Chapitre 13: L'Evacuation

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Je ne comprends pas immédiatement ce qu’il se passe, mais la tension qui gagne Maître Geloof suffit à me mettre sur mes gardes. Je me remets sur pied et tente d’analyser ce qu’il se passe. Les alarmes résonnent de part et d’autre autour de nous, provenant de multiples sources mais sans être assourdissantes. Je doute qu’on puisse les entendre au-delà du vallon où nous nous trouvons. Mais en dehors de la tente, je peux entendre des bruits de pas pressés et le rugissement d’une agitation nouvelle qui ne présage rien de bon.

L’origine du son la plus proche est un insigne sur le poitrail du médecin : alors qu’il indiquait simplement son rang quelques instants plus tôt, il clignote désormais avec un symbole que je ne reconnais pas. Cependant, avant que je ne puisse l’interroger, il se met en action et annonce avec autorité :

- Nous devons évacuer. Une troupe ennemie est en approche.

Mon sang ne fait qu’un tour, et le monde s’arrête autour de moi, sombre et au ralenti. Mes pupilles se contractent, mes ongles s’enfoncent dans mes paumes, mes pensées se simplifient. La seule présence ennemie possible sur les Terres Saintes en ce moment…

- Ce sont eux n’est-ce pas ? Les guerriers vêtus d’ébène et d’or ?

Son visage grave me donne toutes les réponses dont j’ai besoin. Le feu dans ma poitrine qui se faisait discret jusqu’à présent resurgit avec vengeance, consumant mes poumons et menaçant d’embraser ma vision. Mais avant que je ne puisse formuler un plan d’action, je suis interrompue par l’intrusion soudaine de quelqu’un dans le bureau.

- N’y pense même pas Woestyn.

J’inspire profondément, canalisant ma colère pour la rendre plus gérable, plus léthale. Une fois en contrôle de mes instincts et moins susceptible d’exploser au visage de l’impudent, je me retourne et foudroie Wai du regard.

- Quels sont les ordres, Colonel Suiwer ?

Son apparence ne trahit pas la moindre appréhension, indifférent au chaos qui fleurit à quelques pas de là. Son insigne émet la même sirène dont les échos emplissent le camp. Les cris et les bruits de moteurs fusent de plus belle. La précipitation dans les instructions aboyées trahit le sérieux de la situation, le danger potentiel.

Mais l’homme en face de moi, lui, est plus stable, plus calme que je ne l’ai jamais vu, parfaitement à son aise dans l’urgence de l’atmosphère. En dépit de son expression orageuse alors qu’il me toise de toute sa hauteur, sa voix est parfaitement contrôlée quand il déclare :

- Nous sommes en mission de reconnaissance ici, nous ne pouvons engager le combat, ni nous faire repérer sans mettre en péril nos chances de reprendre la Cité. Nous évacuons la zone, pour gagner notre point de repli, à une demi-journée d’ici.

Je grince des dents, insatisfaite par sa réponse. Mais j’entends la raison entre les lignes de son ton tranchant. Je secoue la tête, faisant taire les cris de rages qui vrillent ma conscience, réclamant le sang des ennemis d’Aanbid. Une fois certaine que je n’allais pas dire quelque chose d’incriminant ou stupide, je m’enquiers :

- Que dois-je faire ?

Si mon acceptation facile de la situation le surprend, il ne le montre pas. En revanche, il s’approche de moi sans prévenir. Prise de court par la proximité soudaine, je n’ai pas le temps de réagir, de mettre de la distance entre lui et moi. Mais il ignore la tension qu’il génère par sa simple présence, préoccupé par le bon déroulé du repli stratégique. Sans cérémonie, il retire ainsi l’étole bleue de ses épaules pour la passer autour de mon cou sans explication.

J’écarquille les yeux, interloquée, mais il coupe court à ma confusion en passant à la suite, rentrant dans le cœur du sujet :

- Ta première mission en tant que soldat, Woestyn, est de rester avec Maître Geloof et d’assister l’évacuation de l’infirmerie, son personnel et les blessés. Tu es sous ses ordres, et tu ne dois en aucun cas quitter sa proximité directe. Est-ce bien clair ?

- Bien compris. Qu’en est-il de toi ?

Nous ne perdons pas de temps, et continuons la discussion en procédant au paquetage du matériel. J’aide Maître Geloof à rassembler ses outils et parchemins, pendant que Wai surveille l’état de la situation via son oreillette. Il me répond distraitement :

- Je ne peux pas rester, je dois superviser l’évacuation et coordonner mes unités. Mais Atalia…

Une explosion se fait entendre au loin, suivit par une vibration du sable sous nos pieds. Les rafales de mouvements qui se dessinaient à la périphérie de ma vision se figent, avant de reprendre de plus belle. J’ai un temps de retard, mon cœur battant à cent à l’heure. Je lutte pour ne pas me perdre dans les souvenirs de l’invasion, me concentrant sur l’organisation des containers suivie par les médecins. A mes côtés, j’entends Wai jurer. Il me saisit à l’épaule brusquement, exigeant mon attention :

- Regarde-moi, personne ne meurt aujourd’hui. Je vais te donner ton premier ordre direct en tant que supérieur, et tu as intérêt à le respecter à la lettre si tu veux survivre dans ce régiment. Tu m’écoutes ?

Je ravale mes peurs et l’inconfort de son contact, acquiesçant de la tête. Je raffermis ma posture, épaules solides et mâchoire décidée, me raccrochant à ma ténacité. Sentant les derniers vestiges d’incertitudes me quitter, il attrape ma deuxième épaule et me fixe à travers mon voile. Avec une voix sans appel, il ordonne :

- Promets-moi que tu ne feras rien de stupide. En aucun cas tu n’es autorisée à jeter ta vie au feu, peu importe la raison. Ce soir, une fois ta mission accomplie et le nouveau campement établi, je veux que tu viennes me retrouver pour me faire ton rapport. Non négociable. Compris ?

- Colonel Suiwer ! On a besoin de vous par ici !

Je sursaute à l’apparition d’un soldat à l’entrée de la tente. Mais Wai ne me lâche pas, ne me quitte pas des yeux, la mine sombre. Il répond promptement d’une voix claire, avant de s’assurer :

- Lancez la procédure, j’arrive ! Woestyn, est-ce que c’est compris ?

Je ne veux rien dire, peu désireuse d’avoir une nouvelle promesse brisée peser sur mes épaules déjà bien chargées. Mais son insistance et le poids de son autorité gagne. Je hoche la tête, déférente :

- Compris. Soyez sauf des atteintes capricieuses à la mortalité.

Je ne réfléchis pas avant de réciter la prière des Gardiens, mais cela n’a visiblement pas d’importance, le sentiment a été reçu. Son visage se fend d’un demi-sourire sans joie. Il me libère et se détourne, avant de me lancer :

- Soyez sauvé par la lumière de votre raison.

Je n’ai pas le temps d’être choqué par sa connaissance de la Langue Ancienne. Bien vite, il donne des instructions au détail de sécurité de l’infirmerie, complétant leurs consignes, avant de sortir sans un regard en arrière. La cohue d’activités l’avale aussitôt, et je le perds de vue.

Les événements s’enchaînent après cela. Les deux fiévreux qui se reposaient plus tôt sont sur pied, mais ils sont mis sur la touche sans ménagement. Maître Geloof, en mission, ne laisse pas place aux discussions. Je fais de mon mieux pour attraper le train en marche, mais je peine à me rendre utile. La machine est manifestement bien huilée, et ne tolère pas de sable dans l’engrenage.

Chaque ressource est stockée rapidement pour le transport selon un inventaire très précis, avant d’être sécurisée via fermeture codée. Je dois me contenter de récupérer des pièces et transporter les containers d’un point à l’autre, sous les directives impatientes des médecins-soldats.

Je m’efforce de mener à bien chaque tâche qui m’est confiée. Mais même si je me perds à corps perdu dans l’action, parfois mon esprit s’égare. La vue des armes qui ornent les tailles des hommes et femmes autour de moi me rappelle à la présence de ces démons, à quelques lieux de là. Démons que je meurs d’envie d’abattre de mes propres mains. Qu’il serait aisé de voler un sabre et de m’éclipser dans la foule !

De temps à autres, de lointaines explosions ébranlent le sol sous nos pieds, mais plus personne ne s’arrête pour s’en inquiéter. Si les regards se font plus durs et les corps rigides à chacune d’entre elles, aucun commentaire n’est fait à ce sujet. Mais à chaque détonation, Geloof se place à mes côtés, me rappelant à la raison. Ce n’est pas mon heure, et aucune bataille n’aura lieu aujourd’hui.

Autour de nous, la tente est démontée à une vitesse qui me fait perdre mes repères déjà chancelants. Le désert, ses dunes ocres et le ciel d’azur s’offrent de nouveau à la vue. Des bourrasques de vent, ayant gagné en intensité dans les dernières heures, fouettent nos visages d’air chaud et sec. Plus une tente du campement n’est debout, et la plupart des structures de communication sont déjà chargées avec les éoliennes et panneaux solaires.

La seule trace de notre présence encore visible est le fourmillement de soldats autour du matériel à embarquer. Je suis encore une fois choquée par la discrétion et l’efficacité démontrées par ces hommes en dépit de leur grand nombre. Avec le vent pour couvrir nos traces, l’endroit paraîtra bientôt aussi inhabité que les alentours.

En périphérie des anciennes délimitations du campement, des véhicules motorisés et des bêtes sont en standby, attendant le signal des officiers de chaque section à évacuer pour approcher. Je ne suis donc pas surprise lorsqu’un camion se gare à proximité de nous après avoir surpris Maître Geloof murmurer dans son insigne.

Les blessés sont pris en charge en premier : on les installe sur les bancs du cockpit, où la température est plus clémente. Bien vite, une chaîne se forme entre les différentes caisses de matériels et la remorque du véhicule. Celle-ci est large et spacieuse, et recouverte d’une structure en toile de lin protégeant son contenu des regards indiscrets et rayons assassins. Après quelques minutes où les containers changent de mains à un rythme affolant, la zone où siégeait l’infirmerie est à nouveau immaculée.

On nous ordonne alors de monter à bord sans attendre. Pendant l’embarquement, le navigateur en charge des déplacements de l’unité médicale, depuis la fenêtre de la cabine, donne un compte à rebours visuel afin de synchroniser le départ avec les autres unités. Les rafales et le rugissement des moteurs masquent les éclats de voix du détail de sécurité établissant un périmètre depuis le toit du camion. Levant les yeux, je réalise qu’ils sont désormais armés de fusils longue distance, prêts à affronter le pire.

Je dois vite me reconcentrer cependant, emportée par le flot de soldats vers le camion. Mais je suis ralentie par Maître Geloof à qui j’ai prêté mon bras. Une fois sous l’entrée de la remorque, on m’aide à le hisser à l’arrière avec les autres guérisseurs. Une fois le vieil homme stabilisé, nous grimpons à leur suite.

Mais avant que nous puissions nous installer, une voix nous interrompt :

- Unité médicale ! Les derniers éclaireurs approchent, et ils ont un blessé ! Restez sur place jusqu’à ce qu’une décision soit prise pour sa prise en charge.

Nous nous retournons vers le soldat de la logistique encore au sol, une main sur son oreillette pour avoir plus d’informations. Derrière nous, j’entends les guérisseurs se préparer à la réception d’un patient, mais je ne peux quitter l’homme des yeux, pendue à ses lèvres.

Un blessé implique une altercation. Est-ce que cela va compromettre notre repli ? Est-ce qu’un combat a déjà été engagé ? Avant que je ne puisse m’enfoncer dans des scénarios que je ne sais enviable ou non, il reprend la parole :

- Les ordres du général sont tombés : une équipe et un véhicule restera en retrait pour les attendre : le blessé est un rescapé d’Aanbid !

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