Episode 70

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Luna



Mon regard caresse le fond de la tasse encore tiède, remontant la traînée de poudre caféinée pour en tracer l'oracle. Il y a tant de violence, au bord des lèvres de Dolorès ; une violence pondérée, recroquevillée sur elle-même plutôt que d'exploser à la figure d'autrui – une grenade honteuse dont elle bombarde sans relâche sa propre essence. Quoi que l'on puisse présumer au premier abord, Dolorès protège moins ma sœur que celle-ci ne prend soin d'elle. Je le pressens. Éternelle candide, l'insouciance opiniâtre brandie comme bouclier, Nolwenn ignore les écueils qui jalonnent leur chemin. À ses pupilles toujours émerveillées, si abrupt soit l'obstacle, il ne semble jamais qu'une partie de chat-perché. Cette innocence la sauve sans qu'elle en ait conscience.

Je ne me leurre pas, toutefois. L'amour est aussi cruel qu'une brûlure, au fer rouge. Tout ce qui nous attise nous consume également. Un jour ou l'autre, les plaies béantes de Dolorès l'éclabousseront ; un jour ou l'autre, sa joie fanera, sauf si nous maintenons l'illusion de l'harmonie. Ce que cache le soldat, par-delà l'abîme de ses yeux ou ses tresses de jais, ne me concerne en rien. Je préfère en faire fi, quitte à me fourvoyer. Qu'elle mente si elle le souhaite, si cela signifie préserver l'étincelle de celle qui nous rapproche : cette drôle de femme-enfant que nous affectionnons.

C'est avec une sorte de déférence affidée, peut-être pour sceller ce pacte cauteleux, que j'outrepasse son aura d'un geste sororal. Enfin, qu'est-ce qui m'a pris ? Sitôt l'ai-je effleurée qu'une onde inouïe m'accable. Dans l'autre plan du monde, nos halos se télescopent. Un bref instant, je ressens tout à travers elle, mon être pilonné par des salves de regrets, de scrupules, de mépris. Un sens inconnu me submerge – sensation ineffable, ni vue ni toucher, née aux confins des deux. Un œil aveugle s'entrouvre dans la nimbe que j'exhale sur le revers du monde ; un œil qui, au lieu de distinguer formes et couleurs, frôle les tréfonds d'autrui. Sa pupille tempétueuse résonne comme je pense, elle réfracte les mots que j'aurais voulu taire.

« Si tu lui brises le cœur, si tu ne brises qu'une once de son innocence, je t'occirai de mes mains. »

Lorsque j'ôte mon index et m'arrache au typhon de ses fantômes passés, Dolorès me toise, les iris noirs cerclés d'une lueur stupéfaite. Sans pouvoir l'expliquer, j'ai l'intime conviction qu'elle a ouï ma menace, sans que je la prononce. Quant à moi, je digère amèrement le poids de vérités tout juste entraperçues. Tel mon miroir inversé, tandis que je fomente patiemment ma vengeance, la guerrière ébréchée arpente les voies sinueuses de sa rédemption, volée si nécessaire. Elle sait – tout comme je sais – que la vérité est une bombe pétrissable ; un pétard criard qui enfume les non-dits.

Mon esprit lutte pour demeurer dans une demi-transe tandis que je gravite autour de la table, baladant une main farceuse dans le dos de mes sœurs. Cette connexion prolongée avec le plan astral m'éreinte et je titube, rattrapée de justesse au dossier d'une assise. Je puise néanmoins dans mes forces les plus âpre pour maintenir mon aura, vive, et frapper les leurs. Je répète sans faiblir le même appel muet : « C'est moi, Luna. M'entends-tu ? » D'un œil encore lucide, je guette les réactions sur les visages. Nolwenn tourne sur moi ses yeux tout ébahis, sans trop oser y croire, et Cerise me sourit dans un hochement de tête tout à fait éloquent. Faustine, enfin, découvre un rictus goguenard ; gouaillant sans retenue mes talents inoffensifs. Les autres restent de marbre. Si l'usage exact m'est encore nébuleux, je décèle là-dedans quelque télépathie — une puissance sournoise qui, tout bien considéré, me sied comme un gant.

Je reprends ma place auprès d'Eugénie et lui glisse :

— Y a-t-il dans mon génome autre chose qu'une chauve-souris ?

— Non, absolument rien.

— Si j'émettais, disons... des ultrasons. Est-ce qu'un chat pourrait les entendre ?

— En partie, sans doute. Tout dépend de la fréquence. Où est-ce que tu veux en venir ?

— Nulle part. J'essaye juste de comprendre ce que je dois à Magnus et ce qui relève... d'autre chose que la science.

— Quelque chose de psychique, hein ? insiste Dolorès, les joues gondolées par la méfiance.

— Nous ne sommes pas dans le Désert, soldat. Un esprit éveillé n'est pas nécessairement celui d'un adorateur.

Nolwenn calme le jeu d'une habile manœuvre – sans doute involontaire.

— Eh, Luna ! s'exclame-t-elle. Y a un nouveau morceau d'Aka Poliss qui vient de sortir.

J'ai coutume de ne pas m'étendre sur mes goûts musicaux. J'aime que l'on m'imagine n'écouter que du Chopin sur une platine grinçante. À la vérité, c'est plus volontiers sur la voix déchaînée de Yelena Yesaulova que j'aime à lire les penseurs d'autrefois, à aspirer à pleine gorge le thé encore bouillant, à tordre mon corsage dans un élan revêche. Cela, seules mes sœurs le savent.

Dolorès se penche sur le téléphone de Nolwenn pour l'enjoindre de monter le son. Ce à quoi ma sœur s'apprête, aussitôt interrompue par le clignotement soudain de tous les hologrammes et autres écrans muraux qui parsèment l'Agnopole. Au fondu au noir succède un flash aveuglant, au son d'une secousse trois fois répétée, telle l'annonce qui au théâtre précède le lever du rideau.

Alors, un sigle inconnu tapisse tout le centre-ville : un F capital aux empâtements tranchants, telles des lames de bourreau. L'arête se prolonge vers le haut en une sorte une torche à la lueur verdâtre.

— Ô peuple d'Agnakolpa, énonce une voix synthétique, maintes fois dépouillée par autant de programmes de tout accent humain. Chacun parmi les hommes endosse l'avenir du monde et le salut de tous. Nos dieux se sont tu, souvent, et ont cessé aussi de nous montrer la voie, de nous guider sur le chemin de la vertu. En promettant à ses adorateurs mille pouvoirs mensongers, le Culte de l'Irréprochable a détrôné nos vieilles religions et, sous couvert d'écraser les psychiques et autres nouveaux hérétiques, nos gouverneurs se sont octroyé tous les droits. Quiconque ne croit pas en la Paix est l'ennemi de l'Union. Pourtant, chers tous, cette paix n'est qu'illusoire. Nos dirigeants nous dupent et outrepassent leurs fonctions, nous réduisent à quémander leur clémence hypocrite. Pendant que nous œuvrons, chacun dans notre foyer, à vivre décemment, à rendre le monde meilleur, que font-ils ? Ils engraissent le Réseau de conditionnement d'esclaves démunis, les exploitent, les achèvent. Ils ouvrent des harems à la chaîne, où défouler les bas instincts que leur statut censure. Ils mentent, violent, tuent, écrasent, tandis que nous ployons sous les lois qu'ils n'appliquent qu'à leurs propres fins. Comprenez-vous, Agnakolpais ? Le temps est venu de relever la tête, de confronter en face les monstres qui nous dominent, qui règnent par la force et jouissent par la violence. Il est temps, à présent, de vous en remettre au dogme qui saura vous servir. Notre dogme. Nous nous faisons connaître sous le nom de Fate. Fate œuvre pour la liberté, pour la justice et pour l'ordre. Quiconque entrave ces valeurs le paiera de sa vie. La Grande Purge a déjà commencé. Tous ceux qui abusent de leur autorité auront à répondre de notre Justice. Bernicia Magtibay, éminente membre du conseil d'administration de l'archipel et conseillère du gouverneur ; elle fut aussi à la tête de l'un des plus grand réseau de trafic humain du Pacifique Ouest. Nous aimerions maintenant vous diffuser quelques images de sa mise à mort, soigneusement tue par nos régents.

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