Lulu

5 minutes de lecture

Vous êtes-vous déjà demandé quelle folie serait la vôtre si votre esprit se mettait à vaciller ? Pour ma part, la première personne qui me vient en tête est Lulu. Allez savoir pourquoi.

Dans Tintin et les Picaros, la Castafiore lance son plat de spaghetti sur le geôlier : ... et moins cuites, mes pâtes, la prochaine fois !... Lulu, une Castafiore toute en vulgarité, sans aucune retenue. Mon tyran domestique préféré.

Pendant six mois, elle m'a terrorisée.

- T'es folle ! T'es laide ! T'es jalouse ! Tu veux m'tuer !

Je me cache dans le bureau, presque sous le bureau, pétrie de honte et de désespoir. Que me veut cette femme ? Et mon équipe qui doit se marrer en douce. Parce qu'elle ne s'en prend qu'à moi, Lulu. Je suis la patronne, j'ai trente-six ans, un chum et un bébé, tout ce qu'elle n'a pas.

Elle a dû être jolie. La cinquantaine, une chevelure qu'elle teint en un brun presque noir, soyeuse, une peau sans défaut, des jambes de danseuse sous une bedaine que la médication a gonflée.

- J'vas accoucher bientôt.

Ou bien :

- J'viens d'accoucher. Un gros bébé de sept livres.

Le père présumé est un psychiatre. D'après les infirmières du huitième[1], un homme séduisant, jeune, marié. Elles se bidonnent. Lulu s'en est entichée, comme elle s'amourachera plus tard d'un intervenant et d'un résident, Steve[2]. Une grande amoureuse, Lulu.

À qui l'hôpital vient de donner son congé. Et qui débarque chez nous avec sa valise de carton, son caractère impossible, sa paranoïa et sa bedaine de femme enceinte. Ça dure six mois comme ça. On demande une hospitalisation. La travailleuse sociale m'explique :

- Mme B., c'est une toute petite fille.

Lulu est de retour. Je change de ton, j'affirme mon autorité. Le harcèlement cesse. Magie.

Elle me fait confiance. Elle aime tout le monde, dit tout ce qui lui passe par la tête, vit comme une princesse dans sa chambre lilas avec salle de bain privée, celle que reprendra Nina[3] quinze ans plus tard. Elle fait des crises, hurle qu'elle va mourir, accuse l'un ou l'autre de pensées meurtrières ; on l'hospitalise souvent. Quand elle arrive au rez-de-chaussée de l'hôpital, tout le monde la salue : Comment ça va, Lulu ? Elle pointe Clara[4] qui l'accompagne :

- C'est une folle ! Elle veut m'tuer !

Elle doit lire dans les pensées.

Son père vient la voir une fois par mois. Il reste dans le hall, lui remet un billet de vingt dollars. Cinq minutes, pas plus. Il meurt, sans que la famille avertisse Lulu. L'un des frères prend le relai des visites mensuelles. Cinq minutes, vingt dollars. Il fait un détour par le bureau, me raconte leur enfance. Sur les quatre enfants, trois sont psychiatrisés, très malades. Lulu était surdouée, elle parlait à un an, excellait à l'école. Ses frères et elle confiés à un pensionnat, de rares visites, des sorties pour le week-end qu'on peut compter sur les doigts d'une main. Une mère fragile. D'après le frère de Lulu, une poupée de porcelaine, un bibelot. Ça ne ressemble pas à ce que m'en dit ma résidente, qui aime parler de sa mère, dont elle vante la cuisine.

Lulu mange. Elle épaissit parfois, reprend sa taille rapidement. Le plat de pâtes, même trop cuites, elle en dit beaucoup de bien. Comme elle s'est contentée de la nourriture d'institution pendant des années, elle apprécie tout ce qu'on lui donne. Son côté Castafiore, ce n'est pas là qu'il s'exprime.

Tout le monde l'aime et la craint. Elle rit fort, ça commence par un léger ha !, à peine esquissé, ça devient un Ha ! puissant. On rit avec elle.

Elle apporte des dessins à son psychiatre. Chez le gynécologue, ça va du : Touche-moué pas, maudit cochon ! à : J'ai joui ! J'ai joui ! lancé à tue-tête en sortant du cabinet de consultation, tandis qu'elle traverse une salle d'attente bondée, suivie de Clara qui voudrait bien être ailleurs.

On remercie le ciel pour les périodes d'accalmie, dont je profite pour aller magasiner avec elle. Elle est douée, sait ce qu'elle veut. En plein milieu des rayons, elle lance à des kilomètres à la ronde :

- Faut qu'j'aille pisser !

- OK, du calme, Lulu, on y va.

J'attends à l'entrée des toilettes. J'entends :

- Pisse ! Pisse ! Pisse !

Le ciel reste de mon côté, personne aux alentours. Ça ne vient pas, on retourne faire ses achats.

Elle me raconte son premier épisode psychotique, à quinze ans, une sortie avec des copines dans une boîte à chansons du Vieux-Montréal, la seule qu'elle fera dans sa vie. Des études laissées en plan. S'en suivra une longue séries d'internements, des séjours dans des maisons d'hébergement où personne ne vient à bout d'elle. On nous l'a envoyée en désespoir de cause. Elle est enfin chez elle.

Elle donne rendez-vous à Steve à sa chambre, à dix-neuf heures. Au moins, de ce point-de-vue, elle se montre discrète. On ne s'en mêle pas. À son âge, aucun risque de grossesse. Le galant, beau parleur, lui joue un peu dans le dos, mais il profite à plein de sa générosité.

- Steve ! Steeeeve !

- Oui, Lulu ?

On voit dans son ton qu'il sait qu'elle va lui payer des chips ou du chocolat. Il court au dépanneur[5].

Lulu, abîmée par des années de médication, fait des séjours de plus en plus longs à l'hôpital. Elle alterne entre l'unité des soins physiques et le huitième étage. Les reins sont en mauvais état, la mobilité chancelante. On demande une évaluation de la condition physique et mentale. Ce sera le CHSLD[6]. Steve n'en parlera plus jamais.

Lulu meurt. Clara et moi faisons un tour au salon où seuls son frère et sa femme sont présents. Quand les infirmières du huitième apprennent son décès, elles se désolent de ne epas avoir été avisées.

Je pense souvent à elle, la seule, avec madame Huguette, dont je m'ennuie parfois. Lulu nous a légué son rire, sa gouaille, son insolence, et sa formidable joie de vivre.

[1] Le huitième : dans bien des hôpitaux, le département de psychiatrie est situé au dernier étage. Le terme reviendra souvent, pour simplifier les choses.

[2] Un chapitre lui sera dédié.

[3] Je voudrais bien écrire sur Nina, un beau phénomène que j'adore, mais elle vit toujours chez nous. Alors, j'hésite.

[4] Clara, qui joue le rôle de ma sœur, dans Terre des fous (un roman perpétuellement en chantier), a été mon intervenante principale pendant quelques années. Elle reviendra tout au long de ces textes.

[5] Au Québec seulement, un commerce qui vend un peu de tout, le plus souvent à prix d'or, dont le seul mérite est de rester ouvert tard le soir, parfois 24 heures/24. Le lieu favori des résidents. On y trouve surtout de la bière, des cigarettes et des billets de loterie. Les résidents y achètent des friandises.

[6] Centre d'hébergement de soins de longue durée. Il en sera souvent question.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Mille Milles ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0