Chapitre 4

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Quatrième chapitre

Esméralda se remémorait la fameuse consultation gynécologique chez le docteur Bardeau. Ce médecin, elle le connaissait bien. Elle le voyait au moins une fois tous les deux ans pour les habituels examens de contrôle. Et ce, depuis une quinzaine d'années. Néanmoins, elle s'était toujours retenue de lui poser la question qui la hantait : « Docteur, est-il possible qu'on m'ait violée ? ».

Par peur de la réponse, elle préférait garder ses doutes et s'abstenir de lui demander. Pourtant, le temps passant, la pensée du viol était de plus en plus présente voire insistante. Longtemps, Esméralda s'était crue folle. Elle avait cru que rien ne s'était effectivement passé et qu'elle avait tout imaginé. Malgré ce déni, les sensations refoulées l'enclavaient dans des phobies castratrices et additionnelles, tandis que ses angoisses grandissaient à la vitesse de ses doutes.

Ses premières années de mariage, Esméralda réussissait plus ou moins à cohabiter avec ses démons intérieurs qu'elle avait du mal à nommer, jusqu'à ce que sept ans auparavant, ses crises de panique augmentent considérablement et deviennent ingérables. À cette époque, Esméralda n'était pas au mieux de sa forme. Elle naviguait entre des accès de colère, un fort dégoût d'elle-même et une répulsion pour tous les hommes d'âge mûr. Elle allait mal sans en connaître la source, même si l'idée du viol continuel et répété s'imposait de plus en plus à elle. Oh, bien sûr elle n'en avait pas l’assurance... juste de fortes présomptions.

Un temps, elle s'était dit que cette pensée récurrente correspondait aux prémices d'une dépression, à des TOCS transitoires ou à un trop-plein de stress. Le hic, c'était la fréquence de ces flashs visuels et auditifs. Des images terrifiantes et des mots sales... répugnants, qu'elle réprimait et étouffait. Il y avait aussi cette impression indescriptible mais tenace... L'impression d'une présence nuisible. Comme un loup rôdant autour d'elle et cherchant à la dévorer. Un loup qu’elle expulsait et repoussait en permanence.

Ce fameux jour du rendez-vous médical, Esméralda s'était juré jde ne pas sortir du cabinet sans avoir posé la question qui l'obsédait et lui brûlait les lèvres.

Salutations faites au docteur Bardeau, elle fut invitée à se déshabiller dans la pièce d’à coté. Comme à chaque fois, Esméralda était au bord de la syncope. Se présenter nue devant cet homme et devoir écarter les jambes pour qu'il farfouille dans son sexe, la rendait très nerveuse. Sans dire un mot, elle s'était allongée sur la table et dans cette position inconfortable et humiliante, les genoux collés l'un contre l'autre, elle avait attendu le médecin qui prenait son temps pour la rejoindre. Cet entre-deux fut une torture. Esméralda appréhendait la suite et lorsque le médecin était entré avec sa lampe sur le front, elle avait contracté son corps et baissé les paupières. Sans succès, le gynécologue avait essayé d'entrer le spéculum froid dans son sexe resserré.

— Détendez-vous, lui avait-il dit calmement.

Se détendre ? Impossible ! Esméralda était crispée de la racine des cheveux jusqu'au bout des orteils. Son intimité offerte à la vue de cet homme, l'avait plongée dans un état second. Elle avait régressé et perdu le contrôle. De nouveau, elle avait cinq ans et derrière ses yeux fermés, elle revoyait le " Méchant monsieur " qui la terrifiait dans ses cauchemars. Celui qui débarquait sans préambule et murmurait à son oreille : « Détends-toi, ça ne te fera pas mal... »

— Détendez-vous si vous ne voulez pas avoir mal, insistait le docteur Bardeau.

« Non, je ne veux pas avoir mal, lui répondait-elle en pensée. Mais monsieur, vous me faites mal. S’il vous plait, ne me faites plus mal... S'il vous plait... »

Quelle épreuve pour celle qui haïssait que d'autres mains que celles de Christian se posent sur elle. Seul Christian pouvait la toucher sans qu'elle ne sorte les griffes. Bien sûr, cela ne s'était pas fait du jour au lendemain ! Il lui avait fallu du temps pour l'apprivoiser. Mais à force d'amour et de patience, il y était parvenu. Oui ! Tout amoureux pressant qu’il était, Christian avait dû gagner la confiance d'Esméralda avant de caresser son corps.

Étendue sur la table, Esméralda s'était décentrée de son entrejambe pour permettre au médecin de faire son travail et s'était polarisée sur l'après examen. Elle s'était demandé s'il valait mieux qu'elle pose sa question après l'habituel interrogatoire de santé, ou bien lorsque le docteur Bardeau mettrait à jour son suivi de dossier.

« Et s'il me confirme le viol ? s'était-elle angoissée. Comment vais-je réagir ? Ça risque d'être violent. Peut-être serait-il plus sage que je ne sois pas toute seule pour entendre la réponse ? Peut-être devrais-je proposer à Christian de venir m'accompagner une autre fois ? Oh et puis non ! J'ai dit que je le ferais aujourd'hui, alors je vais le faire aujourd'hui ! Il est temps d'affronter la vérité si je veux m'en sortir et enfin guérir ! »

Esméralda était déterminée. L'examen terminé, elle s'était rhabillée puis était retournée s’asseoir derrière le bureau du praticien. À peine installé, comme un plongeon dans une mer froide, sa langue s'était déliée et elle avait prononcé la question si difficile à formuler.

« Docteur, pensez-vous que j’ai pu être violée ? » avait-t-elle demandé dans un souffle.

Une fois sa parole libérée, Esméralda avait retenu sa respiration et attendu la réponse du médecin. Pris au dépourvu, celui-ci s’était d'abord raidi avant de tapoter sur les touches de son clavier. Gardant le silence, il avait fait défiler les pages du dossier d’Esméralda et consciencieusement, il avait relu ses notes. Durant la lecture, il avait froncé les sourcils et opiné du chef. L’écran tourné au trois-quarts, Esméralda avait entraperçu un passage surligné en gras, mais de là où elle était, elle ne pouvait le déchiffrer. Cependant, l'attitude du docteur Bardeau laissait peu de doutes. En une seconde, Esméralda avait compris que sa vie allait être bouleversée.

— Bien sûr que je le crois, avait dit le médecin, le doigt sur son écran. Je l'avais d'ailleurs noté ici, après votre première visite au cabinet.

Manquant de souffle, Esméralda avait murmuré :

— Pardon ? Vous aviez noté quoi ?

— J’avais noté qu’on avait abusé de vous, dit le médecin en se retournant vers elle.

Esméralda avait blêmi. Voyant son air éberlué, le docteur Bardeau s'en était étonné.

— Je pensais que vous le saviez ? C’est d'ailleurs pour cette raison que je n’y ai jamais fait allusion. J'ai respecté votre silence, pensant que vous ne souhaitiez pas l'évoquer avec moi.

— Mais ? Mais comment ça ?

— Je suis désolé de vous l'apprendre ainsi, mais on a dû vous forcer de nombreuses fois dans votre jeune âge. Vous êtes pleine de cicatrices à l’intérieur.

Esméralda avait eu l'impression que le ciel lui tombait sur la tête. L'annonce des viols répétés lui avait fait l'effet d'une bombe, même si avant d'avoir eu la confirmation par le gynécologue, elle pressentait la réponse qu'elle redoutait. Sans se l'avouer, elle savait. Et pourtant... Dans un rêve un peu fou, elle avait espéré que le docteur Bardeau lui dirait que " Non, rien ne prouvait qu'il y ait eu viol". Seulement voilà ! Les faits étaient là ! Ils étaient là, en chair et en cicatrices indélébiles...

Bouche ouverte, Esméralda avait fixé le docteur Bardeau.

— Mon Dieu ! Non ! Non, disait-elle comme pour réfuter la vérité.

— Vous ne le saviez vraiment pas ? avait interrogé le médecin, les mains croisées et l'observant derrière ses lunettes demi-lunes.

— Mais non ! avait rétorqué Esméralda. Non, je ne le savais pas ! Je pensais que je m’étais montée la tête ! Je pensais m’être inventée une histoire !

— Peut-être l’aviez-vous enfoui pour ne plus souffrir ? lui avait-il suggéré en décroisant ses doigts.

— Vous croyez ? Vous croyez que j’ai pu enfouir ce genre d'horreurs ?

— Je le pense. J’ai hélas d’autres patientes dans votre cas. Vous n’êtes pas la seule qui ait subi ce genre d'abus. Souvent, les victimes enfouissent leur martyr pour se protéger et arrêter de souffrir. Il serait important que vous rencontriez un psychologue pour en parler et vous en libérer.

— Vous... vous en auriez un à me recommander ?

— Oui, j'en connais un très compétent. Je vous note tout-de-suite ses coordonnées.

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