Savoir en cage - 2/3

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La pipette enfoncée jusqu’au cou du rongeur, l’homme pressa du bout des doigts le petit ballon à son extrémité. Son nouveau remède fut aussitôt propulsé dans le gosier de l’animal qui eut un mouvement réflexe de recul. Suite à quoi, la pipette retirée, ce dernier se frotta deux fois le museau de la patte droite et se recoucha calmement dans sa cage.

– Alors mon p’tit père, c’était pas trop mauvais ?

Le rat ne broncha pas. Ce qui, pour l’homme, équivalait à une réponse par la positive.

– Celle-ci sera peut-être la bonne, qui sait, rajouta-t-il pour lui-même

L’intéressé eut cette fois un mouvement nerveux qui surprit l’alchimiste, et qui résulta en un lavage frénétique de moustaches.

– Oui, c’est pas toi qui pourrait me répondre, hein ?

L’homme adressa un sourire bienveillant à son cobaye puis s’en détourna pour aller préparer son attirail en vue de sa prochaine concoction. Ces derniers mois Il avait tellement pris l’habitude de l’échec qu’il s’en était fait une raison et ne s’émouvait plus à aucune tentative. À cet égard, la commande qui lui avait été passée ne comptait heureusement aucun délais, si c’en était un qualifié de "raisonnable". Ce qui, dans son jargon, chiffrait facilement au-delà de l’année.

Aussi il ne se tracassait pas du manque de résultat et persévérait, simplement. Il savait sur quelle branche végétale se concentrer, et cela seul avait présentement de l’importance. Il finirait un jour ou l’autre par atteindre son but, comme il en avait toujours été. Ce n’était ni les ressources, ni les rats qui lui manquaient. Ainsi en allait-il de son empirisme.

Et cette fois-là ne lui donna pas tort : aurait-il continué à observer son sujet que, durant les heures suivantes, il n’aurait rien remarqué de notable. L’animal continua sa vie de rongeur en captivité, mangeant parfois et se reposant souvent, passant son temps à ne rien faire d’autre qu’attendre sa propre fin. D’ailleurs depuis plusieurs jours déjà avait-il cessé de ronger ses barreaux, et l’homme de classer ce changement de comportement dans la catégorie résignation.

- Je me demande si voir ses frères morts l’aura calmé…

Comme pour beaucoup d’autre de ses questionnements, il avait émis celui-ci sans vraiment y porter attention, sans vraiment se rendre compte qu’elle lui traversait l’esprit. Il continuait à nettoyer ses fioles, avec doigté et minutie, l’esprit plongé dans des pensées qui lui appartenaient. Le rythme de sa vie avait fini par se lier à celui de son dispositif : aiguillonné lorsqu’il était allumé, ralenti une fois éteint. Lorsqu’il n’en supervisait pas le bon fonctionnement, il n’avait de toute façon rien d’autre à faire.

Il faut dire qu’à être ainsi enterré dans les soubassements du château de la baronnie, très peu de personnes venaient le déranger. Pour la simple raison que très peu de personnes en avaient le besoin. Voire même avaient conscience de sa présence sous leurs pieds. Et lorsqu’on toquait à sa porte massive qui avait défié les âges, c’était généralement pour s’enquérir de l’avancement de ses projets. Enfin, de – son – projet, car le baron l’avait délesté de toutes ses autres expériences pour lui permettre de s’occuper exclusivement de celle-ci.

C’est qu’en haute sphère, on ne lésine pas sur les moyens lorsqu’il s’agit de créer une arme !

Du moins était-ce la conclusion que s’en était faite l’alchimiste lorsqu’il avait été tenu d’accepter cette nouvelle mission. Il n’avait cependant pas demandé le but de la création qui lui était commandée. Ce n’était ni dans ses prérogatives, ni dans ses besoins pour la mener à bien. Il faisait ce qu’on lui demandait, sans question ni drame.

De la même façon qu’il se contentait de sa cave sombre comme atelier. Elle possédait une unique lucarne, un œil apathique donnant sur la triste cour intérieure de la demeure en surplomb. Aurait-elle plutôt donné sur la nature des magnifiques parcs qui l’entouraient que cela n’aurait rien changé pour l’alchimiste, indifférent par nature aux beautés simples. Le soleil ne parvenait jamais à pénétrer par cette ouverture, gêné qu’il était par les hauts murs ceignant le cœur évidé de la bâtisse.

Elle faisait donc plus office d’interstice à air frais que de fenêtre sur l’extérieur. Et si par inadvertance l’homme la croisait du regard, il n’y découvrait qu’une armée de pieds grouillants sans intérêt. De ceux qui, quotidiennement, battaient le pavé en direction de la salle de doléances. Des pieds toujours anonymes et fugaces, ne représentant rien et n’appartenant à personne. Au même titre que, pour eux, ce trou à la base du mur qu’ils longeaient ne devait donner sur rien et ne contenir personne. Deux mondes séparés par des lieues d’ignorance mutuelle, et pourtant mitoyens de quelques centimètres.

Un état de fait qui seyait parfaitement à l’alchimiste. Depuis son petit univers fermé il n’avait que faire de la populace ne comprenant rien à sa science. Il pouvait y rester des semaines, voire des mois sans en sortir. Il avait à sa disposition un lit et une ouverture dans le sol d’un coin de la pièce en lieu d’aisances, et tout son nécessaire de vie et de travail lui étaient envoyés par un élévateur mural. Que demander de plus quand on aspire à la tranquillité !

Il avait par contre un grand besoin de nourriture de l’esprit. Des livres, il en compulsait à l’envi. Tous gondolaient sous l’action de l’étuve que devenait périodiquement l’endroit, mais ils n’en restaient pas moins lisibles. Ils étaient rangés sur une série d’étagères entre deux pilastres dans le mur faisant face à la lucarne. Avec le petit lutrin qu’elles surplombaient et la table de travail longeant le mur voisin, elles faisaient partie du seul mobilier éclairé de lumière naturelle durant la journée. Partout ailleurs, des lampes à huile compensaient la pénombre omniprésente.

À bien des égards, cet espace confiné pouvait faire penser à ces cages dont l’homme avait à s’occuper. Et dont il s’occupait mal, soit dit en passant. Leurs locataires et lui étaient tous prisonniers de leur monde fermé. Même si, dans son cas à lui, sa situation résultait d’une décision réfléchie.

Toujours est-il que cette comparaison lui sautait aux yeux chaque fois qu’il constatait, au travers des réactions de son dernier protégé vivant, des comportements lui évoquant sa propre ligne de pensée. Depuis une semaine, ce dernier semblait en effet accepter ses remèdes avec plus de facilité et était bien moins porté aux caprices. Il paraissait plus réfléchi, si une telle expression peut avoir un sens en parlant de rongeurs. Ajoutez à cela l’impression étrange qu’il donnait maintenant de se satisfaire de ses horizons fermés, et l’alchimiste avait depuis peu à composer avec une créature qui lui faisait parfois curieusement penser à sa propre personne.

Cette image lui revint d’ailleurs en mémoire au moment où il terminait le nettoyage de ses fioles. Naturellement, elle le fit se diriger vers l’intéressé qui, respectant ses habitudes, se reposait calmement dans ses propres déjections séchées.

- Sais-tu seulement combien on se ressemble, toi et moi ?, exprima-t-il affectueusement à l’animal.

La question fit dresser une oreille au rongeur, suivie par sa tête. L’homme en fut amusé.

- À la différence que toi, mon pauvre petit père, tu ne sortiras sans doute pas d’ici vivant...

Il n’y avait eu ni sarcasme ni mauvaise volonté dans sa remarque. Elle s’était juste voulue factuelle, sans ambages. D’ailleurs le rat ne sembla pas le comprendre différemment, et se contenta de reposer son museau avant de replonger dans une léthargie d’à-propos, mettant fin à ce monologue macabre.

Ce faisant, il fit constater à l’alchimiste à quel point lui aussi avait bien besoin de quelque repos. Une petite sieste avant l’expérimentation suivante, il ne pouvait espérer meilleur moyen pour clôturer cet après-midi de travail.

***

Une petite sieste – une de plus – pour clôturer un nouvel après-midi languissant. Je me réveille et le vois, lui, dormir à poings fermés sur un ouvrage qu’il n’a sans doute eu que le temps d’ouvrir avant de s’effondrer. Rien de bien différent de ses habitudes. C’est à ces occasions que je me retrouve bien seule. Il n’y a pas si longtemps, les autres rats me tenaient au moins compagnie de leur intellect basique et insipide. Le dernier, que j’avais affectueusement nommé Frak, ne couine plus depuis hier.

Alors dans ces conditions, quand je n’ai pas sommeil, je cogite. Je teste mon savoir sur ce qui me passe à portée de regard. Je replace mentalement, par exemple, l’imbroglio inutilement complexe des dispositifs de l’humain dans un ordre plus pragmatique. Je m’imagine quelle charge pourrait réellement supporter l’épaisseur écrasante de ces murs gris et poussiéreux. J’admire la courbure mathématique des voussettes de leur plafond bas que je m’amuse à reconstituer en formules.

Et au final, je m’ennuie de toutes ces choses, comme à chaque fois. Alors invariablement je m’interroge sur leur futilité. Je m’interroge sur la futilité du reste, hors de mon regard. Et je m’interroge bien sûr sur la futilité de ma vie.

Non, sur la futilité de la vie, en général.

Mon pseudo-scientifique sait-il seulement à quel point la sienne n’a pas de sens ? Sait-il combien sa disparition ne prendra pas un demi-siècle à être oubliée ? Bien sûr que non, comment le pourrait-il. Comme il ne peut se douter qu’un jour viendra où son art sera appelé chimie, et que par elle les siens seront susceptibles de donner la mort en cascade ou de soigner l’impossible ? Ou bien que son art fera alors l’objet de contes et plus de recueils ? Autant de détails d’un possible futur qui me sont apparus sans que j’en sache la raison.

Et le saurais-je que cela ne me ferait pas me sentir mieux.

Car oui, je ne me sens pas bien. Psychologiquement s’entend. Rien à voir avec les mixtures que j’ingurgite – elles ne sont jamais que des soupes de plantes –, mais tant de questions et personne avec qui les partager… Je sais qu’un jour existeront ce qu’on appellera des psychologues, mais leur temps n’est pas encore venu. De toute façon en aurais-je même un sous la patte que je doute qu’il puisse prendre en charge une personne de ma profondeur psychique.

Car je ne veux pas sembler prétentieuse, mais les heures ont passé depuis ma dernière médication et je sens ma conscience plus ouverte que jamais. Je doute que le remède en soit la cause ceci dit. Ma compréhension fine du tout n’a cessé d’augmenter depuis que je m’y suis éveillée il y a une semaine. Je vois maintenant les choses telles qu’elles sont réellement, c’est-à-dire comme des ensembles vaguement mouvants de particules excitées, sans autre but que d’exister puis de disparaître. Certains de ces ensembles sont également eux aussi éveillés à la conscience, j'en veux pour preuve certains questionnements de mon humain. Mais tous autant qu’il sont se complaisent dans leur petit présent, dans leurs petits problèmes, se posant de petites interrogations sans envergures. Pourquoi ceci et pas ça ? Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi ici et pas là ?

Si seulement je pouvais leur dire…

Leur dire combien il leur est vain d’ainsi se focaliser sur ce qu’ils ont, et combien ce qu’ils auront ne les comblera pas plus. Ils cherchent tous à être heureux ? Le bonheur se retrouve dans l’absence de souffrance, qui elle-même n’est réellement accessible qu’au travers de l’oubli éternel. Alors à quoi bon lutter ? Peuvent-il seulement le comprendre ? Non, peuvent-il seulement l’entendre ? Pauvres créatures futiles sans autre appétence que de survivre…

Et moi, au travers de ce trou dans le mur, je les vois se dépêcher vers leur inutile finalité sans rien pouvoir faire. « Après vous en viendront d’autres ! » voudrais-je leur crier. Que je regrette que la merveilleuse concoction de mon humain n’ait pu me donner la parole ! Cela dit, imaginer la réaction de ces stupides humains à un rongeur qui parle a l’avantage de me faire sourire.

Tiens, je sais sourire…

Est-ce le début d’une plus grande autonomie faciale ? Cette question aussi mériterait que je m’y penche, ne fût-ce que pour tuer ce temps qui ne passe pas. Mais quelque chose m’en empêche. Mes intestins. Pour l’instant ce sont eux qui me réclament de l’autonomie. C’était déjà à eux que je devais d’avoir été extirpée de mon doux somme, et là ils se font de plus en plus insistants. Je vais vite me trouver un coin de cage pas trop surchargé et m’y délester de ces rebuts qui les encombrent…

***

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