Episode 71

4 minutes de lecture

Cerise

Tous les yeux sont tournés vers les clichés atroces que diffusent en haute définition tous les écrans de l'Agnopole. Tout le monde voit le harpon transpercer le buste de la conseillère Magtibay, puis, l'image qui suit, son corps inerte pendu à la tringle, au milieu des rideaux, comme une vulgaire peau de bête.

La voix machinique de Fate conclue sur le même ton monocorde :

— Vous trouverez en ligne un forum, Fate-Justice. Si vous avez connaissance d'un quelconque crime commis, par un représentant ou un concitoyen, nous vous serions grès de nous en informer sur cette plate-forme dédiée. Fate se chargera d'exécuter une sentence adéquate. À vous, forces de l'ordre et autres autorités : inutile de vous démener pour fermer cet espace de libre expression. Vous perdriez votre temps, le forum renaîtrait immédiatement de ses cendres sur un nouveau serveur. Nous y sommes préparés. Nous exhortons plutôt tous ceux qui parmi vous ont encore soif de justice, d'équité et de bien à collaborer. Que vous soyez policier, indépendant, ou encore candiru à la solde des puissants, votre expertise et vos informations nous sont précieuses. Quelques soient vos bavures, si vous n'êtes que le patin de cette machination, le Sort saura se montrer clément, à condition toutefois que vous vous en montriez digne. La Grande Purge a débuté. Vous pouvez dorénavant compter sur Fate pour vous rendre justice là où la Justice même n'a cessé d'échouer.

La voix se tait et les écrans reprennent les couleurs coutumières des pubs de shampoings, des affiches de films et autres dates de spectacles.

— Le monde va vraiment mal, soupire Eugénie. Qu'est-ce que c'est encore que cette organisation ? Vous croyez que quelqu'un va les prendre au sérieux ?

Century Ward tout entier fourmille dans le tohu-bohu des murmures, chacun y va de son commentaire. La mystérieuse organisation et ses promesses aux échos menaçants ont assurément bousculé les esprits. De là à ce qu'on les prenne au sérieux, il n'y a qu'un petit pas.

— Foncièrement, ils n'ont pas tort, affirme Dolorès. Mais est-ce qu'il y a besoin d'une telle mise en scène ? Qui nous dit que ces gens-là valent mieux que ceux qui nous dirigent ? Ça pue le coup d'état.

— Un dogme, c'est un dogme, dit Nolwenn. Et tuer quelqu'un juste parce qu'on n'est pas d'accord...

— C'est parfois nécessaire, l'interrompt Luna. Oh, ne me regardez pas comme ça. Je n'ai aucune intention de faire l'apologie du meurtre. Je ne sais pas quoi penser de ce que l'on vient d'entendre. Ce que je sais, en revanche, c'est que nous avons vécu dans le calme, dans l'insouciance, parce que d'autres ont été exterminés. Toutes les politiques actuelles découlent de la Grande Guerre. La guerre n'est jamais souhaitable, mais elle s'avère parfois le dernier recours. Si Fate décide de faire la guerre à nos institutions, peut-être est-ce pour certains l'ultime chance d'obtenir réparation, justice, ou au moins la vengeance. Et si l'armée elle-même en avait eu après Magnus, Fate ne serait-il pas de notre côté ?

— Hors de question qu'on s'associe avec des fous qui tuent pour le plaisir ! proteste Emmanuelle. Et si c'était l'inverse ? Si Magnus avait été victime de cette Grande Purge ?

— Pourquoi on se prend la tête, en fait ? lance Adoria, agacée. C'est vrai, quoi. En quoi ça nous concerne ? On n'a qu'à juste faire comme si de rien n'était. Personne va prendre ça au sérieux, et ça va retomber.

— Ça, je crois pas, ricane Faustine.

Elle a raison. L'agitation ne s'apaise pas dans le bar. Les gens se sont déjà tournés vers leur téléphone, leur holopad, leur montre connectée. Je devine à ses sourcils froncés qu'Eugénie elle-même n'a pas résisté à la curiosité de visiter le forum, à l'intérieur de ses lunettes. Je lui demande :

— À quoi ça ressemble ?

— C'est affolant. Tout le monde balance des noms...

— Reste à voir comment Fate entend gérer tout cela.

— Comment ? Comme des assassins, Luna. Parce que c'est ce qu'ils sont.

Emmanuelle et Luna ont déjà eu leur lot de désaccords. L'une croit que seule la preuve et un procès argumenté peuvent condamner un coupable. L'autre soutient que, parfois, la fin justifie les moyens. La première idée me paraît la plus raisonnable. Néanmoins, notre père a bafoué toutes les lois de la Nature pour nous créer, mutantes. Aucune loi ne prévoit notre existence, ni la façon dont il faut nous traiter. Sans compter que Luna a de quoi s'inquiéter, avec ses dons psychiques.

Nolwenn fait glisser son téléphone au milieu de la table. Mon ventre se serre, à l'idée qu'elle aussi ait pu consulter le forum. Pourtant, l'écran n'affiche que le triangle familier de sa liste de lecture. Coupant court à la discorde, la voix de Yelena scande un rap acide qui résonne étonnement avec le monde, à l'instant.

Ta vie est ton fardeau !

Une mort prématurée prescrite par les Cieux.

Ta vie est ton fardeau !

À la sortie d’Éden les grands te crèvent les yeux.

Vautrés dans leurs palais d'ivoire et de défense,

Ils nous bombardent d'intox et sèment la démence.

On fuit comme des hamsters, toujours dans la même sphère,

Prisonniers de nos pairs, prisonniers de notre ère,

Des lois qui nous destinent à tuer notre père,

À adorer une mère et à juger nos frères.

Ta vie est ton fardeau !

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0