Dans les rues

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Il y a des endroits étranges ici-bas. Comme ces endroits où plus il y a de monde, plus les lieux semblent déserts. Voyez-vous à quoi je fais référence ? Ces rues généralement strictement habitées par des chats errants et quelques voitures égarées, je veux dire. Celles qui se prêtent si facilement à avoir des allures fantomatiques, apocalyptiques. Les gens qui s’y croisent alors semblent damnés par une malédiction qui les éloignent les uns des autres presque magnétiquement. Drôlement absurde, n'est-ce pas ? Dans ces rues, plus de monde il y a, plus la mort semble rôder ; les pôles se sont inversés.

Je parle évidemment de ces rues où les enfants jouent habituellement sans crainte des chauffards, ni celle d'être trop achalant s'ils s'amusent sur l'asphalte même. Cependant, ces enfants-là, à présent, ils vous épient de derrière leur fenêtre en brandissant des cartons aux arc-en-ciel pimpants, farfelus, agrémentés d'un slogan bonbon pour s’expliquer qu’on ne sait juste pas quoi faire mais qu’au bout du compte, bien oui « Ça va aller ». Au moins, eux ne courent pas partout. Non, ceux qui parcourent à présent les trottoirs comme pour la première fois de leur vie, ce sont ces âmes rendues anxieuses par le confinement et se découvrant un besoin pressant de connecter avec autrui – simplement, pas avec son prochain. Ceux-là prennent des marches d'un pas ralenti, explorent lentement leur voisinage comme s'ils le découvraient pour la première fois ; le regard vide, perdu dans l'introspection, l'existentialisme forcé, tout en caressant du bout des doigts les carcasses d’arbustes de début avril. On peut entendre, en travers de leurs masques, la vapeur de leurs inspirations, de leur plus longue encore expirations. On peut facilement percevoir qu'ils sont en quête de sens, qu'ils réalisent à cet instant précis-là ce qu'ils ont manqués de la vie et ce qu'ils peuvent encore faire aujourd'hui.

Je me promène parmi ces gens en reniflant malgré moi, car je n'ai pas de mouchoir. Ce n’est pas que je sois malade; c'est comme ça, c'est tout. Cependant, je marche, et, dès que j'approche quelqu'un avec ce nez qui coule, je deviens la proie d'yeux écarquillés. « En avril, ne te découvre pas d'un fil », pourtant. N'est-ce pas ici la première idée qui devrait nous venir en tête, avant de juger son prochain tel un paria pour avoir la goutte au museau en cette froide et humide matinée ? Étrange, cependant, cette sensation de pouvoir qui me vient alors. Je suis en colère en dedans, et qu'on se pousse de mon chemin de la sorte me donne l'impression d'être un vilain de Marvel qui aurait un tel pouvoir de télékinésie. Pour cette même raison puérile, je marche plus vite encore, jusqu'à ce que mon nez coule de plus belle et que les pâles figures sur mon chemin, ces netflixeurs rendus malades des réseaux sociaux et redécouvrant la réalité par ennui, en viennent à me fuir comme la peste. D’ailleurs, je ne dois pas être belle à voir, avec mon teint grisâtre et mes cernes sombres et creusées. Je n’ai pas dormi depuis trois jours, je le jure. J’ajoute « je le jure », parce que je déteste quand les gens se permettent cette demi-vérité de qualifié qu'ils ont ou pas fait quelque chose, alors qu'ils exagèrent la chose pour simplement donner plus d'importance à leur histoire. Donc, depuis trois jours, sans exagération. C’est peut-être pour ça d’ailleurs, que je me promène avec l’idée qu’il est satisfaisant de renifler pour éloigner les pauvres bougres qui se croient en proie à la pire époque de leur petite vie sur Terre. Ils ne savent rien. Moi-même, je ne prétends pas savoir ; je fais juste remarquer à quel point on est cons, en fait. Je m’inclus.

J'en viens à croiser une dame et son chien. Je souris au chien, le chien sort la langue et sa bouche s'élargit, il a l'air de me rendre mon sourire. La dame, elle, accélère le pas. Elle doit m’avoir trouvé ennuyante de m'être arrêtée à elle, d'avoir porté attention sur son petit monde; même s'il n'y avait pas si longtemps encore, deux mois à peine, c'était encore un geste tout à fait normal et même encouragé, en société. Elle doit avoir pensé qu’en cette période, il fallait savoir se mettre une muselière, que j’étais la dernière des sans-cœur si je ne l’avais toujours pas compris ou accepté. Son chien m’a jeté un dernier regard et j’ai trouvé qu’il faisait pitié. Il ne méritait pas cette quarantaine.

Je dois préciser une chose : c’est que je ne suis pas une personne qui a normalement des problèmes avec les gens. Du moins, pas en face. Dans le fond, je les juge et les déteste parfois, je suis hypocrite comme ça, mais sans ça, je suis très capable d’être gentille, polie et empathique. En réalité, je le suis même parfois trop et ça me joue des tours ou me gruge de l’énergie. J’en parle parce que je n’ai pas salué la dame qui promenait le chien, juste le chien. J’en parle parce que j’étais tellement frustrée contre le monde entier que j’en ai oublié la plus petite des politesses, et qu’au final, je me sens coupable en ce moment de ne pas l'avoir salué, elle, plutôt que le chien, mais que c'est complètement ridicule, puisqu’elle, elle me trucidait clairement en esprit.

J’ai passé les deux dernières semaines encabanées, comme à peu près tout le monde. C’est ça qui m’a rendu le plus sauvage, ça, les appels angoissés de mon entourage et les médias sociaux où tout le monde s’encourageait à paniquer. Là-dedans, je n’ai eu aucun témoignage direct d’amis, de famille ou de quelconque personne réelle à mes yeux annonçant la perte ou même juste le diagnostic du virus chez un être cher. Désolé à vous tous, les inconnus à travers le monde qui en souffrez. C’est vraiment triste pour vous, mais moi, ça ne m’affecte pas de la même façon encore. Peut-être que je l’ai en ce moment même et que je ne le réalise même pas, et peut-être que je vais même en crever. Peut-être que ça va arriver à une personne que j'aime et, encore là, peut-être que je vais en souffrir. D’ici là, je vais profiter de l’air frais, même si mon nez coule, et de la sensation étrange qui m’envahit lorsque je songe à mes rues pleines de fantômes.

(Anciennement part du recueil Capharnaüm, pour ceux qui auraient déjà lu sa version précédente)

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