Chapitre 1

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Premier chapitre


Dans le salon obscur aux volets clos, une femme entre deux âges.

Recroquevillée sur son canapé cuir, les genoux resserrés entre ses bras tremblants, Esméralda fixait le mur d'en face.

— Christian… pourquoi tu es parti ? murmurait-elle, les larmes mouillant ses joues. Tu n’avais pas le droit de t'en aller…Tu m’avais promis de m’aimer pour toujours…

Les yeux hagards, Esméralda se berça d’avant en arrière, puis déplia les jambes et se leva du canapé. Sa robe de chambre glissant de ses épaules, elle tituba jusqu'à la salle de bains et se présenta face au miroir qui lui renvoyait l'image d'une femme au regard délavé et cerné d’amertume.

— Pathétique... Je suis... pathétique, marmonna-t-elle, les yeux vides. Difficile de croire que j’ai cinquante ans. Ce soir, j’en parais dix de plus… vingt même… Quelle mocheté… Vieille et laide… Putain de sale tronche...

Sombre état que le sien. Épuisée, le visage bouffi par les sanglots, le teint grisâtre et les rides plus prononcées que d’ordinaire, Esméralda se parlait à mi-voix :

—Esméralda Dolorès dé la Cuenté… épouse Duranton… Esmée... C’est comme ça qu’on m’appelle… Esmée… Tout le monde m’appelle comme ça.

« Dans une conversation, Esmée c’est bien plus court et plus facile à prononcer qu’Esméralda, se dit-elle sans se lâcher des yeux. Et puis, m’associer à une bohémienne du moyen-âge avec des clochettes aux chevilles dès que je donne mon prénom et rire avec Christian en l’appelant Quasimodo, ça a le don de m'agacer ! Ça m'agace ce truc systématique d'associer un prénom à une personnalité. C’est pénible, d’autant que je n’ai franchement rien à voir avec cette fille qui roule les hanches et les " R " en aguichant les bonshommes. Je ne suis pas une séductrice moi… »

Une grimace plus qu’une moue de dédain, Esméralda avança son visage vers le miroir. L’œil critique, elle se considéra de près. Avec ses pouces, elle lissa ses poches teintées de rimmel noir et ses paupières gonflées. Puis, de son index, elle appuya sur la ride qui lui barrait le front. Par ce geste, elle essayait de faire disparaitre la trace indélébile de l’âge et du tracas, mais rien à faire. Tout était plus creusé, plus monstrueux, plus sordide et arrogant. Elle se faisait horreur. Elle se méprisait d’être aussi laide, aussi fanée et marquée. Un fardeau s’ajoutait à un autre. Un de plus… Se prendre son déclin en pleine figure rajoutait à sa douleur.

De la beauté, il n’y en avait plus. C’était indéniable. Elle n’était plus à l’âge où l’on dit d’une femme qu’elle est belle, qu’elle est jolie, qu’elle est bonne. Elle était à l’âge où, à la rigueur, on peut dire d’une femme qu’elle a de beaux restes, qu’elle a gardé quelque chose, qu’elle a du chien, de la classe, qu’elle est encore charmante, qu’elle a un certain charme. Mais du charme, en avait-elle ? Y’en avait-il dans ce visage abimé, rouge, échevelé ? Pas vraiment. Difficile à dire. Son sourire peut-être. Ses cheveux encore sombres et épais. Même sa bouche autrefois pleine et gourmande n’avait plus la rondeur que Christian adorer mordre.

Esméralda pinça les lèvres et se tira la langue en troussant le nez dans une mimique affreuse. Elle considérait qu’elle avait maintenant une bouche de vieille bonne femme dure et crispée. Tiens ? Voilà qu’il y avait des ridules tout autour. Ces petites cicatrices qui commençaient à raccourcir sa bouche, à la déformer. Vilaine bouche. Plus très douce à caresser. Plus très belle à embrasser. Non. Décidément non. Inutile de rechercher un quelconque reste de beauté, Esméralda ne voyait désormais plus rien d’attrayant chez elle.

La critique était sévère. Le procès impitoyable. Méchante, moche et conne ! Et malgré la colère du départ de Christian se mêlant au déni qu’il l’ait vraiment laissé, Esméralda, la femme bafouée, lui donnait presque raison de l’avoir médiocrement quitté. Dans son esprit, à cet instant de dénigrement, de jugement abrupt, elle n’était plus aimable, plus en état d’être aimée et consommée. Et pour Esméralda, une femme qui n’est plus consommable ne mérite plus d’attentions et d’amour. L’amour s’alliant au bien et au désir qu’on déclenche et engendre chez l’autre, comment faire avec autant de disgrâce ? Comment blâmer Christian au fond ? En se jugeant à visage découvert sous la lumière crue de la salle de bains, Esméralda concevait qu’elle ne pouvait imposer à quelqu’un de rester avec elle. Elle ne pouvait dignement pas forcer Christian à la désirer comme si elle était encore désirable et l’obliger à voir sa déchéance, chaque jour de plus en plus visible

Terrible opinion d’elle-même. Esméralda n’était donc plus bonne à consommer et donc devenue sans intérêt, inutile, à mettre au rebut. S’en débarrasser était finalement la meilleure chose à faire. Esméralda était plongée dans ses pensées négatives. Son regard était comme mort. Elle resta ainsi un long moment, puis elle se redressa, s’écarta du lavabo et s’observa d’un peu plus loin. Silhouette menue, physique classique. Sa pensée se confirmait. Elle hocha la tête. Oui. Sans aucun doute, elle était bel et bien à l'opposé de cette ensorceleuse à la peau brune et aux pieds nus. Elle n'avait décidément rien de commun avec l’héroïne de Notre-Dame de Paris si ce n’est le noir de ses pupilles et l'ébène de ses cheveux.

Dans l’esprit d’Esméralda, c’était le bordel. Un déferlement de sentiments cyclothymiques encombrait ses pensées. Et après la colère et l’autodénigrement, arrivait la jalousie.

«Je ne suis plus aussi jolie qu’avant, mais j’ai été une jolie femme. Enfin c’est ce qu’on m’a dit… Ce qu’on me disait… Ce que Christian disait… Possible, mais une beauté classique qui n’aurait pas fait tourner la tête à Quasimodo et à Frollo, songea-t-elle dans un demi-sourire. Mais qu’importe. Je ne veux de toute façon ni de l’un ni de l’autre... Je veux seulement Christian... mon mari qui m’a lâché pour une autre... Une plus jeune… Une certainement beaucoup plus fraîche et beaucoup plus drôle que moi... Une qui lui donne l’illusion que la vie ne s’arrête pas à cinquante ans... que le temps ne file pas à toute vitesse et qu’il n’est pas aussi vieux que ça. Oui... Une qui lui redonne un nouveau souffle, une nouvelle vigueur, qui lui permet de faire d’autres projets. C’est vrai que ça doit être stimulant de tout recommencer autrement, différemment avec l’expérience en plus et les moyens financiers. Sa jeunesse, son cul ferme, ses seins rebondis comme deux gros pamplemousses. Enfin, je crois… J’imagine parce que Christian aime ça les poitrines généreuses. Il me l’a dit. Avec moi, il a eu droit qu’a des mandarines qu’il n’a d’ailleurs jamais rechigné, cela étant… Mmm… Intéressée la gamine… Sûrement… Elle a dû bien le séduire pour l’attirer dans ses filets et le faire rentrer sous ses draps. Est-ce qu’il lui fait les mêmes choses qu’à moi ? Est-ce qu’il lui parle en lui faisant l’amour ? Qu’est-ce qu’il lui dit ? Tu es ma déesse ? Ma reine ? Est-ce qu’il la regarde ? Est-ce qu’il lui fait l’amour ou c’est juste une histoire de cul ? Est-ce qu’il la baise pour se prouver qu’il peut encore bander et tenir la distance ? Ça me dégoute. Faire ça avec une gamine, c’est dégueulasse, pas net. Elle a quasiment l’âge de ses enfants. En fait, Christian est un pervers et je ne le savais pas. Et elle ? Cette petite gonzesse, tu parles elle doit vibrer devant sa stature d’homme mûr et son portefeuille bien rempli. Oui. C’est rassurant de se laisser mener par un cinquantenaire accompli qui nous gâte comme une petite princesse et doit se faire appeler mon gros nounours… Tsss… Il se croit vernis d’être avec elle. Il doit faire son coq en la tenant à son bras, mais ça ne durera pas. Elle ne l'aimera jamais autant ni mieux que moi... Non, jamais autant… »

Face à son reflet, Esméralda pensa que tous ses efforts au quotidien pour entretenir sa ligne et continuer de plaire à son mari avaient été vains. Elle jeta un regard rapide et désabusé sur son corps que Christian adorait caresser et couvrir de ses baisers brûlants.

« Comment as-tu pu me laisser comme un vieux chien qu'on oublie sur une aire d'autoroute ? songeait-elle dans un dialogue imaginaire. J'étais belle encore... Désirable encore... Je t'aimais, mais toi tu n'en voulais plus de mon amour. Tu as fui le navire en me laissant à la dérive sans moteur ni boussole... Tu n'as pensé qu'à toi en filant sans te retourner. Tu savais très bien qu'en partant j'irais m'échouer sur des récifs assassins, mais ça ne t'a pas arrêté. Et puis, qu'as-tu fait de nos projets ? De tous nos rêves ? Balayés... Oubliés... Et ces épreuves traversées ensemble et remportées main dans la main ? Quelle valeur ont-elles pour toi ? Et nos larmes ? Nos réconciliations ? Tous nos pardons ? Et tes promesses ? Hein ? Elles sont où les belles promesses de celui qui se disait " Homme de parole " ? Tu t'en fous ! Tu n'en a désormais plus rien à foutre ! Tsss... En me rayant de ta vie, tu as aussi renié tes engagements ! Tu t'es assis sur tes putains de grands serments ! »

Du plat de sa main, Esméralda claqua la céramique du lavabo. Mâchoire serrée et regard fixe, elle s'adressa en pensée à son déserteur de mari : « Je ne suis plus rien pour toi ! Plus rien, alors qu'il n'y a pas des lustres tu prétendais encore m'aimer... Tu disais que j'étais ton bien le plus précieux. Tu disais te sentir fort et protecteur face à mes fragilités, alors pourquoi ce revirement soudain ? Je ne comprends pas... C'est insensé ! Moi qui n'existais qu’à travers toi, me voilà seule et perdue face à mes vieux démons. Seule pour affronter le passé qui me revient en pleine poire et cherche à me détruire. Seule face à l'avenir qui me terrifie. Seule... Toute seule... Incapable de rien... Comment vais-je faire sans toi, sans ta chaleur et ton odeur rassurantes ? Qui va me soulager de mes angoisses ? Qui m'empêchera de mourir quand l'envie sera trop forte ? Qui ? Sans toi, je me sens vide... aussi vide qu'une coquille de noix vide… Continuer sans toi, je ne pourrai pas... »

Esméralda pleura amèrement dans ses mains, puis releva la tête et s'observa de nouveau dans la glace. Face à sa triste mine, elle poursuivit sa réflexion : « Pourquoi autant d'indifférence ? Tu agis comme mes anciens bourreaux. Comme ceux qui m'ont souillée, utilisée, méprisée. Je ne comprends pas. C'est pourtant toi qui m'avais assuré que la vie gagnerait sur la mort qui m'environnait si je te faisais confiance et me laissais aimer. C'est toi qui me répétais qu'ensemble tout irait bien. C'est toi qui m'avais poussée à regarder vers l'avenir. Toi qui m'avais convaincue de me projeter, de construire une vie à deux et de fonder une famille. Et c'est encore toi qui aujourd'hui me laisse me démerder avec ces putains de vieux tourments ! Toi qui me laisse entre les mains de celui qui veut encore et toujours ma peau ! Tsss... C'est trop dur Christian. Loin de toi, je replonge en enfer... »

D’une main tremblante, Esméralda ouvrit l’armoire à pharmacie suspendue à la droite du miroir et pris les deux tubes de somnifères qu'elle vida au creux de sa paume. Tête en arrière, elle glissa les pilules du sommeil dans sa bouche et se courba vers le robinet ouvert. Les lèvres enfermant le goulot, elle but pour entraîner le poison dans sa gorge et se releva les joues pleines d’eau. Soudain, elle se figea. Par inadvertance, Esméralda la désespérée venait de croiser Esméralda Dolorès dé la Cuenté dans le miroir. Et cette rencontre furtive avec elle-même l’avait paralysée. En revoyant dans une demi-seconde celle qui s’était jurée à dix-huit ans de ne plus JAMAIS se laisser maltraiter et être la victime de personne, et se voulait " LIBRE POUR TOUJOURS ", elle eut un choc

Un choc comme un électrochoc ! Instinctivement, Esméralda recracha les somnifères non absorbés et s'enfonça deux doigts dans la gorge. En les entrant jusqu’à la glotte, elle se provoqua des spasmes et des haut-le-cœur. Elle rota à grand bruit et les cachets à peine décolorés ressortirent en jet et presque intacts. Dans la foulée, Esméralda se gargarisa la bouche, frotta énergiquement sa langue et son palais avec sa brosse à dents rotative, s’inonda l’œsophage de grandes gorgées d'eau fraîche, puis droite comme un I devant la glace, elle se lança un défi :

— Bats-toi Esmée ! s'encouragea-t-elle en s’essuyant la bouche d'un revers de la main. Bats-toi !

Lasse de guerroyer contre ses éternels tourments que seul Christian savait apaiser, Esméralda fronça les sourcils. Dans un geste de colère, elle agrippa son verre à dent et frappa le miroir qui se segmenta en étoile. Tel un portrait de Picasso, son visage apparut fragmenté, multiple et déstructuré. Aussitôt, elle associa ces images fractionnées à son âme brisée, à son identité plurielle qu’elle contenait comme elle pouvait. Et tandis que les larmes inondaient ses joues pâles comme le brouillard des petits matins frileux et que ses doigts crochetaient le rebord du lavabo, elle hurla son désespoir :

— J'en peux plus ! Il y a trop longtemps que je souffre, alors s’il y a un Dieu quelque part, qu'il se manifeste ! Qu’il me vienne en aide ! Maintenant !

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