Chapitre 19 - Sous la caresse du banc, de l'ombre et du métal

11 minutes de lecture

*Kyoto

Presque six mois étaient passés.

Entre l'entraînement de Yuta Okkotsu, ses cours à l'école de Kyoto et parfois à Tokyo et son attente stressante d'un message de son « frère », Reiketsu avait fini par accepter quelque chose d'insensé, qu'auparavant il n'aurait pu admettre ; traîner avec Satoru Gojo. Ils étaient tous deux de la même génération, et malgré leurs différents fréquents…

— Tu peux pas te passer de moi, hein~

— Va te faire foutre, répliqua Reiketsu.

…malgré leurs différents ? Rien. Ils étaient le feu et l'eau. Pourtant, pensa Reiketsu en avalant un mochi avec délice, faut que je m'y fasse. Pour Uyeno.

— Tu ne prends même pas le temps de les savourer ! s'offusqua Satoru, la main sur le cœur.

— Chacun sa façon de graille ; tu veux qu'on parle des bruits chelous que tu sors ?

Tu tu~ ! Un novice dans l'art de la sucrerie n'a rien à me reprocher.

— Mouais…

— Quelque chose te tracasse.

Reiketsu tiqua ; toujours aussi vif, ce type ! C'en était presque effrayant… Pourtant, le rêve où il l'avait assassiné était encore vif dans sa tête, et il était sûr que le Roi Écarlate y était pour quelque chose. L'exorciste châtain haussa les épaules.

— Les cours sont un peu difficiles à préparer.

— Attends… (Satoru fit une mine déterrée) Tu prépares tes cours ?

— Euh… Oui ?

L'albâtre éclata de rire, attirant l'attention des passants dans la rue. Reiketsu se renfrogna et lui somma d'arrêter, mais l'autre redoubla d'intensité vocale en se tapant les genoux. Au point de faire rougir de honte son collègue !

— Arrête de beugler comme un macaque constipé ! grinça-t-il en s'excusant maladroitement envers les passants.

— Un… Bwa ha ha ha ! Un macaque constipé !? (Satoru finit par se calmer, mais demanda au grand dam du châtain) Je veux savoir comment tu connais le son d'un macaque constipé.

— J'ai travaillé dans un zoo, répondit très sérieusement Reiketsu.

Ce qui était la vérité ; pour pouvoir subvenir à ses besoins avant d'être reconnu apte à son métier d'exorciste, il avait bossé quatre ans dans un zoo à Niigata.

— Nooon ?

— Siii…

Pourquoi avait-il répondu comme ça ?

— Tu m'étonnes chaque jour, Rei-kun~ !

— Que… (il s'empourpra) M'appelle pas comme si j'étais ton pote !

Satoru fit encore l'inexplicable : il prit un air blessé, que l'autre ne sut interpréter. Bluffait-il ? Tentait-il de le piéger ? Mais telle la grosse pelote de laine et d'empathie qu'il était, Reiketsu ne put s'empêcher (surtout que l'exorciste aux yeux bandés ne rétorquait en aucune manière) et s'excusa.

— J'aime juste pas les surnoms, s'empressa-t-il d'ajouter.

— Mmh… (on aurait dit que l'humeur de Satoru était retombée vers des niveaux plus humains) Alors qu'est-ce que tu aimes ?

Sachant qu'il était trop tard pour le rebiffer, Reiketsu soupira… Puis lui révéla ses envies.

* * *

Sérieusement ? Un cimetière ?

Satoru faillit faire un commentaire quand à la requête de son collègue aux yeux d'ambre. D'ailleurs, parlons-en de ses yeux ! Depuis toujours, on complimentait Satoru pour les siens, les attribuant de « dons divins » ou des trucs plus ronflants. Pour quelqu'un de fantastique comme lui, et qui le savait, c'était mettre une deuxième cerise sur le gâteau ; ça ne servait à rien.

Les yeux de Reiketsu, en revanche… On aurait dit le vent de l'automne qui avait été scellé dans une cage de verre. L'automne, c'était la saison préférée de Satoru, parce qu'il aimait beaucoup ses couleurs. Et celles dans les yeux reflet miel de l'autre exorciste l'avaient fasciné dès le premier regard…

— Pourquoi tu me mates ? demanda le concerné en fronçant des sourcils.

— T'as un point noir sur le nez, répondit aussitôt Satoru, menteur comme pas deux.

Reiketsu sortit précipitamment son téléphone pour checker son visage, au grand amusement de l'albâtre. Contrairement à ce que beaucoup pensaient, Rei-kun était très soigneux envers sa propre apparence ; ce n'était, contrairement à lui, pas un « beau-gosse » naturel. Et du point de vue de l'homme aux « yeux divins », ça le rendait plus authentique.

Ils déambulèrent dans le cimetière, jusqu'à que Reiketsu s'arrête devant une tombe. Simple, presque moche, Satoru ne voyait pas ce qu'on pouvait lui trouver. Il n'y avait ni fleurs, ni photos encadrées. Juste un nom, une date de mort et c'est tout.

Pourtant, Reiketsu se pencha vers la tombe en priant. Et ce qui surprit Satoru, ce fut ce visage paisible agrémenté d'un léger sourire. De la joie ? De la nostalgie ? L'albâtre n'était pas aussi bon que son collègue châtain pour décrypter les sentiments…

— Qui est-ce ? s'enquit-t-il en lisant le panel « Shuyaga Tamomari ».

Il l'avait laissé recueillir un petit moment avant de poser cette question.

— La mère d'Uyeno, répondit ce dernier, sa voix empreinte d'une émotion inexplicable.

Mais néanmoins compréhensible. Du moins, pour Satoru : c'était cette même émotion qu'il avait ressenti lorsqu'on lui avait annoncé que sa mère était morte en le mettant au monde. Un mélange d'absence, de distance… et d'une tristesse complètement irrationnelle.

— Tu n'as jamais entendu parler d'elle ?

— J'avoue que non, reconnut Satoru en secouant sa tête.

— C'était une exorciste de Singapour. Elle a changé de nom lorsqu'elle s'est mariée avec le vieux. Avant, on l'appelait « Kepala Mengarut ».

— Quoi ? Sérieux ? La « Kepala Mengarut » ?

Cette exorciste était une vraie légende, au même titre que lui-même au sein du Japon. Autrefois sévissait un fléau de classe S dans l'Indonésie, née de la peur que les gens avaient des tempêtes et tornades. Et à elle seule, cette femme avait terrassée le classe S en usant de techniques occultes oubliées de tous, pour finalement l'exorciser si fort que les nuages dans le ciel avaient éclaté. On avait parlé de la « Femme du Matin » ou un truc dans le genre. J'aurais bien aimé avoir un surnom stylé, aussi.

— Alors cette légende vivante s'est fondue dans l'anonymat ? Quel gâchis…

— Elle a eu raison, tu ne penses pas ?

Satoru le regarda lancer un regard d'envie vers la tombe ; enviait-il une personne décédée dans l'oubli ? Bizarre…

— Bof.

— Je m'y attendais. C'est assez difficile de se projeter en l'état quand on est nous-même aveuglés par notre propre condition.

— Formulation cheloue, mais c'est l'hôpital que se fout de la charité ! Sérieux, Reikestu, il n'y a que les faibles pour penser comme ça.

— Les faibles, oui… Tu as sûrement raison… (il se redressa) On y va ?

— Où ?

— J'ai besoin de me défouler.

* * *

La salle d'arcade était bondée. Les éclats de rire, de voix, les odeurs sucrées et salées. Cette atmosphère n'avait rien de surprenant pour un mondain quelconque, mais pour Reiketsu, qui voyait l'autre monde, celui des ombres miroitantes d'énergie occulte… C'était une foire à démons, un festival des esprits farceurs. Il en voyait partout, des fléaux mineurs. Sur la tête, les épaules, dans les jambes des gens.

Mais à peine arrivés, lui et Satoru, que les masses conscientes invisibles filèrent en catastrophe, effrayées par la présence écrasante des deux exorcistes. Ce n'était qu'un effet secondaire d'une réserve immense d'énergie occulte, mais Reiketsu soupçonnait que le fait d'être un Prince y jouait beaucoup. N'y pense pas, se dit-il immédiatement. Il devait profiter du moment présent, parce qu'il n'en aurait bientôt plus du tout.

— Tu veux jouer à quel jeu ? lui demanda son collègue.

— On attend que le Metro Fighter II se libère ?

Il hocha de la tête, et ils partirent s'asseoir dans la salle d'attente. Reiketsu, lui, n'attendait pas ; il trépignait. Ses émotions étaient conflictuelles, et il devait sans arrêt regarder tourner son regard vers l'affiche d'un groupe de jazz alternatif pour se concentrer sur autre chose. Mais le stress ne descendait pas ; cette impression désagréable que quelque chose allait arriver sur votre dos.

Son téléphone sonna ; il sursauta si fort qu'il tomba de sa chaise.

— Oulà ! Tout va bien ?

Un des clients de l'endroit l'aida à se relever, Reiketsu prétextant qu'il avait été surpris par un bruit. Il tourna furtivement son regard vers Satoru ; ce dernier n'avait pas réagi, jouant à Trendy Trush sur son téléphone.

Celui de Reiketsu sonnait toujours. Il le décrocha, et une voix familière en sortit :

C'est l'heure. Rejoins-moi à l'aéroport le plus vite possible.

— Compris (il raccrocha, puis se tourna vers Satoru) Désolé, j'ai une urgence.

L'autre lui fit un signe que ce n'était pas grave, et Reiketsu sortit en trombe de la salle d'arcade, bousculant au passage un couple qui entrait. Malgré les protestations, il ne s'arrêta pas pour s'excuser. Il marcha jusqu'à la grande rue la plus proche, et appela un taxi, qui arriva deux minutes plus tard.

— Je dois me rendre à la gare, indiqua-t-il au chauffeur.

L'autre acquiesça. Alors que la voiture démarrait, le téléphone de Reiketsu vibra ; un message du « Frère » : « j'espère que tu es confortablement installé ! Ce chauffeur est l'un de nos associés, il veillera sur toi le long de ton voyage ». Le châtain leva directement les yeux vers le rétroviseur, pour croiser ceux froids de cet « associé ». Leur échange visuel pouvait se résumer à : « aucune chance de s'enfuir ».

Reiketsu aurait pu réduire cet abruti et sa voiture en poussière, mais Uyeno faisait partie de l'équation, alors il ne comprenait pas pourquoi le Frère prenait autant de précautions. L'exorciste se cala dans le siège et regarda défiler la ville, lentement endormie par le coucher de soleil.

L'aéroport fut atteint en un temps record, de part l'absence inopinée d'embouteillages, mais également par le fait que le chauffeur était passé par les petites rues. Là, il gara sa voiture et lui et Reiketsu sortirent pour rejoindre l'immense bâtiment noir de monde. C'était une période estivale et les gens partaient à l'étranger pour s'offrir quelques rayons de soleil avant les prochaines averses.

— Nous allons prendre le vol vers Munich. J'ai déjà chargé nos bagages.

— Combien de temps ça nous prendra ?

— Quinze heures.

C'était très long. Un aller simple en enfer, mais le train de la mine serait accommodé d'un type louche qui vous suivrait même jusqu'aux chiottes. Avec un tel programme, Reiketsu ne pouvait que s'amuser ! Il suivit le chauffeur jusqu'à un bar, où ce dernier commanda deux thés traditionnels, et l'exorciste en profita pour lui demander :

— Comment vous vous appelez ?

L'autre lui lança un regard mauvais.

— Vous devez bien avoir un nom…

— Qui importe peu. Tout ce qui compte, c'est que je vous amène à destination.

— Vous avez une famille ? (Reiketsu décida de pousser encore plus) Ils l'ont pris en otage ?

Le chauffeur but son thé en silence, ignorant royalement le châtain. Bien, se dit-il, au moins je n'aurais pas à taper la conv' avec ce type. Il but son propre thé, puis attendit. Ennuyé, il finissait par observer les gens qui allaient et venaient. Ainsi que les petits fléaux qui les accompagnaient, ricanant dans leurs cheveux, sur leurs épaules. Je me demande si le chauffeur peut les voir aussi…

Ils partirent une demi-heure plus tard, suivant la file indienne pour embarquer dans un modèle français. La queue était longue, Reiketsu s'ennuyait. Il voulut prendre son téléphone, mais l'autre type lui lança un regard menaçant qui lui indiqua de suspendre son geste. Ce gars voulait le torturer, c'était certain.

Trois quarts-d'heure. Trois quarts ! Le châtain avait failli s'endormir sur place quand les contrôleurs scannèrent leurs billets, vérifièrent leurs sacs. Soudain, l'un d'eux s'exclama :

— C'est quoi, ça ?

Il montrait l'écran de l'ordinateur qui affichait l'image radio des sacs. En effet, une sorte de bille blanche apparaissait, ce qui n'était pas bon signe. Reiketsu se tourna vers son geôlier, qui resta de marbre mais répondit :

— C'est un traitement à base de lihtium, de magnésium et de fer. C'est ma dernière pillule.

Trop rapide. Trop exact, trop précis. Un mensonge, aussi ficelé et mariné soit-il, a toujours le même goût. Le contrôleur le regarda d'un air un peu circonspect, et ajouta :

— Vous avez une ordonnance ?

Reiketsu vit le chauffeur se tendre, et comprit qu'il n'avait pas d'excuses dans l'immédiat. Le jeune homme ressentit un malin plaisir à ce que leur vol soit annulé, que le type soit potentiellement arrêté et permette à Reiketsu de partir… Mais, attends une minute ! Si la mission capote à cause d'une telle broutille, c'est à Uyeno qu'ils vont s'en prendre ! Grinçant des dents, il prit les choses en main :

— Il l'a oublié à l'hôtel. Vous n'avez qu'à le jeter !

Sans que le contrôleur accepte, Reiketsu attrapa le sac qui coulissait de l'autre côté et ouvrit la valise du chauffeur : trousse de toilette, vêtements de rechange, livres mondains… Aucune chose d'étrange, se dit Reiketsu en farfouillant. Il trouva la petite bille, et l'attrapa. Dès lors, une énergie étrange le traversa, une petite brise fraîche d'automne qui appelle l'hiver.

Un peu confus, il la passa au contrôleur, qui ne réagit même pas et la balança dans la poubelle. Enfin, c'était ce qu'il croyait…

— C'est bon, on va vous laisser passer, soupira-t-il, sûrement fatigué par sa longue journée. Mais ne croyez pas que ça passera partout !

— On s'en souviendra, fit Reiketsu en allant dans le couloir relié à l'avion, suivi de près par le chauffeur qui semblait maussade.

Ils s'installèrent dans l'appareil à leurs places respectives : le chauffeur à la fenêtre, l'exorciste à son côté. Ils furent rejoints par une vieille grand-mère, qui se plaignait des malpolis dans les transports en commun, mais qui s'endormit presque au moment où elle s'assit. Reiketsu lança un regard au chauffeur ; apparemment, il n'avait pas l'air d'être dans son assiette.

— Cette bille était important pour vous ? s'enquit le châtain avec un sourire en coin.

L'autre lui lança un regard meurtrier… auquel il répondit en sortant le-dit objet de sa poche. Le chauffeur écarquilla les yeux.

— Comment avez-vous… ?

— Certains exorcistes prônent avoir le don de télékinésie aux plus inexpérimentés, mais il n'en est rien ; un petit coup d'énergie occulte, et les objets sont pris de folie comme avec les poltergeists.

Le chauffeur le regarda silencieusement, ce qui Reiketsu mal à l'aise. Un frisson le parcourut ; sans réfléchir, il se tourna. Il crût voir… Non, ce n'est que mon imagination. Mais fut tiré de ses pensées par :

— Mon nom est Jinpaichi. Kado Jinpaichi.

L'exorciste se retourna, étonné, mais le chauffeur avait déjà sorti la panoplie du voyageur expert (écouteurs, coussin-nuque et cache-yeux) et s'était assoupi. Il aurait bien aimé le réveiller pour continuer à lui parler, lui poser des questions sur cette bille étrange ou son implication dans toute l'affaire, mais…

« Tout vient à point à celui qui sait attendre » résonna la voix de Yanagi quand le gamin aux yeux ambrés lui demandait quand est-ce que le repas serait prêt.

Reiketsu décida donc d'attendre le point où Kado passerait à table.

* * *

Dans l'ombre, il attendait. Il se léchait les babines, prêt à bondir sur quiconque aurait eut une assez mauvaise journée. Dans l'ombre, il prétendait ne pas se faire entendre, se cachant entre les valises, sous les pieds des voyageurs. Dans l'ombre, il s'étendait pour éviter que l'exorciste le remarque.

Dans l'ombre, il décidait tout. Qui allait vivre… Ou mourir dans cet avion maudit où il avait vu sa mort.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Reydonn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0