Chapitre 14 : Le Rescapé

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A l’arrière du nouveau camion siège une reproduction miniature de l’infirmerie. Au centre, une natte sur paillasse est prête à accueillir le blessé. Les bancs où nous sommes assis, le long des parois, sont en réalité de longues malles profondes, abritant des vivres et équipements non essentiels. Et au-dessus de nos têtes, des étagères contiennent du matériel médical. Le tout est incroyablement bien agencé pour ne pas sacrifier le pragmatisme à l’espace de stockage.

Mais je ne pourrais pas m’en désintéresser davantage. Je vibre d’impatience, luttant pour rester assise et ne pas perdre contenance. Toutes mes pensées tourbillonnent dans ma tête, un mélange de prières sans convictions, d’espoir hésitant, de doutes, d’effarement … et timidement, de joie. Je peine à le croire, mais je le désire de tout mon être : le sort a épargné quelqu’un d’autre ! Je ne suis pas seule au monde finalement !

A mes côtés, la présence solide de Ndara, Maître Geloof et de deux autres soldats m’aide à garder la tête froide. Il m’a clairement été fait comprendre que je devais rester en retrait jusqu’à ce que le pronostic vital ait été prononcé, afin de ne pas entraver l’intervention médicale. Et bien que l’idée de ne pas pouvoir m’assurer de mes propres yeux qu’un compagnon ait survécu me hérisse le poil, je ne peux que consentir. Ils veulent simplement lui sauver la vie. Et je respecte le fait que ces guerriers aient cette double facette, l’aisance avec laquelle ils passent de l’une à l’autre, toujours dans le même but : secourir.

Autour du pick-up, le désert est redevenu silencieux entre deux explosions. Le reste du régiment est déjà en route pour le nouveau point de ralliement. Il ne reste plus que nous et une unité mobile pour nous protéger d’un éventuel pépin. Comme prévu, la zone est désormais vierge de toutes traces de notre passage. Une fois que nous aurons décoller, l’évacuation sera complète et une réussite. Et cela me terrifie.

Je sais que c’est un vestige de paranoïa, celle qui me hante depuis tous mes proches se sont faits massacrer sous mes yeux. Je sais que ces hommes sont des professionnels, et que ce genre de mission est leur quotidien. Mais je ne peux taire la voix insidieuse qui me murmure que nous sommes dans une position extrêmement précaire face aux imprévus.

Quand il a fallu décider qui resterait en arrière, le choix s’est porté sur Ndara, une urgentiste hors pair, et Maître Geloof. En dépit de son grade et son âge, en tant qu’Invité, il était le seul ayant une chance de tirer des informations du ressortissant de la Cité Sainte s’il devait succomber à ses blessures. Dans la mesure où j’ai été assigné à son service, j’ai pu les accompagner.

Et autant je suis reconnaissante de cet état de fait, je suis inquiète. L’idée que le médecin en chef, un doyen, soit laissé en retrait me remplit de malaise. Lorsque j’ai exprimé ces inquiétudes ce dernier, à demi-mot, il m’a assuré que les troupes ennemies étaient hors de portée, inconscientes de notre présence. Que nos déplacements anticipent les menaces avec une marge de sécurité suffisante. Que les bombes que nous entendions étaient une procédure classique pour éloigner les prédateurs qui abondent sur ces terres. Que nos éclaireurs étaient presque sur nous.

Et si cela m’a rassurée un temps, mes sens demeurent en alerte, insatisfaite par la situation. Vivement que nous partions d’ici avec mon compatriote, sains et saufs.

Comme si mes prières avaient pour une fois été entendues, des voix se font entendre à l’extérieur. On nous fait signe de nous tenir prêt, et de nous préparer à procéder aux soins avec le camion en déplacement. Nous allions partir dès l’embarquement des retardataires.

Incapable de patienter plus longtemps, je me lève et bondis hors de la remorque avant que l’on puisse m’en empêcher. Une fois les pieds à nouveau dans le sable, je sonde l’horizon. Et là, à la lisière d’une dune, je les vois. Quatre silhouettes, en portant une cinquième. L’espoir qui peinait à se faire entendre inonde ma poitrine d’une chaleur douce et réconfortante, soulageant mon âme en deuil. J’expire de soulagement.

Un quad de l’unité de défense est allé à leur rencontre, gravissant le relief aisément avant de faire un cercle autour des éclaireurs pour s’assurer que la voie était libre. Il indique au groupe de continuer d’avancer, pendant qu’il couvre leurs arrières. Je m’apprête à courir dans leur direction pour les aider à ramener l’homme inconscient, mais une main me retient.

L’officier de la logistique, dont je ne connais pas le nom, rompt le contact une fois mon attention sur lui, et m’ordonne :

- Ils vont s’en charger, retourne au camion maintenant.

Et en effet, derrière lui, deux soldats avec un brancard sont déjà à mi-chemin pour relayer les éclaireurs dans le rapatriement du blessé. Reculant d’un pas, j’acquiesce et l’homme détourne son attention pour faire une mise à jour au régiment principal. Mais je ne peux me résoudre à regagner la sécurité de la remorque.

Bientôt, le groupe arrive enfin, et sur le brancard, je distingue sous les abondantes tâches de sang les robes de Maître Aakaash. Mes genoux fléchissent sous le choc, et je place une main devant ma bouche pour retenir un sanglot. La dernière fois que je l’ai vu, il était cerné et en proie de succomber sous les sabres. C’est un miracle ! Mais avant que je puisse me précipiter sur sa silhouette immobile, il est immédiatement hissé sur la paillasse de la remorque pour démarrer les soins.

Le bruit de démarrage du moteur me ramène à la réalité, et je me ressaisis. J’aide les éclaireurs fatigués à monter à bord, ignorant leurs regards curieux, et embarque à leur suite, l’officier de la logistique fermant la marche après avoir lancé le signal au navigateur. Quelques instants après, nous sommes en route, laissant les lieux derrière nous dans un nuage de poussières.

Soulagée de ne voir personne nous suivre même après quelques minutes à dévaler les vallons les uns après les autres, je me retourne enfin vers le reste de la remorque. Les éclaireurs sont assis et se désaltèrent entre les militaires attentifs. L’officier reste à proximité de la natte où repose mon Maître, dissimulé derrière les figures de Ndara et Maître Geloof.

Avec une efficience maîtrisée ils nettoient les plaies, et déterminent à voix haute la gravité des blessures au fur et à mesure, tout en surveillant les constantes vitales sur le moniteur mis en place plus tôt. Il est bien vivant. Aucune plaie n’est mortelle pour le moment. Je sais que c’est leur rôle de rester calme, mais je veux croire qu’il va s’en sortir. Je refuse de me faire à l’idée de le perdre une fois encore.

Déterminée à lui prêter tout le soutien et les forces nécessaires, je m’approche. Je fais le tour de la paillasse où se déroule l’opération, pour ne pas entraver le mouvement des médecins à l’œuvre, et me place derrière sa tête. Je suis sur le point de poser la paume de mes mains sur ses tempes, m’apprêtant à murmurer les prières qu’il m’a apprise, quand je me fige.

Mon souffle se glace dans ma gorge, embuant mes pensées et paralysant mes membres. Ce devait être une erreur, je deviens folle.

Sous mes yeux, les robes de soie bleu sombre me rappellent les nombreuses sessions de traduction qui ont ponctué mon enfance. Les symboles en argent cousus sur ses manches sont usés avec l’âge, et je le sais parce que je devais les faire repriser la semaine prochaine. Même le turban gris m’est familier, un cadeau de sa fille avant qu’elle ne quitte le foyer pour se marier.

Mais l’homme portant ces vestiges d’une vie détruite, les souvenirs d’un être brave et généreux, est un parfait inconnu.

Mon visage semble se dénaturer sous l’effet de la panique, refusant de croire ce que je vois sans perdre la raison. Ma poitrine s’étend, menace de se déchirer, et je fais un pas en arrière, horrifiée.

- Qui êtes-vous ?

Ma question, couverte par le vacarme ambiant, ne quitte pas mes lèvres tremblantes. Mais Maître Geloof remarque ma réaction, et lève la tête vers moi. Ses yeux sombres m’interrogent, inquiets, et cela rompt le barrage de ma stupéfaction avec violence. Je me tourne vers les éclaireurs et m’exclame d’une voix enrouée :

- Qui est cet homme ? Où l’avez-vous trouvé ?

Les pauvres bougres ne répondent pas de suite, trop surpris par mon intervention pour avoir compris ma demande. L’un d’eux paraît sentir mon urgence cependant, et il explique :

- Il n’était pas conscient lorsque nous l’avons secouru, nous ne connaissons pas son nom. Il était caché parmi les corps de la première ligne de défense, à l’extérieur des remparts.

Une sueur froide m’arrache un frisson d’effroi. C’est un cauchemar. Je ne peux rien faire contre la nausée qui me retourne l’estomac, et la pâleur qui doit prendre le dessus sur mes traits paniqués.

- Qu’y a-t-il Atalia ?

Je retourne mon attention sur la table d’opération, incapable de quitter des yeux la figure étrangère y reposant, immobile, à portée de main. Je sens le poids des regards sur moi, les questions informulées des soldats présents. Je déglutis la boule qui s’était logé dans ma gorge, et articule la mauvaise nouvelle d’une voix sourde :

- Il n’y avait pas de ligne de défense en dehors des remparts.

- Quoi ?!

Les questions et exclamations explosent autour de moi, mais elles me glissent dessus. J’ignore la pression de tous ces guerriers exigeant des réponses, refusant de ménager leurs doutes. Je finis d’exposer la macabre réalité qu’on vient de me révéler :

- L’attaque s’est passée de nuit et a surpris tout le monde. Si des corps se trouvaient là, ils y ont été placés après le massacre. Cet homme n’est pas le propriétaire de ces vêtements, et je ne l’ai jamais vu à Aanbid. C’est un imposteur.

Un silence affligé s’abat sur la remorque, à peine interrompu par le vrombissement du moteur à chaque pente. Puis brusquement, comme un seul homme, les soldats se précipitent autour de la table, arrachant Ndara et Geloof à ce qu’ils étaient en train de faire. Ils s’exclament avec horreur :

- On a un nettoyeur ! Prévenez le commandement !

Je ne suis pas sûre de comprendre, jusqu’au moment où je distingue un tressaillement du coin de l’œil.

Entre un battement de cil et un autre, l’étranger est éveillé, et une dague surgit dans mon champ de vision, vive et meurtrière.

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