Un peu de stoïcisme

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D'abord, je ne déteste personne. Ô il existe bien des gens qui m'ont fait du mal. Peut-être même s'en trouve-t-il pour encore m'en vouloir ! Allez savoir... Mais voilà, je refuse de leur donner la moindre importance. Car oui, détester quelqu'un, c'est lui porter de l'intérêt, lui prodiguer une part de notre attention. Parfois même, nos pensées ne sont tournées que vers ce but. La vengeance, cette haine obsessionnelle, ne vit plus en nous, mais volette tout autour de nous, mouche du coche. Comment vivre avec sérénité dans cette camisole ? Oeil pour oeil, dent pour dent mène vite à pour une dent, toute la gueule !

Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais les évaluations prononcées sur les choses[1], professent les stoïciens.

L'homme est la mesure de toute chose, abonderait Protagoras[2].

Quand donc quelqu'un t'a provoqué, sache que c'est ton propre jugement qui t'a provoqué[3], conclurait Épictète.

Nous avons le choix de nous fâcher ou non et chaque évènement peut être considéré selon notre bon vouloir. Rien n'est intrinsèquement mauvais, tout dépend de la façon dont on le considère — comme une cible n'est pas placée pour qu'on la manque, ainsi un mal naturel n'arrive pas dans le monde[4] — même si cela parait difficile à concevoir.

Ainsi, toute chose à deux anses, l'une par où il est possible de la porter, l’autre par où c'est impossible. Si ton frère se conduit injustement, ne prends pas la chose sous cet angle : qu'il se conduit injustement (car c’est l’anse par où il est impossible de la porter), mais plutôt sous cet autre : qu'il est ton frère, qu'il a été élevé avec toi, et tu prendras la chose par où il est possible de la porter[5]. Sans pour autant aller prétendre, qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre[6], il s'agit plutôt de se rappeler que si [notre] oeil est pour [nous] une occasion de chute, arrach[ons]-le et jet[ons]-le loin de [nous][7]. Et gardons cette maxime du sage en tête :

Lorsque quelqu'un agit mal envers toi ou dit du mal de toi, rappelle-toi qu'il le fait ou le dit en pensant qu'il convient pour lui de le faire ou de le dire. Il ne lui est donc pas possible de suivre ce qui t'apparaît à toi, mais seulement ce qui lui apparaît à lui-même, en sorte que, si la chose lui apparaît mal, celui-là est lésé qui aussi se trompe. Et en effet si quelqu'un juge fausse une proposition conjonctive vraie, ce n'est pas la proposition conjonctive qui est lésée, mais celui qui s'est trompé. Si donc tu pars de là, tu seras dans de douces dispositions envers celui qui t'injurie. Car dans chaque cas, prononce : "il l'a cru bon".[8]

Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre[9] aurait dit le Christ. J'irai plus loin. Il ne faut pas se borner au côté désagréable de ce qui advient ni de qui le produit, mais, au contraire, rechercher s'il n'y a pas du bon a en tirer. Lorsque quelqu'un se montre déagréable avec moi, j'essaie de voir ce que son attitude peut m'apprendre. Par exemple, si je me sens agacé ou blessé temporairement par un comportement, je m'interdis alors de le reproduire avec autrui. Or, je ne peux pas détester une personne qui m'a permis de m'améliorer ! Au contraire, je dois lui en être reconnaissant. Cette attitude semble pourtant difficile à comprendre, alors qu'elle m'apparaît pleine de bon sens.

Enfin, si détester c'est résumer aux seuls actes négatifs, c'est aussi oublier cette évidence que tout s'écoule[10], donc que l'être abhorré peut changer, s'améliorer voire s'amender de ses méfaits. La justice ne peut s'y borner[11] mais nous, individuellement, pourrions nous accorder ce passe-droit ! Nous nous accordons d'être injustes alors que nous le refusons au juge, à l'instituteur ou au policier (l'actualité récente vient brutalement nous le rappeler)... N'y a-t-il pas là une contradiction ? Assez étonnamment, il arrive qu'un auteur m'ayant bloqué aime certaines de mes interventions. Peut-être devrait-il lever son boycott et reconnaître que, si mes propos l'ont heurté sur le moment, la dispute est désormais oubliée. N'y a-t-il pas une hypocrisie à le maintenir, maintenant qu'il s'est apaisé ? Ou me considère-t-il encore comme un danger ?

En tout état de cause, chaque fois que la colère menace d'éclater, rappelons-nous cette maxime : "Si on confiait ton corps au premier venu, tu t'en irriterais ; mais confier ta propre pensée au premier que tu rencontres, pour, s'il t'injurie, qu'elle soit troublée et confondue, tu n'en ressens pas de honte ?"[12]. Aussi, puisque nous ne pouvons parfois l'éviter, gardons l'ire responsable. Elle doit être brève comme l'averse et maîtrisée à la façon d'un geste d'artiste. Car [...] la colère est dénuée d'appuis : rien de ferme et de stable ne soutient son audace, qui n'est que vent et fumée, qui diffère autant de la grandeur d'âme que la témérité du courage, la présomption de la confiance, l'humeur farouche de l'austérité, la cruauté de la sévérité[13].

[1] Arrien, Manuel d'Épictète, GF Flammarion, 1997, trad. E Cattin, p.66

[2] Cette citation lui est attribuée par Platon dans le Cratyle et le Théétète.

[3] Arrien, Manuel d'Épictète, GF Flammarion, 1997, trad. E Cattin, p.71

[4] Arrien, Manuel d'Épictète, GF Flammarion, 1997, trad. E Cattin, p.75

[5] Arrien, Manuel d'Épictète, GF Flammarion, 1997, trad. E Cattin, p.86

[6] Thèse prêtée à Socrate par Platon dans le Gorgias.

[7] Matthieu 5:29

[8] Arrien, Manuel d'Épictète, GF Flammarion, 1997, trad. E Cattin, pp.85-86

[9] Matthieu 5:39 et Luc 6:29

[10] Citation attribué à Héraclite d'Éphèse par Platon dans le Cratyle et par Simplicius dans Commentaire de la physique d'Aristote.

[11] Article 132-1 du Code pénal : "Dans les limites fixées par la loi, la juridiction détermine la nature, le quantum et le régime des peines prononcées en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale, conformément aux finalités et fonctions de la peine énoncées à l'article 130-1"

 Section 4 : "des réduction de peines" du chapitre II, Titre II, Livre V du Code de procédure pénal (articles 721 à 721-4)

[12] Arrien, Manuel d'Épictète, GF Flammarion, 1997, trad. E Cattin, p.75

[13] Sénèque, De la colère, [1,20] adapté de F. Lemaistre, Les Oeuvres de Sénèque le Philosophe, t. II, Paris, Garnier, 1860

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