La gamine

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Une gamine, juste ça... Et pourtant, c'est la mienne. Mon enfant à moi, que j'ai bercé à travers les âges et que j'ai bousculé, surtout. Je lui ai crié de grandir et de mûrir, je l'ai traité de lâche et d'irresponsable ; elle a été coupable de tous les torts possibles... Pourquoi donc ne pouvait-elle pas être parfaite, faire ce qu'on demandait d'elle ? Les grands voulaient ceci, voulaient cela. Les grands la dévisageaient avec leurs énormes yeux de colère, dégoûtés et honteux, alors pourquoi continuait-elle de faire la gamine : mais qu'est-ce qui clochait donc chez elle ? C'était une gamine effroyable, bornée et bien trop fière ; il fallait la casser, et le plus tôt, le mieux. La modeler selon des attentes qui avaient été jugées et analysées par des spécialistes. Faire d'elle un cobaye de la société : une enfant qui deviendrait un parfait exemple de la citoyenne moderne du futur, qui prouverait la possibilité du communisme à même la démocratie... La briser, lui soutirer tout ce qu'elle avait, peu importe les larmes - quoi qu'elle eût bien retenu cette leçon de ne plus les exposer, ces vilaines -, peu importe aussi la colère, la rage, la haine... On lui apprit à rester sage, calme, car autrement, « n'oublie pas, si tu t'énerves, les gens partiront, ils auront peur de toi, tu te retrouveras seule ».

J'ai étouffé mon enfant, cherché à la tuer, à l'assassiner pour être moi-même aimée des adultes qui me demandaient d'être sage et parfaite en tous point. Jamais, au grand jamais, je n'y suis parvenu, mais jamais non plus je n'ai vécu d'enfance. Tandis que les autres enfants appréciaient simplement d’être des enfants, j'étais, moi, retirée dans un coin, isolée, persuadée que c'était pour le mieux. J’étais toujours trop vieille pour sourire avec les enfants de mon âge, et lorsque je tentais de me rattraper par ennui, je me retrouvais à jouer avec des plus jeunes ; je ne savais plus être avec ceux de mon âge.

Aujourd'hui, je suis là : devant cette enfant. J'ai eu beau chercher à l'étouffer, à l'assassiner; toujours elle m'a suivi, espérant qu'un jour je la verrais finalement me sourire dans mon reflet. Elle n'a pas changé ; moi, oui. C'est toujours la même gamine révoltée, très émotive, dynamique et sympathique, qui adore découvrir et toucher à tout. C'est toujours la même qui est bornée et très fière des plus petites choses, qui adore les gens et qui est prête à tout pour leur montrer son amour. C'est toujours la même qui adore les babioles très mignonnes et qui se crée des histoires dans sa tête, rêveuse comme y a pas. Moi, j'ai changé.

Je suis dysphorique, toujours sur la limite de l'extrême. Je n'ai plus aucune confiance en moi et, dès qu'on me fait me sentir rejetée, abandonnée, c'est la panique totale. Si je tombe sur des souvenirs de famille - et rares sont ceux sur lesquels j'apparais -, la nostalgie m'envahit si intensément que la mort rôde dans mon esprit. Alors je pense :

« Je n'ai pas vécu la seule période heureuse qui m'aurait permise d'être aujourd'hui pleinement satisfaite de mon sort »

Mais de ça, je n'avais aucun contrôle à l'époque, et ce n’est pas plus le cas aujourd'hui; le passé étant le passé.

Cette gamine est la petite fille en moi, celle qui s'éloignait trop du chemin proposé par la société ; il fallait donc la redresser. Récemment, j'ai découvert un lieu en moi, très profond, très personnel, où je peux la contacter, ne faire plus qu'un avec elle à nouveau, lui avouer mon amour pour elle et tous mes regrets. Je suis alors au fond d'un océan et derrière nous, un très vieux bateau échoué continue de se décomposer. Ma cheville droite est enchaînée, pour m'empêcher de remonter, et alors, tout mon corps peut se détendre et se laisser aller dans le mince courant marin. Un clair de lune éclaire suffisamment l'endroit où je suis pour que j'aperçoive soudain, au loin devant moi, approchant lentement mais sûrement, ma petite fille, avec son beau sourire qui lui monte jusqu'aux joues et lui plisse les yeux.

Elle s'arrête à proximité mais, malgré mon geste engageant, ne s'approche pas plus. Inquiète, j'ai peur qu'elle ne veuille plus de moi, qu'elle ait décidé que je l'ai trop fait souffrir pour que je ne mérite sa présence... Mais alors, sans elle, qui serais-je ? Le visage de l’enfant devient tristesse, comme en écho à mon trouble, et elle secoue la tête puis se jette sur moi pour me serrer fort dans ses petits bras. Elle me tient la taille, tout comme les enfants, les vrais, le feraient. Je ne l'entends pas pleurer et ses larmes se perdent dans l'eau, mais je sens le mouvement de sa poitrine et son reniflement. Je pleure aussi, mais froidement, incapable de tant de liberté.

Ça m'enrage, ça m'enrage, ça m'enrage ! Petite fille, je voudrais tellement être là, réellement, avec toi, et être capable de partager ton émotion si librement !

Une boule se forme dans ma poitrine, monte à ma gorge et mon corps se crispe, devient douloureux, trop tendu ; je dois évacuer toute cette rage. La gamine y fait d'ailleurs écho, me serrant plus fort, me griffant presque. Soudain, je pousse un hurlement silencieux en cet univers sous-marin, un hurlement qui parvient dans toute son intensité à résumer parfaitement toute la rage, la haine, le dégoût, l'injustice, la honte et la culpabilité que je ressens depuis des années. Ma petite fille se joint alors à moi, et c'est à ce moment que je sais qu'à présent, nous sommes complètes et que je peux à nouveau être moi-même ; sans devoir observer mes moindres faits et gestes, sans devoir me mettre la pression pour performer, juste en acceptant que je suis humaine, une humaine avec ses défauts et ses qualités.

T'es pas mourru, gamine. T'es pas mourru, que je singe alors que, vraiment, nous nous éteignons lentement. C'est que, j'imagine, il ne fallait pas attendre la fin de ma vie pour réaliser que j'avais besoin d'elle.

(Anciennement nouvelle "solo" sur ce compte et légèrement modifiée, ce texte fait sincèrement partie de ce recueil depuis le départ. Pour ceux qui l'auraient déjà lu, sachez qu'il a été modifié et qu'une chute a été ajoutée à la fin)

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