Escalade

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 Simon regarda à ses pieds, poussa un cri. Devant lui, en bas, le vide. Un précipice, sombre et désolé. L’homme se sentait tout petit et minuscule face à son destin ; cette gigantesque roche sur laquelle il se tenait frileusement. Excitée par la peur, sa vessie lui criait de tourner les talons avant qu’elle ne se déverse sous lui.

« Y a pas moyen que ça s’écroule, hein ? » parvint-il à articuler en reprenant son souffle pour calmer son corps paniqué.

 Son moniteur se tourna distraitement vers lui, tout à travailler sur leur attirail. Un vague sourire aux lèvres et l’air ailleurs, il répliqua un moment plus tard :

« Mais non, de quoi tu parles ! Relax, on va avoir super de fun. Tu oublies que je suis un expert de cette falaise, précisément. Y a rien à craindre avec moi.

- Mais... Si ça s’écroule ?

- Tu te répètes. Tu veux savoir quoi, exactement ? rit Victor, ce vieil ami de son frère qui en était presque un lui-même, aux yeux de Simon. Que la falaise s’écroule là maintenant, ou pendant qu’on va la descendre ? Ou bien rendu en bas ? Elle est où, ta tête, coco ? Ça peut pas s’écrouler, voyons ! Parole d’expert. »

 Victor était un grand gaillard costaud au poil roux qui rappelait fidèlement ces représentations nordiques qu'on se faisait des vikings. Pourtant, sa nature calme, patiente et généreuse proposait une autre image de lui, du moment qu'on le connaissait suffisamment pour s'en apercevoir. Simon lui avait toujours voué une grande admiration, et se sentait presque confiant, avec lui pour le guider. Presque.

 La faute en incombait à sa phobie de la mort. Sinueuse, elle se tenait là, prête à surgir, bousculant, détruisant tous ses efforts pour en guérir. Plus présente que jamais en ce jour, Simon réalisait que nulle médication n'en viendrait à bout cette fois. Ce semblait être une promesse qu'elle lui faisait tandis que dans sa tête, le démon de son anxiété lui chuchotait mielleusement que ses pires craintes s'exauceraient immanquablement.

 Un écroulement, puis sa mort.

 L’homme craignait qu’en plein rappel, sa terreur ne provoque une crise et qu'elle n'en vienne à tout bousculer, comme si la panique commandait réellement aux intempéries de la nature – et à la mort. Il en venait à croire que peut-être le moindre choc, émotif ou physique, n'en viendrait à provoquer une crise cardiaque. Mais, comme il se rappela brusquement, son médecin lui avait assuré que son cœur - et tout le reste de son être physique, d'ailleurs -, se portait aussi bien qu'à sa dernière visite, deux mois plus tôt.

 Allait-il perdre l’équilibre et tomber ? Mais non, car c’était impossible grâce au harnais et la corde de sécurité. L’anxiété avait beau lui murmurer "oui" à toute possibilité, lui-même réalisa soudain que, parvenant tout de même à relativiser, il n’était pas absolument en perte de contrôle. Ouf.

« Y a pas de danger, p’tit gars. C’est sûr qu’avec moi, c’est du solide, s’te roc-là ! J’ai fait passer cette falaise-là à Yvan Lebrun, rien de moins ! » claironna Victor, assurément fier de lui.

 Simon ne connaissait pas Yvan Lebrun, mais ça ne faisait rien ; quelque chose dans la voix bourru de son moniteur apaisait légèrement ses doutes. Le quadragénaire sourit puis inspira, volontaire et déterminé. Son sourire disait : « OK, je suis prêt », et la figure viking fit mine d'avoir compris en accélérant sa préparation des équipements. Comme s'il discutaillait avec un chien nerveux pour mieux l'apprivoiser, Victor lui expliqua en détail, calmement, tout ce qu'il faisait, ce qu'il préparait et comment leur sortie se déroulerait. Le concerné se sentit un enfant - ou un idiot - et manqua s'offusquer car, si paniqué qu'il était, Simon se sentait devenir sensible - très sensible. Toujours aussi bavard, Victor s'approchait doucement du quadragénaire, parfois pour lui faire remarquer un détail du harnais, d'autres fois pour étendre le cordage, et ainsi de suite jusqu'à ce que subitement, il n'en vienne à attacher son équipement à Simon, qui restait sous le choc d'avoir été ainsi pris par surprise. Comme s'il ne remarquait rien de la piteuse face démunie du frère de son vieil ami, Victor continua de les préparer en enchaînant histoires et anecdotes de chasse. Soudain, le quinquagénaire demanda en tapant des mains, comme pour éclater une bulle au vol :

« Bon ! C’est OK, tu es confortable et tu peux bouger ? »

 Simon hocha la tête en tremblant, ressentant avec fatalité que son heure approchait. Victor, lui, reprit simplement son baratin supposé le réconforter tout en solidifiant les équipements. Finalement, alors que tout était bien achevé, le guide annonça au peureux qu’ils étaient prêts, qu’il ne leur restait plus qu’à se laisser descendre.

 Simon se laissa porter par son moniteur qui le tirait comme s'il se serait agi de mener un poulain. Il prit tout en charge, s’exprimant calmement, clairement, avec humour pour tenter de raisonner la terreur qu’éprouvait invariablement Simon. Lent et craintif cependant qu’il était l’initiateur de cette activité périlleuse, ce dernier se sentait sur le bord de défaillir.

 Sa terreur de la mort, au fil des ans, avait tant envahi son existence qu’il n’en sortait plus de chez lui. Il s'était retrouvé seul au monde, souffrant et miséreux, persuadé qu'il ne s'en sortirait jamais. Ça avait duré des années, de pénibles années de malheur où il ne voyait plus même le but de vivre, sans toutefois avoir la volonté de mourir. C’était pour cause d'une crise existentielle quadragénaire qu'il avait enfin réalisé qu’à force de craindre la mort, il en était venu à fuir la vie. Depuis, il avait consulté psychologues, hypnothérapeutes et sessions de yoga à la tonne, quêtant un peu la paix ici et là.

 Cependant, il s’était récemment rendu compte que cela ne suffirait pas et qu'il avait besoin d’action, de véritable adrénaline. Or, même l’adrénaline lui faisait peur, et ça lui avait prit beaucoup de temps, beaucoup de courage, pour qu’enfin il sorte de son placard. Escalader cette falaise était la dernière étape qu'il pensait devoir franchir pour apprivoiser sa peur de mourir. Il avait débuté, bien évidemment, par un mur d’escalade intérieur, encadré et sécuritaire, mais armé de sa détermination à sortir de son noir puit, il avait rapidement accompli l'apprentissage des parcours plus difficiles, tels que ces naturels terrains de jeux qu'étaient les falaises et ravins. Fier d’y être parvenu et d’avoir soutenu son effort malgré les fréquentes attaques de panique, malgré son corps qui réagissait mal au stress, Simon avait gagné en confiance et en volonté ; suffisamment, du moins, pour s'être rendu jusqu'en haut de ce ravin, aujourd'hui et maintenant.

 La drôle de pensée lui vint qu'en désescaladant cette falaise à pic, il se retrouverait métaphoriquement "au fond", dans la noirceur. Puis un sourire se détendit sur ses lèvres lorsqu'il réalisa qu'en fait, cette fois, il choisissait d'y descendre et qu'il affronterait ainsi ses propres ténèbres. L'excitation le gagna.

 La descente se fit en douceur ; le gros ours de Victor meublait le paisible silence de sa voix bourrue, et guidait patiemment son protégé. Simon comprit vite ce qu'on attendait de lui - un très petit effort, vraiment -, et où se placer. Il était bon élève, et son moniteur le félicitait tant que Simon en vint à croire qu’il pourrait en faire un sport quotidien. Plus ils se laissaient tomber, moins intense était sa peur, et bientôt celle-ci fit place à un véritable élan de plaisir. D'ailleurs, il devint soudain très bavard, plus encore même que son moniteur. Le craintif homme était à présent bien soulagé que l'ami de son frère ait bien voulu l’aider à surmonter ses peurs, même si ça lui avait demandé de reprendre du métier le temps de quelques heures.

 Le quadragénaire sentait qu'il percevait réellement, et pour une première fois, la nature ; les odeurs, bruits et couleurs, tout lui semblait plus vif, plus vivant, plus réel. Était-ce donc qu'il aurait passé toute sa vie seulement à moitié éveillé ? Il inspira profondément : enfin, il vivait. Des oiseaux avaient fait un nid dans une crevasse, non loin d’eux, et des arbustes bordaient les escarpements sur lesquels ils régnaient paisiblement, leur territoire libéré de tout empoisonnement humain et des éternels combats animaliers. Tant de beauté lui fit monter les larmes aux yeux, et même sa voix se fit chevrotante tandis qu'il continuait d'alimenter la conversation qu'avait peu à peu abandonné Victor, probablement si concentré sur sa tâche de leader.

 Or, les minutes passaient et éventuellement, Simon réalisa que Victor s’était muré dans le silence depuis bien longtemps maintenant, et que le quadragénaire s'en trouvait à monologuer tout à fait seul, ce qui devenait plus malaisant à présent qu'il le réalisait. Perdant son focus sur la beauté de leur environnement, il tourna son regard en direction de Victor, gêné.

 Vision d'horreur. Le visage du gros bonhomme roux de poils était drôlement crispé et, les yeux écarquillés par une terreur à laquelle jamais, au grand jamais, Simon n’aurait voulu assister, Victor poussa un : « Eeurg » plaintif, comme s’il s’étouffait de douleur. Ce qui était probablement le cas, car alors, Simon vit que son ainé portait une main à sa poitrine et que ses ongles semblaient vouloir en arracher son cœur pour lui permettre de respirer.

 Il faisait une crise cardiaque.

« Oh, oh, oh ! Ah, ah ! Non, s’il-te-plaît ! Hééééééé, hééééé ! » Le quadragénaire en folie se mit à hurler dans le vide, ses yeux rendu déments déboulant de gauche à droite à la recherche d'une voie d'issue. Il s’accrocha aux pierres, aux fougères, prêt à tout pour échapper au regard exorbité, au visage bouché, rougi par l’effort, aux veines saillantes au cou, aux coups de griffe et aux spasmes du corps qui s’étouffait sur lui-même. Non, non, c’était impossible ! Comment avait-il pu songer à faire vérifier son propre cœur, mais pas celui de cet ami de famille ? Pensée absurde, voulait-il réfléchir, mais l’horreur de la situation, où il prenait soudain conscience d'être coincé, retenu par un harnais qui le liait fatalement à celui du mourant, lui empêchait toute logique. Simon se mit à prier en répandant ses fluides sous lui, hurlant par endroits à son moniteur de ne pas crever, que lui-même voulait vivre, que c’était injuste, et puis pourquoi, pourquoi ! Pourquoiiii ?

 Soudain, son guide cessa tout mouvement et, pris au dépourvu, le quadragénaire leva à nouveau son regard vers celui qui se mourrait. Qui était mort. MORT ! Réellement, avec ce vide dans le regard, avec cette langue, pendante, là sur ses lèvres, comme s’il s’agissait d’une mauvaise blague. Fermement accroché à la maigre prise qu'il avait du pan de falaise, il se mit à pleurer comme un enfant, persuadé que s’il lâchait, il mourrait.

 Plusieurs heures passèrent et le soleil baissa. Simon se sentait faiblir, mais la peur, cette fois, lui était un allié, le transformant en survivaliste boosté à l’adrénaline - cette foutument bienvenue d’adénaline. Et soudain, alors qu’il revoyait pour la millionième fois le trépas de Victor dans sa tête, Simon entendit le bruit de pas sur la rocaille, plus haut sur la falaise, là où il aurait dû rester. Levant fugacement les yeux en direction du bruit sans toutefois oser bouger pour mieux voir, il parvint à apercevoir des formes et de la lumière qui se mouvaient.

« Hééé ! » cria-t-il, et les lampes virèrent sur lui.

 Subitement aveuglé, il plissa les yeux en souriant piteusement, remerciant le ciel de lui avoir envoyé de l'aide, puis suppliant les sauveteurs de faire vite. Plusieurs minutes s’écoulèrent cependant avant que quelqu’un ne descende, et Simon se surprit à geindre que ses bras lui faisaient mal, oui, si mal ! Lorsque le secouriste arriva enfin à sa hauteur et qu’il décrocha Simon puis le raccrocha au sien, ce dernier manqua sauter dans les bras du bienfaiteur, presque oublieux du cadavre flottant tout près.

 Alors, le sauveteur lui demanda pourquoi diable avait-il traîné Victor pour faire un tel cardio alors que le quinquagénaire était en attente d’un cœur et qu’il était inévitable qu'ils en viennent à cette fatalité, vu les circonstances. Consterné, abattu, piteux, Simon expliqua n’en avoir jamais rien su et le secouriste continua, plus calmement, que Victor avait du moins eu l'intelligent réflexe de traîner avec lui un dispositif pour alerter les autorités du moindre problème, et que c’était grâce à ce petit bouton rouge que Simon était à présent secouru. Simplement, ni l’un ni l’autre ne comprenait pourquoi Victor avait décidé d’entreprendre cette activité en la sachant fatale. Alors qu’ils discutaient et que Simon se calmait peu à peu, totalement épuisé, le sauveteur fit signe à ses collègues de les remonter, et leur ascension commença.

 Jamais il n’avait eu aussi peur de sa vie. On dit que rien n’arrive pour rien, en ce monde, et peut-être était-ce pour cette raison exacte qu'il avait subi cette épreuve. Lui faire réaliser l'importance de la vie par l'exposition à la mort. Cela fonctionnerait-il ou bien Simon en serait-il plus traumatisé encore ? Cependant, optimiste, il pensa qu'à l'avenir, il aurait moins à craindre la vie d'avoir ainsi côtoyé la mort.

 C’était du moins sa pensée un instant avant qu'il n'entende le « Scrrrrtch » caractéristique, définitif, horrifique, de la corde qui se déchire, et qu’il ne sente soudain plus de résistance sous lui. Oh, vraiment, juste comme ça ? pensa-t-il distraitement, lâchant toute prise, alors que commençait sa chute vers la MORT, Mort, mort, mort, mort.

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