75.3

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Une rafale m'ébouriffe le crâne. Mon buste se tend un peu plus par-dessus le garde-fou. Les yeux plissés à cause du soleil gris, je guette en vain le tranchant d'un éclair.

— Arrête un peu de jouer les suicidaires et ferme cette fenêtre, gronde Feng Zhu depuis son bureau.

— Deux jours qu'on nous bassine avec cette foutue tempête. Il attend quoi, l'Ouragan ? Une invitation ? Je veux que ça tonne, sérieux...

Toute la journée, j'étais un somnambule, un simili-moi vacillant. Depuis cette nuit, depuis le dernier sous-sol, mes démons intérieurs restent figés dans un silence glaçant. Sidérés, parce que moi je ne peux pas l'être ; parce que moi je dois continuer de foncer, tête baissée, de pulvériser les obstacles, de déblayer la voie pour quelque chose de plus grand, quelque chose de plus beau, d'inhumain ; parce que, si l'humanité c'est ce que j'en ai vu, mieux vaut encore que le chaos nous aveugle tous, mieux vaut encore lâcher au grand jour nos monstres abîmés et nos spectres grandioses. Nos pulsions affectées arrachées, enfin, à la pommade pâteuse de notre hypocrisie sociale.

— T'es en transe, chóu. Il se passe quoi dans ta tête ?

Le néant. Un cratère abyssal entre les autres et moi. L'angoisse grandissante d'une solitude qui me gangrène. Le vide, perçant et froid.

— Ohé, Faustine ! Ici la Terre !

Pour bien enfoncer le clou, son ongle jauni, croqué, pousse le volume sur la molette de sa petite enceinte. Et c'est reparti avec cette foutue chanson !

...têtes qui s'entêtent !

On se cogne le crâne aux limites du système,

On prie pour notre ego en crachant des blasphèmes.

Personne n'écoute personne. Seules les injures résonnent.

Dans ce puits de chaos ou plus nul ne raisonne.

Notre monde, terre brûlée, antichambre des damnés –

Échiquier sur lequel se jouent toutes nos destinées –

C'est l'Enfer que l'on creuse à défaut de bien croire

Sans se douter que l'Autre est en fait le miroir.

Ta vie est ton fardeau !

Ta vie est ton fardeau !

Embrasse ton fardeau,

Ne lui tourne pas le dos.

Ta vie est ton fardeau !

Tout ça sonne étrangement comme ma réalité ; comme l'orage qui gronde et gonfle mais qui retient ses foudres. Quand la chanteuse balance son tout dernier « fardeau », il y a comme des murmures qui me grouillent sous les tempes. Un air de réconfort.

Je claque les battants dans un coup de sang et, dans la seconde, la pluie mitraille la vitre, juste pour me narguer.

— Cette chanson fait pleuvoir.

— T'aimes pas ? s'étonne ma coloc. Je pensais que c'était ton délire, ce genre de son nerveux.

— Luna fredonne tout le temps ça. Nolwenn joue leurs chansons à la gratte, et tout l'monde l'applaudit ou lui tapote la tête. La musique, moi, ça m'embrouille.

— Pff, t'as pas besoin de la musique pour ça !

Mes yeux lui jettent un regard noir.

— Quoi ? T'es tordue, chóu, tu sais. Je dis pas que c'est mal. Non. Moi, tu me vas bien comme t'es. Mais c'est dur de te cerner, de savoir si t'es contente ou si t'as la haine. Ton air renfrogné, là, c'est une façade. En fait, t'as juste peur de ressentir des trucs. T'as peur que les autres voient que t'es pas un bloc de béton. Mais ça, faut pas être un génie pour le capter, hein. Tu penses trop, Faustine, et ça te mine. Vraiment. Pendant cinq secondes, je me suis demandé si t'allais pas sauter par la fenêtre. Mais tu t'en fous aussi, qu'on puisse s'inquiéter pour toi, non ?

— Bon, si t'as un truc intéressant à me dire, crache le morceau.

— Si t'as besoin d'une épaule pour pleurer, d'une beigne pour crier, ou juste d'une pomme, il suffit de demander. Compris ?

Ma tête approuve. Moi je ne dis rien. Les mots, c'est gras. Ça colle aux dents. Ça se digère mal.

— Autre chose, chóu. Tes petites promenades nocturnes, ce ne sont pas mes oignons. Et puis, j'aime vraiment le parfum de cette fille. Mais tu as mauvaise mine. T'es crevée. Juste... prends soin de toi. OK ?

— OK.

Elle tourne trois ou quatre fois sur sa chaise de bureau, comme une toupie débile, puis elle bondit de l'assise, à pieds joints devant moi.

— Ce soir, tu es privée de sortie !

Son sourire sale, c'est comme un bol de cacahuètes. Je ne sais pas trop si ça me dégoûte ou si ça me met en appétit. Je hausse les épaules et, comme le ciel s'obscurcit, je prépare un sweat-shirt propre, prêt à être sali.

— Oh, tu m'écoutes ? Ce soir, tu ne sors pas.

— Et c'est toi, peut-être, qui va me retenir ?

Pendant que je ricane, Feng grimpe sur l'appui de fenêtre pour me barrer le passage.

— Je trouverai une autre fenêtre, tu sais.

— T'aurais pu aussi me balayer d'un coup de poing. C'est ce que t'aurais fait, il y a un mois. Mais là, non, tu vas juste trouver une autre fenêtre. Alors, je pourrais te proposer de passer la soirée avec moi. Je pourrais te rappeler que t'as perdu ton action, l'autre jour, et que je t'en dois une. Mais là, je te le demande en tant qu'amie, Faustine : est-ce que tu veux bien me rendre un service ?

Je n'ai jamais été l'amie de personne, je crois. Je ne sais pas bien comment ça fonctionne, quelles sont les étapes, comment elles s'enchaînent. Un, partager une pomme. Deux, se tenir en joug, les yeux dans les yeux, et se montrer les crocs. Trois, révéler un secret. Quatre, ne surtout pas céder à l'envie de bouffer l'autre – ou bien l'inverse peut-être. Cinq, se rendre un service. Voilà où on en est. À l'étape où on se faufile dans un couloir la nuit, la tête encagoulée, jusqu'à la porte cadenassée de la classe de sciences.

Est-ce que tu lis dans mes fantasmes les plus tordus, Feng Zhu ?

Son index ganté sur ses lèvres couvertes me demande de me taire, comme consciente qu'une question me pendait à la langue, comme si elle lisait vraiment dans mon vrac de pensées. Feng s'accroupit. Avec ses drôles d'instruments, elle attaque le cadenas. En finesse, pas comme moi.

Une proie me tourne le dos, et il me suffirait de lui bondir dessus et de croquer la nuque pour me l'approprier. C'est ce que je me dis mais, d'une drôle de façon, je n'en ai pas envie. Le claquement froid du métal me fait saigner les os. Le moindre tintement, sous les tempes, c'est l'interminable crissement de cette porte d’assesseur. Le métal, c'est l'antichambre du néant.

La porte s'ouvre sur mon paradis perdu, mon vivier grouillant d'insectes et de coassements, d'intestins à disséquer, de Grandes Machines à révéler. Il y a les vivariums qui fourmillent de gibier. Il y a les planches cloutées des plus beaux sacrifices. Il y a les tables blanches, promptes aux éclaboussures. Il y a tous les scalpels exposés dans leurs étuis, comme des artefacts. Et puis il y a moi.

Pourquoi mon sanctuaire a perdu sa splendeur ?

Pourquoi rien n'a la même saveur ?

Parce que Feng nous observe, qu'elle ne comprendrait pas ? Non. Son regard m'indiffère. Elle est indifférente aux monstres qui m'habitent, elle leur voue la même amitié stupide qu'à moi. Alors pourquoi ?

— Tu sais ce qu'on fait là, chóu ? interrompt-elle ma stase.

— Je ne te montrerai pas la Grande Machine, si c'est ce que tu espères. Ce genre ce chose, c'est au-delà de ta compréhension.

— J'ai aucune idée de ce que tu débites, me raille sa langue laiteuse. Qu'est-ce que tu penses des cobayes, Faustine ?

— Parce que je suis censée en penser quelque chose ?

C'est vrai, je n'y pense pas. Je le sens, le remue, je le vis, ça m'écrase.

— Laisse tomber. T'as pas besoin d'avoir d'avis pour me donner un coup de main.

— C'est quoi alors, ce service ?

— Tu vas sortir chaque bestiole encore vivante dans chacun de ces bocaux et la mettre dehors sans poser de question.

— D'accord, si tu veux.

Je ne perds pas de temps. J'attrape un seau à ménage, vide l'eau de savon dans le premier évier et entasse à l'intérieur toutes les grenouilles qui me tombent sous la main. Je fourre les phasmes, les sauterelles et quelques blattes dans les grandes poches de mon sweat-shirt, et Feng ouvre grand la boîte des drosophiles qui s'envolent dans la pièce, se rassemblent en nuage et tournoient au plafond.

— Merde.

— Bah, on s'en fout des mouches. Non ?

— Non. Je t'ai dit qu'on mettait tout dehors sans poser de question.

— On ouvre la fenêtre, alors.

— C'est verrouillé.

— Laisse faire. Tiens-moi ça.

Je lui colle le seau de grenouilles dans les bras, je me plante devant la fenêtre. Rien. La bête sommeille et refuse de sortir. L'autre se terre dans le silence, dans un recoin de ma tête dont j'ai perdu le chemin.

Ma satanée main tremble, rien qu'en empoignant un scalpel. Je fais aller, venir la lame, râler l'acier, je frotte et frotte le tranchant contre le châssis chromé. Le verni s’égratigne.

— Ça sert à rien ton truc, chóu.

— Ferme-la.

J'ai besoin du silence et du néant pesant pour réfracter les cris de mon pandémonium, les plaintes éternelles de mes démons difformes. J'ai besoin d'être seule pour aspirer les maux, pour me gorger du souffre ambiant, laisser rouiller mes os jusqu'à oxyder le dernier fragment d'humanité. Le crissement du scalpel et des portes siamoises supplient à mes tympans. Hors de mes poches, les insectes escaladent les flancs, et le long du dos. Je suis pleine de vie, pleine de vide, pleine d'envie. Je n'explose pas, j'éclos, hors de moi. Les cornes sont les pétales de mon ego corné, qui défoncent le carreau.

L'essaim de drosophiles prend la fuite, et nous aussi : Feng et les grenouilles qui bondissent dans le seau ; moi, le dos voûté parcouru de fines pattes. Dehors, sur la pelouse, je chasse les insectes à grands revers de mains. Elle lâche les sautillantes sur le gazon, et on les regarde s'éloigner, bond après bond, se disperser dans les buissons, la fontaine, sous les pierres déglinguées. Elle tire sur la cagoule pour découvrir les lèvres. Je ne sais pas pourquoi mon sourire mime le sien, sans dégainer les crocs.

Dehors dans la nuit, c'est le seul endroit où je trouve la paix, là où les cobayes prennent la clé des champs, sans un grincement geignard.

— Merci, souffle sa bouche gercée.

— De rien.

Pendant une seconde, j'entends l'autre : « pantin », parce que la curiosité me pique, comme on plante une aiguille dans une poupée vaudou.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas sûre que tu puisses comprendre, soupire-t-elle en s'étendant sur la pelouse humide à la façon d'un fauve repu.

— Dis toujours.

— Je me suis souvent sentie comme un cobaye, moi aussi. C'est tout. Je n'aime pas l'idée qu'on puisse faire des expériences sur un être vivant. On en a fait trop sur moi, tu vois.

— Non, je vois pas. Quel genre d'expériences ?

— C'est une longue histoire.

— Ça tombe bien, la nuit va être longue, puisque tu m'as privée de sortie.

Je ne sais plus quand c'était, la dernière fois que j'ai écouté quelqu'un avec mes deux oreilles.

— Eh bien, la famille Zhu cultive des pommes sur Pantar depuis douze générations. Tout le monde est pauvre, sur cette île. Tout le monde s'entraide et tout le monde est heureux. Chacun fait ce qu'il peut. Chaque savoir-faire a son importance dans la communauté : il y en a qui cultivent, il y en a qui construisent, il y en a qui pêchent ou qui élèvent des poules. Nos pommes sont notre contribution et notre assurance-vie.

— Un genre de Jardin d’Éden communiste ?

— On peut voir ça comme ça. Je connais pas grand-chose à la Bible. Mais je sais que le jardin appartient à Dieu et que c'est lui qui dicte sa loi. Non ? C'est un peu pareil chez nous. Les terres ne nous appartiennent pas. Celles de ma famille sont la propriété des Lebron. Ils ont toujours fait pression sur mon père, parce que les rendements de notre exploitation ne leur suffisaient pas, parce que nous refusions de changer nos méthodes. Les Lebron n'utilisent que des techniques traditionnelles sur leurs propres exploitations, mais ils ne se gênent pas pour expérimenter chez les autres. Salvador Lebron nous a obligés à utiliser des engrais non homologués. Bref, on a servi de cobayes. Évidemment, ça a merdé. Cette saloperie a fait exploser le taux de cyanure de nos fruits. Nos voisins, nos amis, nos parents, on les a empoisonnés sans le savoir.

— Et après, les pommes ?

— Pff, tu t'inquiètes pour celles que je t'ai filées ? C'est fini, on est revenus à nos bonnes vieilles méthodes et nos fruits sont redevenus comestibles, et aussi savoureux qu'avant.

— Vous avez récupéré les terres ?

— Pas vraiment. On a essayé d'en référer aux élus locaux, mais ces foutus sbires du gouverneur n'en avaient rien à foutre. Ils nous ont envoyé balader et ont laissé les Roque s'en tirer. Mes parents étaient au fond du trou. Alors j'ai pris les choses en main.

— T'as tabassé ces enflures ?

— Non. Je leur ai cuisiné une délicieuse tarte.

— Et ?

— Ceux qui n'ont pas clamsé ont fini à l'hosto. Moi, on m'a envoyée au centre de détention. Là, je suis devenue le cobaye d'une expérience sociale. Les paris des gardiens avec le C-A-S. Voilà, maintenant tu sais pourquoi j'ai fait de la prison.

— Mais les pommiers ?

— On a dû tout raser, tout replanter. Ça a coûté un bras, sans les dédommagements. Mais, tu me croiras ou pas, quelqu'un m'a racheté tout le stock de pommes-au-cyanure pour une petite fortune.

— Qui ?

— Aucune idée. Une espèce de timbrée que j'ai eue au téléphone. Je lui ai tout fait livrer, je n'ai jamais vu sa tête.

— C'est Fate, je parie.

— Ces gars-là n'ont pas l'air du genre à cuisiner des tartes. Quand bien même, je m'en fous. Ils peuvent faire le ménage à Pantar s'ils veulent. Ça m'arrange, même.

Si j'explose les salauds qui ont fait de Feng un putain de cobaye, je suis une bonne amie, je suis quelqu'un de bien. Si je balance des noms, Lady Alecto sera contente de moi. C'est vrai, je n'ai aucune idée de comment faire une tarte. Mais réduire quelqu'un en compote, ça, c'est dans mes cordes.

On reste plus d'une heure couchées sur la pelouse, à regarder les éclairs déchirer le ciel au-dessus de nos têtes, à tendre la langue à la pluie. Après sa longue histoire, Feng Zhu n'a plus décroché un mot, peut-être parce qu'elle sait que mon quotient d'humanité est limité, que je n'aurais pas aimé l'entendre toute la nuit. Tout d'un coup, des torrents pleuvent, et elle rentre. Moi je reste dehors. J'ai besoin de laisser les démons prendre l'air, de me revigorer sous la pluie qui lacère. J'erre dans le parc désert où toutes les créatures se sont mises à l'abri – de la tempête ou de moi ? Ça ne fait plus de différence.

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