Savoir en cage - 1/3

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– Alors, quoi rajouter déjà ? Mandragore ou givreboise ?

L’homme d’âge mûr se posant la question semblait véritablement perplexe. Alchimiste de son état, s’il avait choisi ce métier c’était davantage par héritage familial que par passion. Une nuance qui se révélait à son incapacité chronique à retenir les différents attributs de ses ingrédients. En l’occurrence, les deux cents lunes passées dans ses tubes et autres alambics n’avaient eu raison de son incapacité à se rappeler laquelle de ces deux plantes renforçait, pour l’une, la résistance au poison, et pour l’autre la résistance au feu.

– Bah, qu’importe…

Et il prit une poignée de feuilles de chaque. Ce qu’il voulait, c’était que son cobaye résistât au poison de la concoction qu’il lui réservait. Si, en plus, il en devenait moins sensible au feu, ce n’était que bénéfice.

Dans un coin de la cave malodorante assignée par son employeur glougloutaient plusieurs fioles que reliait entre elles un entrelacs complexe de tubes translucides. Tous ces contenants affichaient des couleurs bigarrées par-dedans, et par-dessous d’autres encore provenant des flammes qui les léchaient. Celles-là étaient produites aux embouchures d’un lacis non moins compliqué de tuyaux, en cuivre cette fois, qui par endroit s’imbriquaient langoureusement au travers de leurs homologues en verre. L’ensemble formait une mosaïque fumante dans laquelle le commun des mortels ne pouvait voir que désordre. Et danger, assurément.

L’alchimiste en connaissait par contre les méandres par cœur et eut à peine à y jeter un œil pour savoir dans quel récipient déposer ses feuilles. Cela fait, il ouvrit la vanne d’un tube en surplomb et, de son extrémité, s’écoula un liquide chaud qui noya ce nouvel additif. Une odeur complexe s’en dégagea aussitôt qui, pour quelques minutes, recouvrit les miasmes ambiants et embauma les vieilles pierres confinant son laboratoire. Le liquide, maintenant imprégné des substances désirées par le savant, s’échappa par un second tube et alla un peu plus loin rejoindre les courants étranges.

– Bon, plus qu’à attendre…

Satisfait, l’alchimiste alla ensuite s’installer sur une chaise à bascule en osier fatigué qui grinça au contact de son postérieur. Il la fit machinalement osciller et, s’y relaxant, scrutait un récipient vide à l’extrémité du réseau – tant est-il qu’on puisse parler d’extrémité dans un tel fourbi – et patienta.

Et patienter, il le fit avec une telle assiduité que, au bout du compte, pris par la lassitude il sombra dans le sommeil. Les minutes continuant à s’égrener hors de son temps onirique, il fut bientôt réveillé par le claquement significatif du verre qui se rompt.

– Saperli…

Il se redressa d’un bond et se précipita vers la fiole fautive qu’il détermina sans mal. Instinctivement, ou plutôt à force de revivre le même scénario, en un tournemain il interrompit les différentes sources de chaleur et mit fin à la cascade d’éclatements qui se profilait. Sa négligence était bien évidement en cause, mais cela ne l’empêcha pas de maudire son fournisseur de lui avoir encore livré du matériel importé. Heureusement le récipient incriminé, brisé par le feu après que ce dernier eut évaporé son contenu, appartenait à une étape intermédiaire du dispositif achevée depuis longtemps déjà. La seule fiole à avoir réellement de l’importance – celle qu’il n’avait cessé de fixer avant de sombrer – était, elle, toujours bien intacte.

Et elle contenait maintenant un fond de liquide verdâtre.

– Parfait !

Saisissant l’objet de son attente, il se dirigea vers le mur opposé qu’il rejoignit en quelques enjambées. Là était entreposé un empilement de cages de tailles réduites. La plupart étaient vides, et les quelques-unes habitées l’étaient par de petits animaux endormis. Ou morts. Ou en instance de le devenir. En tout cas ceux-là dégageaient cette odeur méphitique à laquelle la pièce devait son fumet. Accoutumé qu’il était à cette dernière, l’alchimiste ne s’en soucia pas plus qu’il ne porta attention aux cadavres faisandés, se focalisant seulement sur l’unique clapier encore pourvu d’un esprit alerte. Celui d’un spécimen de murinae commun, ni plus ni moins original que n’importe quel autre membre de sa gargantuesque fratrie à fouir les déchets humains, qui de ses deux minuscules billes rondes regardait approcher l’énorme tête du géant.

***

Le voilà qui approche. Que va-t-il me faire ingurgiter cette fois. Son dernier breuvage avait un goût à vous faire vouloir vous arracher la langue du gosier ! Quoiqu’au moins, celui-là ne m’avait pas fait avoir des crampes aux pattes arrière pendant toute une journée. De toute façon je ne comprends pas pourquoi il s’évertue à tester ses préparations sur moi, vu qu’il ne se donne même pas la peine d’en correctement vérifier les résultats. Il se contente juste de m’observer durant les quelques minutes qui suivent mon absorption de son breuvage, comme s’il s’attendait à me voir soudain pousser des ailes ou quelque autre appendice incongru. Ne sait-il pas que les effets de ses plantes combinées peuvent prendre des heures, voire des jours à se manifester ?

Mais cela fait un certain temps déjà que je ne me fais plus d’illusion à son sujet. Je sais pertinemment être tombée sur le plus mauvais alchimiste du royaume. Sinon de l’univers, n’ayons pas peur des tailles ! J’en ai pris conscience au bénéfice de l’une de ses mixtures – une des seules à avoir eu un véritable effet – qu’il m’a donné à boire il y a une semaine. Celle-là n’avait pas été désagréable d’ailleurs, en comparaison des suivantes. Je ne peux par contre pas la comparer aux précédentes, pour la simple raison que lors de celles-là je n’étais pas encore "éveillée".

Car c’est en effet à cette boisson miraculeuse que ma conscience a dû d’émerger. Grâce à elle j’ai commencé à me souvenir de ce qui m’arrivait. Et de l’addition de ces souvenirs est apparue la réflexion, qui elle-même m’a imposé la sagesse. Un processus qui prend, je le présume, un temps incommensurable pour chaque espèce suivant une telle évolution, mais qui dans mon cas s’est effectué en moins de vingt-quatre heures. Le matin suivant, je comprenais déjà le monde qui m’entourait comme aucun des miens ne le pourra jamais !

Et je ne parle pas d’une prise de conscience factuelle comme l’ont les humains. La mienne repose sur une véritable compréhension de l’existence des choses. Je sais par exemple, rien qu’en le regardant, que tel moellon soutient son homologue du dessus ou consolide ceux qui l’entourent. Je détecte, dans les soliloques de l’alchimiste, les vagues que ses phrases créent dans l’air. À l’époque où j’avais encore mes congénères pour me tenir compagnie, j’entrevoyais dans leurs mouvements la charge musculaire de chacun de leurs gestes, comme si leur peau n’avait plus été une barrière naturelle à la contemplation de leur mécanique interne.

Quant à la lumière extérieure ! Haaa, si seulement je pouvais exprimer par des mots ce que j’y ai découvert… De ma cage dans cette cave je ne peux malheureusement en contempler le point d’origine, ce fameux soleil qui donne la vie comme il la reprend. Mais je sais qu’en sa puissance demeure le passé et l’avenir du monde. Qu’en lui siège une force dont la dynamique confine à la primordialité du tout. Il peut ne pas être le point central de notre monde, mais il n’en est pas moins celui du vivant, qu’il soit plante ou non.

Toutes ces connaissances acquises ce matin-là, je me garde pourtant bien de les afficher. Lui faire savoir que je les possède, à lui qui me garde captive, me desservirait certainement. La peur serait sans doute sa première réaction, et ma mise à mort sa résultante logique. Et ne serait-ce pas le cas, en viendrions-nous à converser réellement d’égal à égal, arriverait le moment où je devrais lui faire prendre conscience de ma maîtrise supérieure à la sienne vis-à-vis de son propre métier. Ne vient-il pas, par exemple, de rajouter de la mandragore à une préparation à base de bergamote ? Je vais en avoir la diarrhée pendant deux jours !

Qui plus est, quand bien même voudrais-je lui faire savoir ma supériorité intellectuelle, comment y parvenir sans le don de la parole ? Seul mon cerveau a été impacté cette fois-là, pas mon larynx ni ma mâchoire, à mon grand désarroi.

En somme, j’ai la sapience d’un érudit muet.

Une situation qui m’indispose d’autant plus que je n’ai aucune idée du résultat recherché par cet humain dans ses expériences. Si au moins il évoquait à haute voix l’effet qu’il convoite, sans doute pourrais-je l’aider ! Mais non, monsieur se contente d’aléatoires phrases sans intérêt lancées à des moments pas moins aléatoires, et desquelles l’unique conclusion que je peux tirer est qu’il ne finira certainement pas ses jours seul dans sa tête…

Et le voilà de nouveau face à ma cage, le sourire niais aux lèvres. Comme si de m’afficher ainsi un visage badin allait m’aider à affronter l’humiliation qu’il me réserve. Mais en a-t-il seulement conscience ?

Bon allez, courage. Ma cage s’ouvre, voici mon prochain met de choix. Et comme prévu il est précédé d’une odeur qui, à défaut de m’aiguiller sur les effets qu’il aura sur ma personne, m’en dit long sur ceux qu’il aura sur mes boyaux. C’est ça, ouvre-moi la gueule et insère-y ton tube, je ne dirai rien...

***

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