La conversation

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Au plafond, des ombres dansaient tels des personnages de vieux cartoons des années 60, et du Glen Miller s’est alors mis à me marteler le lobe temporal, activant mes pieds qui se sont mis à swinguer au rythme du morceau drôlement audible. Couchée dans mon grincheux de lit, j’ai soudain eu la pensée que je ne dormais plus. J’étais confuse, non pas d’être éveillée, mais de ne le réaliser qu’à présent. J’ai poussé un soupir qui s’est transformé en gémissement étouffé alors que je me redressais mollement. Il n’était que 4 :54AM. Un sacre s’est échappé de mon aride bouche, nation malodorante de vilaines bactéries qui menaient leur combat sur deux plans, d’abord contre mon corps défenseur, puis contre l’envahisseur potentiel qui chercherait à y foutre sa propre langue. Elles étaient bien fières, ces petites choses-là, de bien faire leur job et de forcer le 2 mètres sur ma personne, pandémie ou pas.

J’ai enfilé ma robe de chambre, un vieux torchon aux relents de moisis qui, cependant, était et avait toujours été bien plus confortable et sécurisant que n’importe quel doudou – au monde, s’il faut préciser. Elle était beige, à l’origine, mais à présent, les taches de café, de sang, de… eh bien, de saletés, avaient envahis le tissu de part et d’autre, tant et si bien qu’il en avait assumé une teinte brunâtre et délavée. Des motifs racontant l’histoire d’un lapin se nichant dans son terrier avaient une fois été la principale attraction de ce morceau des années 70, mais les lapins se répétant à l’infini ne ressemblaient plus aujourd’hui qu’à des coquerelles écrasées. Heureusement, je n’aimais pas ce tissu pour son look, mais pour son confort et son odeur rassurante. A présent bienséante, j’ai entre-ouvert la porte de ma chambre, qui a légèrement grincé.

La lumière du couloir m’a fait songer qu’un coloc avait dû se lever et oublier de l’éteindre, ou était encore debout, aux toilettes ou à la cuisine. Tâchant de me faire toute petite, je me suis faufilée, du couloir jusqu’à la salle de bain, et après avoir tiré ma petite fraîche du matin, je me suis arrêté l’espace d’un instant devant le miroir. Qu’y avait-il à voir, sincèrement, de moi ? Qui était-ce, « moi » ? Certainement pas cette chair flasque de fromage fondu qui me faisait front… Mon reflet me renvoyait l’image d’une fille totalement épuisée – même mes cernes avaient des cernes, et mes joues, plutôt que de rebondir, s’affaissaient comme des ballounes éclatées. J’ai passé une main sur ma celles-ci, et j’aurais juré les sentir se détacher de ma face tandis que je prononçais cette pensée. Prise de stupeur et de dégoût, j’ai quitté mon reflet des yeux pour ausculter ma main, mais elle était propre, normale, tout comme mon visage. Je me suis calmée, j’ai ris un peu et j’ai savouré le battement de mon cœur, d’abord bref et rapide, teinté ma récente frayeur, puis de plus en plus lent, régulier, pompeux. Comme je n’étais levée que depuis peu, je devais toujours être victime du phénomène des hallucinations nocturnes, et cette parasomnie, m’avait-on rappelé si souvent, n’était en rien ces hallucinations diurnes dont peuvent souffrir certaines personnes souffrant de troubles mentaux ou autre.

L’escalier grinçait lorsque j’ai déposé mon pied sur la première marche, et ça sonnait faux. Non, vraiment, on aurait dit un enfant qui joue à reproduire les grincements d’un escalier. Peut-être celui-là avait-il eu un lien très particulier avec de jeunes enfants et était-ce là sa façon de préserver leur mémoire en son sein. La maisonnée était, après tout, centenaire et avait changé de mains à plusieurs reprises. Dieu sait combien de spectres je bousculais chaque jour.

J’ai marché sur la pointe des pieds pour descendre à la cuisine. Pas l’ombre d’un chat. J’ai ouvert la lumière, ai mis de l’eau dans la cafetière, du café dans le filtre et le filtre dans la vieille machine couleur de lait caillé. Cherchant à l’allumer, force m’a été de constater que la machine était « kaput ». Félix, le majestueux Siamois du coloc Peter, est apparu sur le comptoir en miaulant impérieusement. J’ai tendu la main vers lui et il a soulevé ses minces fesses allongées, puis le reste de sa royale personne a suivi le mouvement pour réclamer un massage. J’ai gratté. Le félin, satisfait de mes câlins, ronronnait en prétendant griffer la table. Le pauvre avait été amputé, estropié ; on lui avait arraché ses doigts. Ça et les couilles. Mais qui serais-je donc pour prêcher qu’on aurait dû lui demander son avis, au pauvre miaou. Il me rappelait moi, quand on m’avait coupé du monde – enfin, si c’était vraiment ainsi que ça c’était passé ; du moins, j’avais toujours gardé la vive impression d’avoir été repoussée par tous et chacun. J’ai ris tout bas en réalisant que je débattais en moi de si j’avais le droit d’avoir mon opinion sur la torture qu’avait subi ce chat. Qui serais-je donc pour ainsi m’affirmer ? Qui serais-je donc pour ne pas le faire ? Comment savoir même si telle était la question ? J’ai ris, amusée du théâtre qui se jouait dans ma tête, mais surtout de l’absurde naïveté dont je me faisais part.

Pour fumer ma « clope », je devais aller dehors. Malgré que ça avait été difficile au début, d’avoir à sortir pour chaque « puffs », aujourd’hui j’étais heureuse d’être parvenue à réduire ma consommation du sinueux poison, même si la température diminuée me faisait à présent frissonner à chaque fois. Malgré tout, mes vêtements conservaient leur odeur exécrable de cigarette et mes dents jaunes n’évoquaient en rien le soleil. Ce qui m’amenait à songer qu’un jour, j’aurais à arrêter, une bonne fois pour toute, si j’aspirais à avoir un « abonnement premium » à une vie « clean ». Comme mon café ne me viendrait pas miraculeusement dans les mains et que j’en avais vraiment besoin – presque autant que ma cigarette, d’ailleurs -, j’ai enfilé mon manteau d’automne et suis sortie en m’allumant cependant dans le hall d’entrée, insouciante. Dès que j’ai ouvert la porte d’entrée, j’ai senti l’hiver nous tomber dessus avec sa pureté et sa froideur. Ça m’a fait sourire en dedans et j’ai pris une grande bouffée de cet air qui ne tarderait pas à avoir des relents de gaz d’échappement – et de cigarette, en fait. Mes poumons s’étant reposés une bonne partie de la nuit, j’avais tout le loisir de m’en allumer une bonne à tirer. Dans la poche droite – la pas trouée -, de mon manteau, j’ai sorti « clope » et « lighter » et je me suis allumé. Tout près, un café ouvert 24 heures sur 24 me permettrait un bon cappuccino, malgré mon écœurement à l’idée de croiser des gens. Il ne m’arrivait plus très fréquemment de sortir de mon isolement, celui-là m’ayant été imposé trois ans plus tôt, lorsqu’au final, tout avait changé à jamais.

J’ai descendu le long de la Sainte-Lise, incroyablement longue pour ce trou paumé, et n’ai heureusement croisé personne. Le seul bruit qui venait faire comme un écho caillouteux dans mes oreilles, c’était celui de mes semelles sur la terre, où se mêlaient vieille asphalte, trous boueux et la pas frilleuse végétation. Le sol était bien gelé, mais s’il avait neigé dernièrement, les flocons avaient tous fondus depuis. Nous aurions probablement un froid hivers pour que déjà le gel soit si prononcé.

Alors que je m’enfonçais vers la lumière du centre-ville où je trouverais ma destination, « l’Amical », des réflexions ont commencé à affluer, encouragées par ce calme froid, à la fois profond et apaisant. J’en venais parfois à tomber dans un état que je décrivais comme un détachement, un engourdissement qui donnait l’impression que je n’étais plus tout à fait là, mais plutôt en moi. Dans ces moments-là, je me posais de bien drôles de questions, et pas tous ne les comprenaient ou ne les partageaient pas. Combien de fois m’avait-on moqué, grondé, rejeté pour avoir exposé mes perceptions ? Combien de fois avait-on perçu de moi que je « sur-analysais » ? Ces pensées, fragments de questionnements existentiels, me trituraient depuis bien longtemps, et j’avais du mal à les exprimer à qui que ce soit. Elles formaient pour moi un tableau parfaitement compréhensible, mais dès que je m’exposais à quelqu’un qui veuille bien échanger sur le sujet, je perdais mes moyens. C’était bien triste qu’on ne puisse comprendre certaines des magies qui pouvaient éclairées mon esprit, mais c’était autant de beauté qu’on ne semblât pas aussi sensible que moi au moindre bouleversement de l’équilibre. Pourtant, de quel équilibre était-il réellement question et pourquoi cela m’affectait-il tant et si peu les autres ? Pourquoi m’étais-je toujours perçu si normale, si banale, alors qu’autour on me jetait des regards incertains, méfiants, parfois cruels ? Tout le monde, passant son chemin, m’avait dit un jour que c’était normal, que tout le monde ressentait ça, en fait. Vraiment ? J’en doutais.

Au milieu de la rue, un écureuil écrasé. Je me suis arrêté, j’ai tiré une dernière fois sur ma clope puis l’ai écrasée avant d’aller ramasser mon pauvre ami pour au moins le ramener sur un terrain gazonné – mieux qu’une poubelle, mieux qu’une rue. J’ai pensé à quel point c’était fréquent et comment tout le monde était habitué à ces petits rappels glauques que la mort rôde partout autour de nous et qu’elle n’est pas habituellement jolie. Pourtant, qui y portait réellement attention ? Gelé raide, le petit cadavre a la drôle de posture m’a comme soudain remercié d’un clignement d’œil malicieux tandis que je le déposais au sol. Je l’ai échappé sur la pelouse en poussant un petit cri, surprise, incertaine soudain de le vouloir dans ma main. J’ai mordillé ma lèvre alors qu’anxieuse, je commençais à me demander ce qui n’allait pas chez moi. Il me semblait que certains aspects de la réalité ne devaient pas normalement en faire partie, comme ce clin d’œil d’animal raidi par la mort.

Parvenue jusqu’à « l’Amical », je me suis allumé une nouvelle cigarette, tant pour me donner le temps d’analyser l’abondance de gens dans le café que pour calmer mes nerfs fragilisés. J’ai alors jeté un œil par la vitrine du commerce et j’y ai trouvé une femme, la cinquantaine, l’air tout aussi épuisée que moi, sirotant son café et lisant son journal. Elle arborait un uniforme ambulancier ; probablement sur son chiffre de nuit, ou bien commençant celui du matin. A une autre table, deux hommes discutaient gaiement en dévorant leurs pâtisseries, tout simplement. Une jeune fille déposait de frais muffins dans les paniers leur étant destiné, tout en souriant sympathiquement à sa collègue, une vieille dame d’allure caractérielle et bienveillante.

J’ai alors senti un truc me picoter la hanche et, baissant les yeux, j’ai échappé un « shit, shit, shit ! » tout en lâchant ma cigarette, qui était en train de se creuser un trou de mon chandail jusque dans ma chair. J’ai mis un peu de bave sur mon doigt et en ai étampé la petite zone rouge qui avait souffert de ma distraction, comme si ça soulagerait réellement quoi que ce soit. Mon chandail avait donc un trou de plus. « Bah ». Repoussant mon anxiété, j’ai poussé la porte de l’Amical et, simulant un sourire poli à la jeunesse qui me souhaitait la bienvenue, je suis allée m’asseoir dans un coin éloigné du café, là où je ne me sentirais pas épiée par les autres clients du commerce. La petite brûlure, à peine perceptible en réalité, picotait à présent désagréablement. J’observais discrètement la jeune serveuse, apaisée par le sourire véritable qui s’étirait sur ses lèvres et la chaleur qui se dégageait des rires qu’elle échangeait avec sa collègue. Un tel montre d’allégresse me remplissait le cœur d’un sentiment de plénitude ; quel dommage cependant que je doive toujours baisser les yeux piteusement lorsqu’on me découvrait dans ma supposée « perversité ».

Soudain, un large frisson m’a parcouru du bas de l’échine au sommet du crâne, glacial. Je me suis passé une main dans les cheveux, rendus raides et douloureux à force de chair de poule. Il y a eu comme un bruit de succion, à ma droite, accompagné de petits râles et d’une respiration hachée. Clairement, si je tournais la tête, je découvrirais une personne, là, assise à la table prochaine, mais j’étais soudain terrifiée d’alors en réalité apercevoir un fantôme. J’étais persuadée d’être seule, bien seule, juste l’instant d’avant. Peut-être m’étais-je endormie ?

J’ai tourné la tête avec une telle lenteur que j’en ai eu mal au cou. Il ne s’agissait que d’un itinérant, pouilleux dans son vieux polar de laine brun de crasse, avec sa barbe envahie de champignons qui avaient dénudé sa vieille peau ici et là, au hasard, pour remplacer son poil par des croûtes purulentes. Le bonhomme était avachi sur lui-même, son menton en formant deux autres, tels de confortables coussins. J’ai eu beau le scruter jusqu’à en être impolie, paralysée tel un animal face à son prédateur, il n’a jamais ouvert les yeux, cependant que sa mâchoire avalait ses joues flasques qu’il mastiquait avant d’ouvrir ses minces lèvres déchirées pour émettre le même bruit de succion que j’avais entendu plus tôt.

Bien que son apparition n’égalât probablement pas celle d’un véritable spectre, l’arrivée de mon voisin me glaçait tant que je sentais les muscles de ma mâchoire travailler le long de mes tempes. J’appréhendais qu’en bougeant, il ne s’anime tel un de ces pantins motorisés dans les festivals, puis s’appropriasse un temps pour me faire la discussion. Je pense que ma crainte me poussait autant à le fuir subtilement qu’elle ne me forcerait à me rasseoir brusquement s’il m’adressait la parole. Cependant, prenant mon courage à deux mains, je me suis doucement, très doucement levée. Ma chaise, évidemment car pourquoi pas, a alors grimacé affreusement sur le plancher et, surprise, gênée, je me suis maladroitement empêtrée dans la table dans une bizarre de tentative de ne pas aller m’enfarger dans le vieux. Comme je me bousculais moi-même pour échapper à l’embarras de la situation, l’ainé m’a attrapé par le bas de ma camisole et est allé se fourrer le doigt dans le trou creusé par ma cigarette, l’agrandissant par la même occasion.

« Ne vous dérangez pas pour moi, grande dame, c’est mon neveu qui m’a placé ici. S’il avait su, il m’aurait mis ailleurs, bien évidemment. »

Sans son dentier, le vieillard émettait plus de bruits qu’il ne formait de mots, et on aurait dit qu’il avait un accent que je ne parvenais pas à identifier. Cependant, mon attention est restée accrochée, comme son doigt dans mon vêtement, à ce qu’il venait de dire : « s’il avait su », mais su quoi ? Sa remarque me taraudait plus encore que de confronter un propos vexant. Ses paroles étaient enrobées, courtoises, sympathiques, mais je me sentais pourtant intimidée… Je ne parvenais pas à saisir l’intention de l’homme et cela me perturbait, comme si mes sens me jouaient des tours - et peut-être était-ce bien le cas. Tâchant de masquer mes craintes, j’ai demandé, sans bouger cependant :

« S’il avait su quoi, votre neveu ? »

Les paupières de l’itinérant, toujours baissées, comme endormies, ne dévoilaient aucun mouvement derrière leur grosse bavette, pas même un réflexe. Alors que tout chez lui était d’une immobilité absolue, les lèvres de l’ancien se sont étirées avec lenteur, mollement. Ça lui a donné un drôle d’air et il a dit :

« Que vous aviez peur du monde. A tel point que même la présence d’un vieux fou comme moi vous donne envie de fuir la queue entre les jambes. Je ne vous juge pas, les gens méritent d’être craints. Ils vous feront souffrir, peu importe où vous irez. Vous en particulier, grande dame. C’est un peu facile de s’en prendre à vous, je crois. »

Le rouge m’est monté. Étais-je insultée ou simplement consternée ? Allais-je me défendre, embarquer dans son petit manège, ou calmer le jeu ? J’ai demandé :

« Et vous savez ça comment, vous, que je suis une proie facile ? »

« Bah, c’est juste l’avis d’un vieux schnoque, grande dame. Vous êtes trouble, on dirait un lac sur lequel se lève une brume. Elle est complémentaire, c’est le voile qui se tire sur les fenêtres de votre âme lorsque votre humanité gicle de partout. Mais elle ne vous embrasse jamais, pas vrai ? C’est d’une tristesse ! Oh, mais pas pour vous, pour elle. »

Le fossile a trouvé le moyen de me faire un clin d’œil sans jamais l’ouvrir, et je me suis étouffée sur le peu de bave que j’avais dans la bouche. Je n’avais aucune idée de ce dont il parlait – ça ne faisait d’ailleurs aucun sens -, mais ses propos enrobés, métaphoriques, venaient éveiller en moi une angoisse au naturel taciturne. J’ai cependant bien vite réalisé que c’était moi qui lui accordais trop d’importance et qu’en réalité, ce n’était qu’un vieil homme sénile qui disait n’importe quoi.

« … Ça ne veut rien dire, ce que vous me chantez-là, monsieur… » que j’ai voulu conclure avec une pitié pleine de bonne volonté. Soudain, son cou s’est comme détaché, tel celui d’un hibou, révélant par sa longueur la raison de son triple menton, et bien que ses yeux restassent apparemment bien clos, il a déclaré, l’air serein :

« Regardez, voici mon neveu qui prend son poste. Il est caissier, ce brave garçon. Un jour, un jour… Eh ! Vous n’avez toujours pas votre café ? Oh, profitez-en pour rencontrer mon neveu. Je suis persuadé que de la sorte, je peux prouver mon point. »

Une quinte de toux glaireuse s’est emparée du frêle corps de l’ainé et l’espace de cinq secondes, il n’a plus été qu’un vaste tremblement de terre. Rapidement, il a porté une serviette en papier à sa bouche pour ramasser les sécrétions qu’il n’avait pu ravaler, puis il en a fait une boule qui s’est perdue dans le creux de sa main ankylosée d’arthrite. Bien que dégoûtée, je ne pensais qu’à ce qu’il venait de dire, et je craignais à présent de me rendre au comptoir et de recevoir quelque insulte intime destinée à ma seule compréhension, une espèce de ruse entre le jeune et le vieux pour faire les malins. Une intense sensation m’a envahi que quelque chose clochait, qu’on m’observait, que ça avait bel et bien été mis en scène et que si je me laissais faire, je passerais pour une idiote. La panique a commencé à se faire sentir.

« Ben voyons, vous me prenez pour qui ! C’est clair que vous jouez à je-ne-sais-pas-quoi, je suis pas conne, et d’ailleurs, vous n’avez pas la moindre idée de qui je suis pour venir me dire que je suis une proie facile ! »

J’avais parlé un peu trop fort. D’ailleurs, j’avais pris le bras du vieux et décroché son doigt tordu de ma camisole avec brutalité. Tout le monde s’était retourné et avait assisté à ma petite scène, y compris le neveu en question. Je me sentais tellement embarrassée que l’espace d’une seconde, j’ai pensé à simplement débouler vers les portes du café pour m’enfuir à toute vitesse. Un couple de clients avait fait leur apparition depuis que j’étais entrée, s’était installé plus loin et nous observait avec une curiosité mêlée inquiétude. Le neveu, surtout, me fixait étrangement. C’était un jeune, comme la fille qui m’avait accueillie, et il me rappelait Lénard quand il était ado, avec son champ de fraise facial, ses sourcils touffus et ses lunettes dont les lentilles me rappelaient ces vieux écrans de télé courbés derrière lesquels tout ce qui s’anime semble distordu. Il me souriait poliment, comme amusé et intrigué. J’ai songé qu’il s’apprêtait à me dire un truc méchant que je serais la seule à comprendre, alors j’ai dit, pour calmer le jeu :

« Tout va bien ! Je m’excuse, j’ai parlé un peu fort, ce monsieur et moi avions simplement des opinions divergentes. »

J’étais satisfaite : d’abord, d’avoir parlé si longtemps et sans trembler, ensuite parce qu’il me semblait que ma phrase était tout à fait correcte. Pourtant, le neveu a souri de toutes ses dents, les sourcils froncés comme devant une blague qu’il aurait mal saisie, et a regardé ses collègues en ricanant, hésitant. Puis, comme soudain mal à l’aise, il m’a dit :

« C’est, j’imagine, bien gentil à vous de faire la discussion à papy. Je me demande juste de quoi vous pouviez bien lui jasez, à l’instant ! Vous savez, ce n’est pas de sa faute s’il ne répond pas : il ne vous entend pas, ça fait plus de trente ans qu’il est complètement sourd ! Et aveugle, en plus ! C’est moi qui m’en occupe, la propriétaire est assez gentille pour me permettre de l’installer là, dans sa chaise habituelle, puisqu’il ne fait jamais un bruit ! En tout cas, quand je vous ai vu vous fâcher après lui, excusez-moi, mais j’ai d’abord trouvé ça plutôt comique ! J’espère juste ne pas vous vexer, madame. Je dis ça amicalement ! »

J’ai senti le sang se retirer frileusement en moi, à l’image d’un breuvage siroté à la paille dont on continue de tirer le jus malgré sa grincheuse plainte. Mon esprit se moquait de moi, gloussant tel tant de puces s’énervant sur le poil d’une bête. Malgré l’évidence de mon effroi, j’ai serré les poings, fière et orgueilleuse, et j’ai alors craché au jeune homme que je ne m’amusais pas de leurs petits jeux et d’arrêter leurs conneries, que tous ici, certainement avaient constaté leur manège dont ils me rendaient victime. Il vient un temps où il faut tirer le rideau, rire un bon coup et saluer la salle en remerciant les spectateurs confus d’avoir été là. Ça n’a pas été la réaction du jeune homme, plus gêné et tendu que jamais, faisant mûrir les fraises sur son visage d’enfant, ni même celle du papy, qui ne faisait pas un bruit, pas un mouvement, comme si rien de toute cette histoire ne le concernait plus.

J’ai compris alors que, dans cette histoire, c’était eux les victimes et moi le bourreau. J’étais une folle, probablement instable et peut-être même agressive. Dans le regard fuyant de chacun, une peur indistincte, une volonté d’agir chez certains, mais un instinct vieux comme le monde qui les figeaient sur place, à analyser le danger. Ils me croyaient psychotique, ou quelque chose du genre. L’étais-je, en fait ? Impossible ! Pourtant, que devais-je penser de cette situation ainsi que de tous les étranges phénomènes depuis mon réveil ? Les cauchemars, les drôles de sensations, le miroir, l’écureuil, et maintenant ça ? Tout était si bizarre !

« J’hallucine, n’est-ce pas ? » Je me suis éloignée de l’ancien en expliquant calmement à ces quelques gens que tout allait bien, que je n’avais aucunement eu l’intention de causer tout ce trouble et que j’allais simplement quitter les lieux sans faire plus de problèmes. L’ambulancière, bien qu’en pause, m’a demandé si j’allais bien, si j’avais besoin d’aide ou d’appeler quelqu’un. Elle se tenait prête en cas de pétage de plombs et j’ai souffert d’être ainsi stigmatisée – et pour un malentendu, en plus ! Une dernière fois tandis que je me déplaçais vers l’entrée, mes yeux se sont posés vers le vieillard. Cette fois, celui-ci me regardait franchement de ses yeux laiteux et comme infectés, morts. Il me souriait de toutes ses gencives retroussées et pourries, aux abcès purulents.

FIN

(Cette nouvelle est la version courte d'un passage de mon roman, la Cité des Esprits. Je ne l'ai pas révélée sous cette forme pour encourager à la lecture du roman, mais simplement car la nouvelle existait avant le roman et que certains seront peut-être plus intéressés par ce petit texte. Ainsi, si vous aviez déjà lu ce passage de mon roman et me trouvez redondante, vous connaissez à présent le but recherché ! Et à tout le monde, bonne lecture !)

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