Dixième chapitre...

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Dixième chapitre...

Esméralda se mordait les lèvres. Ce tour en ville avait pour objectif de faire des rencontres et de s'ôter Christian de l'esprit.

Elle s’intéressa donc aux rares badauds qui lanternaient dans le coin, mais dans cette portion de rue, l'heure tardive ne drainait que des "traînent en ville enfermés dans leur bulle". Hâtant son pas, elle regagna les rues plus animées. Sous l'effet du whisky avalé, c'est désinhibée qu'elle accosta les deux jeunes garçons discutant à la terrasse d'un café et fumant leur cigarette.

— Monsieur Cohen ? interrogea-t-elle en fixant l’un des deux. Êtes-vous monsieur Cohen ?

D'abord surpris, le garçon s’aperçut très vite qu'Esméralda n'était pas dans un état normal. Bien que saoule, il la trouvait belle et attirante. Avec un sourire gourmand, il lui proposa une cigarette.

— Si ça peut vous faire plaisir m’dame, répliqua-t-il. Vous fumez ?

— Non merci.

Alcoolisé et nerveux, l'autre garçon s'interposa :

— Si elle veut du Cohen, la couguar, j’suis volontaire !

— Laisse-là. Tu vois bien qu’elle a bu un coup de trop !

— Et alors ? Qu'est-ce ça peut faire si elle a trop picolé ? J'suis prêt à lui en donner du Cohen, si elle le veut, la donzelle !

Le rire gras et très entreprenant, le garçon saisit Esméralda par sa veste et la ramena brusquement vers lui.

— Allez viens la chaudasse ! ordonna-t-il en lui soufflant son haleine de bière dans le nez. Fais pas ta bêcheuse !

Paniquée, Esméralda se débattit.

— Lâchez-moi, espèce de gros porc ! hurla-t-elle hystérique. Ne me touchez pas avec vos sales pattes dégueulasses !

Esméralda réussit à se défaire des mains du garçon et prit ses jambes à son cou. Croisant quelques regards hébétés, elle courut en talons sur les pavés glissants. À bout de souffle, elle s'arrêta. Elle réajusta son écharpe sur le haut de son nez et s'engouffra sous un porche. Cachée de tous, elle s’adossa contre le mur et se laissa glisser jusqu’à s’asseoir sur ses talons. En position accroupie, Esméralda évacua sa rage en se mordant les mains jusqu'au sang.

Une fois calmée, elle retourna dans les rues éclairées. Emmitouflée dans sa veste, elle partit en quête d’un endroit sympathique où se poser et discuter tranquillement.

De bars bruyants en cafés désertés, de brasseries en liesse en comptoirs abandonnés, rien ne convenait à Esméralda. Trop de bruits, trop de rires, trop de risques... Elle continua son chemin jusqu'à un petit troquet sans prétention, " Le Minima ". De l'extérieur, elle observa les quelques tables visibles et occupées. Les clients d'âge moyen avaient l'air de converser paisiblement. L’endroit plut à Esméralda. Elle y entra et s’avança directement vers le comptoir où trois hommes entre deux âges étaient accoudés, un verre à la main. Elle prit le dernier tabouret haut encore libre et commanda un whisky. Elle n'était pas plutôt assise, qu'un des trois hommes, le plus près, l'accosta.

Le cheveu brun, mat de peau et un charme certain, le cinquantenaire l'aborda d'un " Bonsoir " respectueux.

— Bonsoir... répondit-elle un peu méfiante.

— Je ne vous ai jamais vue par ici.

— Normal. D’ordinaire, je ne suis pas un oiseau de nuit. En plus, je ne sors jamais sans mon époux.

La réponse d'Esméralda, semblait décevoir l'homme au physique latin.

— Ah ! Mariée ? demanda-t-il.

— Non ! Quittée ! Lâchement et fraîchement abandonnée par un salaud de la pire espèce ! Un crétin d'égoïste qui n’a pensé qu’à lui !

— Ah ? Désolé…

— Bof... De toute façon, ça m'est bien égal. Je suis là pour prendre un peu de bon temps et pour me vider la tête.

— Ah ! Bien ! acquiesça l’homme en souriant. Et comment dois-je vous appeler !

— Mon nom ? Pfft... soupira Esméralda. Aucune importance… Parlez-moi plutôt de vous. Qui êtes-vous ?

Sans laisser le temps à l'homme de répondre, Esméralda se reprit.

— Non, ne me dites pas. Laissez-moi deviner. Je suis sûre que vous êtes un Léonard. Oui, vous avez une tête à vous appeler Léonard.

Surpris, l’homme éclata de rire.

— Une tête de Léonard ? Diable ! Et pourquoi de Léonard ? Qu'est-ce que donc une tête de Léonard ?

— Ne riez pas, ce n'est pas drôle ! se fâcha Esméralda. Vous pourriez très bien vous appeler Léonard. Oui ! Et même Léonard Cohen !

— Léonard Cohen ! Comme le chanteur !

— Tout juste ! Comme le chanteur !

— Désolé de vous décevoir, mais je me nomme Andrès Pasolino. Pour vous servir, belle dame...

L'homme fait un semblant de révérence.

— Ah... s'attrista Esméralda. Et sauriez-vous où je pourrais le trouver ? Je suis à sa recherche.

— Diable ! Et pourquoi ça ? Pourquoi le recherchez-vous ?

— Parce qu'il me doit une danse.

— Vous voulez danser ?

— Non… À vrai dire, non.

Andrès était décontenancé par l'attitude et les propos incohérents d'Esméralda. Il la regardait étrangement. Elle voyait dans ses yeux qu'il la prenait pour une folle, mais elle s'en fichait. Ce soir, elle se donnait le droit d'être folle. D'être même complètement folle. Après tout, c'était sa folie qui l'avait conduit jusqu'ici.

— Comment dois-je vous appeler ? insista l’homme. Dites le moi s’il vous plait. Quand je parle à une jolie femme, j'aime connaître son prénom.

Esméralda ne répondit pas. Le regard dans le vague, elle sirotait son whisky. Elle semblait ailleurs.

— Allez, ne me faites pas languir belle dame aux grands yeux tristes. Qui êtes-vous ? Qui se cache derrière ce beau mais sombre regard ?

Esméralda eut un sourire cynique. Elle reposa son verre sur le comptoir, entortilla une mèche de cheveux rebelle entre son pouce et son index.

— Qui je suis ? répéta-t-elle d'une voix étrange et très aiguë. Qui donc voulez-vous que je sois ? Voudriez-vous dialoguer avec cette petite pute de Sally ? Cette gentille petite fille sage qui ne dira rien à personne. Celle qu’on appelle Sally la sale petite pute et qui aime qu’on la salisse. Est-ce à elle que vous souhaitez parler ?

Andrès Pasolino eut un mouvement de recul.

— Quoi ? Que dites-vous ?

— Je dis ce qui est vrai ! ajouta-t-elle d'une voix froide et autoritaire. Mais peut-être que vous préférez vous adresser à la Patronne ?

Tandis qu'Esméralda s'exprimait, les traits de son visage se modifiaient. Ses yeux étaient ternes et son regard plus dur. Le changement était impressionnant. Sans rien y comprendre, Andrès se retrouvait face à une femme austère, rigide, glaçante. Il en eut la chair de poule

— La Patronne qui a la tâche de faire le mal. Madame la prêtresse ! Celle qui doit frapper, qui exige et martyrise. On l'appelle aussi "la Maîtresse". Est-ce que vous voulez lui parler ?

Andrès Pasolino était déconcerté par le discours d’Esméralda. Il n'osait plus parler.

— Sinon, poursuivit Esméralda, je peux me présenter à vous dans la peau de Gabrielle. Gabrielle. Gabrielle la mère parfaite. Celle qui souffre de rejet et court sans arrêt après la perfection. Celle qui rêve que ses enfants soient les plus beaux, les plus obéissants et les plus intelligents. Gabrielle, maniaque à l'excès. Celle qui ne supporte pas le moindre désordre ni la moindre poussière. Gabrielle qui s’interdit de souffler et s’inquiète en permanence du jugement des autres. Une folle furieuse cette Gabrielle !

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