ça a l'aspect fripé, empourpré d'un fœtus, mais ça tient à l'air libre. Ça a les membres ramassés, le rachis mou, le crâne tout cabossé. Un mètre vingt à peu près : trop grand pour un nourrisson. Ça ne boit pas au sein, parce que tout doit passer dans les tubes qui le traversent et que la bouche est prise dans l'énorme tuyau. Ça garde les yeux clos, ça ne voit rien du monde et j'imagine, du coup, que ça ne connaît pas de mots, que ça ne sait pas penser.

Je recule. Le froid me pétrifie encore les intestins, mais ce n'est pas le même. C'est une erreur. Ça n'existe pas. Juste pour m'en assurer, les griffes ripent contre un second tiroir. Un autre voyant déverdi, un autre tas de chair mal-formé qui se débat dans ses câblages vitaux.

C'est ici. C'est l'Enfer, la matrice monstrueuse de tes démons difformes. Toi aussi, pantin, tu es sorti d'une boîte. Tu as tété la perf. Les seuls seins que tu mords, tu les déchiquetteras.

Pourquoi ma tête me ment ?

Contrôle.

Et toi, qui es-tu ?

Je suis. J'existe parce que, sans moi, tu n'es rien.

C'est faux.

La vérité est laide. C'est à ça qu'on la reconnaît.

C'est forcément une erreur. Ça ne peut pas exister.

Contrôle.

Tu existes. Nous sommes laids.

Le passé n'est plus.

Alors, c'est une fiction.

Ça n'a rien de différent.

C'est un mensonge – encore un.

Mes sabots fuient d'un bout à l'autre du laboratoire. Ruée après ruée, les tiroirs s'ouvrent. Ma tête implose. À chaque rejeton amorphe, c'est comme si mon crâne s'affaissait un peu plus sur lui-même. Tout mon Pandémonium, écroulé.

Je les ai tous ouverts. Tous les tiroirs. Le constat est formel. Tous les démons ténus dont je tirais ma force, ce n'était que des têtards rabougris, rongés par leur non-vie, repliés sur eux-mêmes dans leurs coquilles de toc, aveugles et sourds, faiblards, hideux. Aussi hideux que moi.

Si on écrase une lettre d'un coup de poigne bien ferme, « tiroir », ça fait « miroir ». Ça, c'est la preuve ultime que l'autre dit vrai.

— Magne-toi ! martèle la voix dans mon oreille.

— Mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que je dois faire ?

— Qu'est-ce que ça fait, la pluie ? Ça emporte tout. Ça fait tout disparaître par la bouche d'un égout. J'ai tort ?

— Je ne suis pas Rain, Ginger. Là tout de suite, je suis...

Un mélange de bave, de bile et d'acide gastrique m'étouffe les cordes vocales. Comme les bébés-tiroirs, mes mots se font dissoudre. Ma gorge éructe un hurlement ; une éruption prémâchée qui éclabousse le sol. La puanteur du propre bat illico en retraite, terrassée par mes effluves âpres. Je tombe à quatre pattes. Les griffes me saisissent le crâne. Je suinte. Je pisse tous les liquides qu'un corps peut sécréter, tous en même temps – des vraies eaux d'artifices qui brûlent les orifices.

— Rain, qu'est-ce que tu fiches ? Tu pleures ? C'est pas le moment... Écoute, je sais qu'on t'en demande beaucoup mais...

— Ta gueule, le processeur sur pattes ! Tu sais que dalle !

Ma tête me dit un truc. Cherche bien au fond de toi, Faust. Trouve une raison, une foutue raison de ne pas le faire ; la morale ou une connerie de ce genre. Mon cœur me dit l'inverse. Vas-y, explose, Rain. Laisse toute ta rage engloutir ce trou pourri, ce putain de système qui nous réduit en cendres, en maudite poussière qui essaye de s'élever mais immanquablement redeviendra poussière.

À l'intérieur, là où ça fait le plus mal, mes petits moi s'apprêtent à jouer mon avenir à la roulette russe. Et je flippe. J'ai trop peur d'en flinguer un, de perdre la tête, d'avoir le cœur en miettes, de dégommer une partie de moi – je ne sais même pas laquelle.

Alors j'écoute la troisième voix, celle de mon ventre, la voix de la colère et de la lâcheté, l'irresponsable, celle que j'accuse toujours d'être une autre que moi même si je sais que c'est faux. Je m'en remets à mes viscères, à mon intestin qui gronde, qui résonne jusqu'à la gorge, aux kilomètres de boyaux qui se tordent sous mon nombril et à la poche d'acide qui palpite sous ma poitrine. L'expression de mes entrailles, ce n'est rien de moins que le vote de la majorité. Et c'est bien connu, la majorité a toujours le dernier mot. Qu'est-ce que c'est que cette tête qui essaye de penser, toute seule dans son coin, de peser le pour et le contre à en oublier de vivre ? Qu'est-ce que c'est que ce cœur, cet égoïste suicidaire qui assassine le bon sens pour satisfaire des désirs éphémères ? Rien comparé au poids d'un tronc grouillant de tubes et de fluides, d'une foule d'organes qui se bousculent en réclamant leur lot quotidien de pain et de sang frais.

Un dernier tour de piste. Les cornes envolent tous les caissons. Les ergots rompent les liens. Les crocs broient les chairs en charpie. Tout ce qu'il reste, je le piétine.

Cyber-œil et gueule-d'elfe ne décrochent pas un mot. La traversée retour est plus taciturne qu'une tirade de mutique, au point que l'autre dame blanche et ses discours pompeux ne sont pas loin de me manquer. Et au final, comme tout ce qu'on attend de moi c'est que je pulvérise, je brise aussi le silence.

— Vous êtes comment, là ? Vous êtes contents ? Vous êtes fiers ? Vous vous dites que c'est bien, que vous êtes des gens bien ?

— J'ai isolé mon système nerveux sur un canal parallèle, balance Ginger d'un ton machinique. Si je n'étais pas un fantôme ou un robot, franchement, je ne tiendrais pas le coup. Mais c'est pour la bonne cause.

— Pourquoi c'est moi que vous avez envoyé là-dessous, alors ? Pourquoi t'as pianoté peinard sur ta petite console et pourquoi l'autre distribuait des somnifères pendant que je faisais un carnage ?

— Parce que toi seul pouvait le faire, Rain. Parce que je n'ai pas ta puissance et que Clair flanche complètement devant le moindre truc qui déborde d'innocence.

Je me retourne sur le divan pour attraper la gorge de l'elfe.

— Et ton art à la con ? Ton kumostruc ?

Kunstmord, rectifie sa langue rêche. Le meurtre comme matière première de l'art. Sauf que, pour qu'un meurtre soit beau, il ne suffit pas d'avoir un bon appareil ni d'être méticuleux. Il faut que la cible soit belle. Il faut que son ego déborde et que son assurance s'effondre à la seconde où je l'immortalise.

— T'es en train de me dire que les bébés mutants étaient pas assez jolis pour ton objectif-tueur ?

Mes ongles se pressent sur la trachée. Là, Ginger s'interpose avec une drôle de diversion.

— Rain, est-ce que tu sais ce que c'est qu'un étalonneur ?

— C'est un genre de toubib, dis-je en me rasseyant. Y en a dans les écoles, les entreprises, je crois.

— Ce ne sont pas de simples docteurs, me corrige son timbre de traducteur automatique. Tout le monde ne peut pas devenir étalonneur. En fait, c'est plutôt une maladie. Il y a plein de psykos, avec des sens très différents, plus ou moins développés. On ne les comprend pas tous. Certains tiennent plus du mythes que de faits avérés, comme ceux qui voient l'avenir ou contrôlent les éléments. Mais d'autres sont bien connus. Les empathes, par exemple. On les identifie immédiatement, à cause de la glande qui prolonge leur oreille interne.

Mon regard fend les oreilles d'elfe. Pas d'elfe, du coup.

— Les empathes lisent les émotions à travers autrui. Ils sont parfois capables de les influencer, de guérir des maladies de l'esprit, ou de les aggraver. Entre de mauvaises mains, c'est une faculté dangereuse. C'est ce que ce sont dit les Pacificateurs. Alors, ils ont rassemblé tous les empathes et leur ont imposé de devenir étalonneurs, à la solde de l'armée, dévoués à déceler les prémices de folies et les pulsions meurtrières chez les bons citoyens comme les grands criminels. C'est comme ça depuis : dès qu'un événement douteux survient, on fait appel aux services d'un étalonneur. Mais ça va plus loin que ça. Le réseau sous-terrain a créé un élevage. Ils cueillent les empathes bébés et, au lieu d'en faire des cobayes, ils les forment pour en faire les étalonneurs les plus neutres possibles.

— Tu parles trop. Je pige rien.

— T'es sacrément centré sur toi-même, morveux ! geint l'autre photographe raté. Je vais pas te faire un dessein. Je me suis échappé du réseau. J'ai eu de la chance, pas comme ma sœur. Elle doit étalonner quelque part, maintenant.

— Alors c'est ça, ton histoire d'ombre.

— Ombre, c'est comme ça que je l'appelais. Bref. Je suis un empathe. Si quelqu'un a quelque chose à se reprocher, je le sens à plus d'un mètre. Si en face de moi j'ai l'innocence incarnée, je le sens aussi. Selon ce que je sens, je ne peux pas prendre la même photo.

— Pas si subversif que ça, l'artiste...

Je me lève. Toutes les armes de ma bête se sont rétractées dès que je suis remontée du dernier sous-sol. Elle ne me démange plus, mais autre chose le fait. Seulement, je ne sais pas quoi. C'est le vide dans ma tête et, pour la première fois peut-être, je m'y sens seule. Trop seule. Je ne sais pas pourquoi mes doigts prennent la bouteille et ma gueule vide d'une traite l'alcool de dissolvant. Je le déteste, pourtant. Tout mon ventre, maintenant, c'est un bûcher. Mes chairs s'érodent par l'intérieur. Je fonds, tête la première sur l'assise du divan.

— Tu as bien fait, caresse une voix dans mes cheveux avec un drôle d'accent humain. On ne pouvait pas les sauver, ils n'auraient pas survécu. Personne d'autre que toi ne pouvait stopper ça.

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