Madame Huguette

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Il m'est souvent venu en tête, au cours des années passées à travailler auprès de personnes atteintes de maladie mentale, que certaines d'entre elles seraient plus à l'abri entre les pages d'un livre. Madame Huguette, à elle seule, suffit à justifier cette hérésie. Elle s'y trouvait déjà. Tel un personnage secondaire d'un roman d'horreur médiocre figé à la page cent douze, elle subissait l'angoisse de l'attaque imminente. Jour après jour la dame se revivait le même cauchemar. Jamais on ne passait à la page cent treize, laquelle aurait conclu de façon tragique ou rédemptrice le calvaire de la pauvre vieille. Confrontée à ce volcan d'émotions extrêmes, ce qui me touchait au plus profond de mon être, cependant, c'était l'insoutenable mélancolie de cette vie d'une banalité rassurante qui s'était brisée en plein parcours : un mari, un enfant, une maison, un jardin. Témoin au quotidien de cette tristesse, je rêvais que si j'avais pu déposer doucement madame Huguette entre les pages d'un livre, j'aurais choisi un recueil de chansons comme celle qu'elle aimait chanter dans ses bons jours, N'oublie jamais, de sa voix légèrement grasseyante, démodée.

La peur d'Huguette revêtait différentes formes : sa sœur Léa en embuscade, une kalachnikov entre les mains, des hommes cachés dans les murs, ruminant de concupiscents desseins, ou occupés dans la chambre adjacente à torturer sa fille ; de façon plus prosaïque un breuvage qui pouvait la rendre toute noire (elle disait nouére), enfin, surpassant en horreur le reste, les serpents, ceux qui la frôlaient dans son lit, qui sifflaient sous les meubles, qui se blottissaient dans la chaleur de son sac à main, ou qui profitaient de la fraîcheur de sa baignoire. Les voyait-elle ? J'en doute. Elle les vivait.

L'heure du bain sonnait comme le début d'un bad trip pour l'intervenante qui devait vérifier tous les espaces où les bêtes pouvaient se dissimuler, suivie d'une Huguette hostile et accusatrice. Pour cette raison, au début de son séjour chez nous, je me chargeais de la besogne. Une fois qu'elle avait accepté de se dévêtir, je pouvais souffler. Je me souviens d'un après-midi d'été, dans la salle de bains toute blanche, tandis que madame Huguette se décrassait avec vigueur le canayen[1], d'une brusque éclosion de joie, gratuite, incongrue, à pleurer. Peut-être la lumière inondant la pièce, le doux clapotement de l'eau, la paix au lieu de la tempête pressentie, le sentiment de sécurité qu'on parvenait à instiller pendant quelques minutes transcendaient-ils un peu la détresse coutumière.

Nue, madame Huguette offrait le plus singulier tableau, tout en révélant, selon moi, sa personnalité occulte. La cicatrice marquant l'absence de son sein gauche préfigurait celle qui lui barrait le ventre, tel le sourire fendu d'un diable, comme si le chirurgien, ayant en tête sa prochaine partie de golf, et pressé de débarrasser la pauvre créature de son tablier abdominal, avait troqué le scalpel pour l'égoïne. Les longs cheveux blancs qui ne voyaient jamais les ciseaux de la coiffeuse attendaient une main secourable. Elle se séchait aussi vigoureusement qu'elle se lavait, et, tandis que je rêvassais, je l'imaginais en attente de son procès pour sorcellerie. Il n'y avait pas à douter qu'en des temps moins cléments, la vieille aurait pris le chemin du bûcher.

On la peignait. Elle ne supportait la sensation du cheveu qui aurait eu l'impudence de sortir de sa tresse. On s'y reprenait à plusieurs fois, domptant tant bien que mal les frisettes qui refusaient de s'aplatir.

Elle s'habillait. J'avais beau insister, lui parler de la chaleur à tuer, elle s'obstinait à porter des bas de nylon sous son pantalon, un jupon par-dessus, enfin une jupe, au cas où les yeux à rayon x des hommes verraient ses charmes secrets.

Comme beaucoup de personnes itinérantes, ce qu'elle n'avait toutefois jamais été, madame Huguette emportait avec elle de pièce en pièce tout un attirail inutile contenu tant bien que mal dans un sac à main de vinyle d'une lourdeur intrigante. Une fois par année, j'avais la permission d'y faire de l'ordre, et je ne m'étonnais plus de n'y trouver que des briquets vides, de vieux papiers jaunis, des paquets de cigarettes écrasés, des peignes sales, et surtout de mystérieux mouchoirs de papier chiffonnés.

- Tiens, Mille, un cadeau pour toé.

Je savais qu'en défroissant le Kleenex je n'y découvrirais que des mégots. La plupart, selon elle, contenaient de la drogue. Je ne les ai jamais testés.

Sa cachette de prédilection demeurait le bonnet vide de son soutien-gorge. Elle s'était sûrement débarrassée elle-même de sa prothèse encombrante pour utiliser l'espace vacant pour y fourrer son briquet, son portefeuille et, à l'avant-plan, son paquet de cigarettes, ce qui donnait un aspect cubiste à sa poitrine. Huguette Picasso.

Elle préparait parfois sa valise, nous disait qu'elle attendait Raymond, dont on savait qu'il n'existait pas. Mais la peur qu'elle passe la porte ! Notez qu'en principe elle en avait bien le droit, on ne la gardait pas sous clef, mais on veillait au grain. J'ai été appelée un soir d'hiver de moins trente degrés par un intervenant en panique. J'ai parcouru tout le quartier, roulant lentement, avec la peur de trouver la pauvre Huguette en petit paquet frigorifié le long de la voie ferrée. Elle s'était simplement installée au restaurant du coin, à manger du gâteau et à boire du café en attendant Raymond. Un autre soir, le même intervenant s'est jeté devant un autobus pour l'arrêter parce qu'elle y était montée. Elle serait allée où ?

Sa fille venait la voir une fois par mois, pour lui apporter de l'argent et des cigarettes. Madame Huguette lui faisait une fête ou une crise. La fille repartait avec des mouchoirs de papier chiffonnés dans sa poche.

Le plus souvent Huguette restait seule à la table de la salle à manger, la cigarette à la main. Elle s'endormait là, au milieu des va-et-vient. Elle jouait aux cartes aussi, interpellait les autres, brusque, autoritaire. Elle imposait le respect. Parfois elle aidait Alma, la cuisinière, surtout avant la fête de Noël ; elle se levait tôt pour descendre à la cuisine peler des pommes de terre et couper des oignons. Dans ces moments-là, Huguette souriait, et toute la pièce s'éclairait.

Les années ont passé, elle a changé. Les serpents, sa sœur Léa, les emmurés pervers, restaient bien vivants, mais Huguette est devenue très agressive, sans qu'on comprenne pourquoi. Des hallucinations visuelles se sont ajoutées aux autres, moins terrifiantes, cependant : des boules de Noël qui roulaient dans la cuisine, des lutins qui sautaient de chaise en chaise. Elle me les montrait du doigt, me demandait : « T'es voué pas ? » Mais on ne venait plus à bout d'elle. On a fait une demande de déplacement.

Je ne suis jamais allée la voir au centre d'hébergement de soins de longue durée[2]. Elle m'aurait sûrement embrassée, et elle aurait ouvert son sac pour m'offrir un Kleenex froissé. J'ai appris plus tard qu'elle y était morte. Seule.

[1] Le corps.

[2] À l'époque, on ne nous conseillait pas d'aller les voir, une fois qu'ils avaient quitté la maison. On a revu tout ça depuis.

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