26 octobre 2018 – 22 mois avant toi

Je reste un moment figée devant la porte du bâtiment. L’écriteau indique que je suis au bon endroit. Ce centre de soin énergétique a un nom de secte hippie et j’hésite franchement à faire demi-tour. Mais comme d’habitude, c’est la curiosité qui me pousse en avant et je franchis la porte.

Je ris intérieurement à l’idée de la réaction de Marc* s’il savait que je me trouvais ici. Lui, qui estime déjà que tous les employés du médical sont des charlatans en puissance, il ferait une syncope en apprenant que je vais voir un magnétiseur. C’est d’ailleurs pour ça que je lui ai caché la vérité. Je voulais éviter ses remarques sarcastiques qui m’en auraient dissuadé.

Il pense toujours que je peux me faire avoir. Pourtant, après vingt ans ensemble, il devrait savoir que je me méfie de tout et de tout le monde. Celui qui me fera gober n’importe quoi n’est pas encore né. Cependant, je ne rejette pas tout en bloc, au contraire. J’aime faire des expériences, découvrir par moi-même et essayer de comprendre les choses inexpliquées qui m’entourent.

Depuis des années, je vis des coïncidences étranges qui me font croire en quelque chose qui existerait au-dessus de nous. Une petite voix qui nous guiderait dans la vie, et qu’il faut à tout prix écouter si on veut faire les bons choix. Pas le dieu qu’on nous enseigne au catéchisme, avec ses rites d’un autre temps comme se mettre à genoux tandis qu’un homme qui se pense plus près de lui nous enfume avec des herbes en scandant des prières. Non, quelque chose de grand qui sait ce dont on a besoin et qui entremêle les destins entre eux de telle sorte que sur le moment on ne comprenne rien, mais que des années plus tard la lumière se fasse. C’est ma croyance à moi et je n’ai jamais supporté que les autres veuillent m’imposer la leur. D’ailleurs, Marc, lui, ne croit en rien et je respecte son choix.

Je monte les escaliers qui craquent sous mes semelles et entre dans le vestibule. L’espace est plutôt calme et chaleureux. Il y a un grand canapé confortable au fond de la pièce qui fait office de lieu d’attente et de grosses lampes de sel roses posées au sol. Plusieurs portes desservent les différents cabinets des praticiens : massages, rebouteux, hypnose, il y a de tout. Je ne sais pas si j’ai vraiment ma place ici alors que pour l’instant je suis si méfiante.

Je m’assois sur le canapé, intimidée. Mon rendez-vous est dans quelques minutes. J’appréhende la rencontre avec le magnétiseur. Va-t-il me toucher ? Je ne supporte pas ça.

Anaïs* ne m’aurait pas envoyée chez quelqu’un de dangereux, j’en suis persuadée. Je relâche un peu la pression. Tout va bien se passer.

Je repense à elle et aux nombreuses discussions qu’on a eues sur le sujet. Elle est suivie par ce praticien depuis des années. Au départ, je devais froncer les sourcils en écoutant ses expériences avec lui. Elle parlait de chakra, de vies parallèles, de chanelling. J’ai sincèrement cru qu’elle avait rencontré un gourou. Mais elle a changé petit à petit à son contact dans le bon sens. Je dois avouer que c’était impressionnant à voir. Elle est devenue beaucoup plus apaisée, plus heureuse. On dirait qu’elle a trouvé un sens à sa vie. Un gourou l’aurait coupée de ses proches et lui aurait soutiré tout son argent. Là, ce n’est pas le cas.

Désormais c’est à mon tour de prendre du temps pour moi. Si quelqu’un peut m’aider à être plus apaisée et plus heureuse, je veux bien payer ce qu’il faut. Je viens ici comme une testeuse mystère. Je vais décrypter la moindre de ses paroles, étudier le moindre de ses gestes. Et si c’est un charlatan, je le découvrirai enfin. Je sens bien ce genre de choses. C’est l’avantage d’être hypersensible. Quand quelqu’un essaie de nous berner, on le sait assez vite.

Une porte s’ouvre, je vais être fixée. Un homme s’approche de moi, un sourire serein sur le visage. Il semble inoffensif, mais je ne relâche pas pour autant ma vigilance. Il me prie de le suivre et nous entrons dans sa pièce de soin. Il y a des tableaux aux couleurs criardes accrochés au mur. Des représentations géométriques dans les tons rouges et or qui doivent certainement signifier quelque chose, mais aussi une table de massage qui ne me dit rien qui vaille. Je ne vais quand même pas me faire palper ?

Un bouddha rieur me nargue depuis l’étagère alors que le praticien m’invite à m’asseoir. Il me demande pourquoi je suis venu le voir. J’ai une excuse toute trouvée : Je lui explique que je me sens très fatiguée depuis quelques mois, sans vraiment de raison. Ce n’est pas à proprement parler un mensonge puisque je suis réellement fatiguée. Mais il ne sait pas que je suis également là pour lui faire passer un examen minutieux. Le mode enquête de mon cerveau est activé.

Dis-moi coco, est-ce qu’Anaïs se fait avoir ?

J’ai un instinct de protection très développé quand ça concerne mes proches. Et ma copine en fait partie.

Le magnétiseur m’explique qu’il va dessiner mon aura. Il semble se concentrer et s’active avec son crayon. Je me retiens de pouffer en voyant apparaître un bonhomme bâton sur sa feuille et un nuage gribouillé autour de sa tête. D’un air très sérieux, il commence l’analyse de son ressenti. Apparemment mon aura ne serait pas centrée, ce qui expliquerait mon manque d’énergie. Il me parle ensuite de choses me concernant, mais qui restent très générales. Franchement, il pourrait servir sa soupe à n’importe qui, ça ferait mouche à chaque fois.

Pour l’instant, c’est très mal parti. J’en viens même à me demander ce que je fais là. J’imagine Marc lever les yeux au ciel et soupirer très fort.

On passe à la phase deux. Il m’invite à m’allonger sur la table de massage. Déjà, il ne me contraint pas à me déshabiller ou quoi que ce soit. C’est plutôt positif. Il achève de me rassurer en me précisant qu’il ne me touchera pas, mais qu’il apposera ses mains au-dessus de moi. Soulagée, je m’allonge et ferme les yeux.

Anaïs m’a déjà parlé de ce qu’elle ressentait à ce moment-là. Souvent une intense chaleur, d’autres du froid ou des picotements. Moi je ne sens rien, nada, que dalle, à part un peu de honte. Je suis de plus en plus convaincue que le magnétisme c’est du flan. Mais ce n’est pas grave, j’ai juste perdu un peu d’argent et de dignité. Je n’en veux pas à ma copine. Si ça lui fait du bien dans la vie, qui suis-je pour la juger ? Moi je me contenterai d’être plus heureuse en me lançant dans des activités qui me plaisent. Et pour la fatigue, il faudrait peut-être simplement que je fasse enfin du sport.

Après un long moment à écouter le bruit des oiseaux à travers la fenêtre ouverte, le magnétiseur me dit qu’il a terminé. Terminé quoi ? De s’agiter au-dessus de moi avec plein de conviction ? Il conclut en m’expliquant qu’il va sortir de la pièce un instant et que je peux rester allongée.

Non merci, la blague a assez duré.

Je me relève et étudie ses tableaux en attendant qu’il revienne pour que je puisse payer et rentrer chez moi. Après quelques minutes il est de retour et me prie de m’asseoir à nouveau. Je pensais que la séance était terminée, mais il va maintenant me dire ce qu’il a senti dans mon corps. Je soupire intérieurement. Dans le fond, je trouve qu’il joue son rôle jusqu’au bout avec beaucoup d’assurance. Sur toute une journée, ça doit être épuisant.

Il me parle de deux trois choses génériques puis il en vient aux détails.

—Madame Fournier, me dit-il gravement. Durant le soin, j’ai ressenti un énorme blocage au niveau de votre ventre. Un blocage lié à la perte d’un être cher. J’ai dû beaucoup insister sur cet endroit-là.

Je me pétrifie brusquement sur ma chaise.

Impossible. Il ne peut pas savoir.

Je ne lui ai jamais parlé des deux fausses couches que j’ai subies et qui ont été les épisodes les plus traumatisants de ma vie. Il ne sait pas non plus que je connais Anaïs. Jamais il n’aurait fait le rapprochement avec moi et pourquoi en aurait-elle parlé ? Et enfin, il ne pouvait pas deviner non plus que je suis infertile depuis sept ans. Alors comment a-t-il pu tomber si juste ?

J’ai l’impression d’avoir pris une baffe en plein visage. J’ai de la peine à retrouver mes esprits. Je n’étais pas venue pour ça, ça fait trop longtemps que j’ai perdu espoir.

Est-ce que ce gars a vraiment une sorte de pouvoir ?

*prénom fictif