Chapitre 12 - Un passé dans un sac poubelle, devant un champ de poireaux

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 Il fallait trier. Ordre de ma mère. Il fallait jeter les choses inutiles. Je voyais bien qu'elle n'avait pas la force de ratisser le garage. Pour la première fois de sa vie, elle rechignait à un labeur. Elle ne pleurait pas pourtant. À quoi bon ? Ils n'étaient plus que des connaissances qu'on tolère. Ils ne partageaient ni moments de complicité ni instants intimes depuis belle lurette. Depuis que mon père était gros et ma mère frigide. Le mois dernier, la coupe des orties avait occulté de manière implacable la présence de mon père. Lors d'une de ses dernières conversations philosophiques avec moi, je crois qu'il venait enfin de comprendre sa relation avec ma mère. Lui qui n'avait jamais perdu l'espoir du Grand Amour avec elle, après plus de 30 ans de vie commune…

 « Étais-je présent ? Quand suis-je devenu transparent ? Les premières années de bonheur et de complicité ont-elles vraiment existées ? Pourtant, je la trouve encore désirable même quand sa seule interaction à mon égard est de savoir si j'ai planté les salades dans le jardin. Elle n'est plus là. Nous sommes dans des univers parallèles. Je vais devoir reconquérir un trou noir ! »

 Mon père n'aura jamais abandonné ma mère à cause de brefs moments de bonheur au début des années 80, avant ma naissance. Ma mère s'en moque ; elle les a sans doute oubliés. Les mots sont inutiles désormais. Elle parle aux plantes parce qu'elles sont silencieuses. Néanmoins, ces souvenirs qui moisissaient dans le fin fond des recoins du sombre garage auraient pu lui faire retrouver un peu d'humanité. Des souvenirs, ça peut faire très mal, beaucoup plus que la mort d'un être humain. Je ne voulais pas voir ma mère pleurer. Je n'étais pas prêt pour ça. Alors, me voilà fouillant dans les souvenirs de mon père. Son poignard de l'armée de l'air, sa collection de soldat en plomb, le sabre de mon grand-père, le nounours que lui avait donné sa grand-mère pour son Noël après le départ d'Algérie, des photos jaunies. Des tonnes de bouquins à moitié rongés par les rats, poinçonnés par les mites. Nouvelles d'illustres inconnus, récits érotiques, précis de guerre, images d'Epinal, grimoires d'écrivains anonymes achetés sur les marchés…

 Si j'avais eu l'âme poète j'aurais dit que les déjections du passé avaient l'odeur poussiéreuse des regrets.

 Mais c'est autre chose qui attira mes sens. Des lettres. Lui aussi écrivait. Et beaucoup. Je tombais sur des centaines de missives entassées dans un coffret en bois. Captivé par ce trésor, j'entrepris une séance de voyeurisme post mortem, assis sur le ciment frais, le coude appuyé sur une vieille commode et le pied sur la boite du jeu "L'île infernale".

 40 ans avant les e-mails, mon père aussi échangeait des messages avec ses amours. Lui aussi croyait au destin. Lui aussi était naïf et sincère. Lui aussi avait fait des erreurs. Lui aussi pensait que la première serait la dernière.

 Voici quelques mots sélectionnés au hasard d'une longue correspondance presque illisible avec sa première femme. Ces phrases représentaient un témoignage archéologique inestimable à cet instant. Je me foutais que cette femme ne soit pas ma mère. Ce qui m'importait, c'était de retrouver la même passion que la mienne, les premiers mois. Mon père a toujours éprouvé des difficultés avec les mots et l'orthographe. Il se sentait limité par ce moyen de communication. À 8 ans, il ne savait toujours pas lire. À mon grand étonnement ces mots écrits avec maladresse envahissaient déjà mon imagination. Des mots qui n'auraient sans doute jamais dû ressurgir de la tombe…

(écrits transcrits avec les erreurs orthographiques originales…)

Lui, 1963

Ma petite princesse adorée

Je suis en ce moment dans un café de Nimes car je suis en cartier libre et toute la journée du dimanche aussi. J'ai reçu toutes les lettres et j'espère que ton pied ne te fait plus mal. Ton dessin est magnifique, tu es une vraie petite chatte.

Je t'aime beaucoup mon cœur et je n'aurai que toi comme amour. Tu es l'espérance de mon cœur - je t'adore- Je suis habillé en kaki. je suis très bien tu sais avec cette tenue.

Elle, 1963

En ce moment je suis à la poste pour t'écrire car c'est bientôt l'heure de mettre le courrier. j'ai un peu le cafard car j'ai tellement l'habitude de te voir qu'il me semble que tu vas apparaître d'un moment à l'autre et ce n'est pourtant qu'une toute petite séparation mais elle me parait une éternité. J'ai fait bon voyage. Mon mal de gorge va un peu mieux. J'espère que tu n'auras pas trop froid à cueillir les moules ou a ramasser les huitres. Tout à l'heure j'irai me confesser et tu sais j'irais à la messe demain matin et aussi à la messe de minuit avec ma grand-mère.

Elle, 1963

[…] D'ailleurs tu sais bien que je pense toujours à toi. Tu as fait une lettre adorable. Je suis très flattée pour toutes ces marques de tendresse. Mon chérie je t'aime et tu peux être certain que c'est pour toujours. On s'amuse tellement bien ensemble.

Mon biquet reçoit de grosses bises de ton amour.

 La lettre suivante est inestimable. Pour meubler, mon père proposait maladroitement une devinette pourrie. Devant ce romantisme inattendu, je souriais avec fierté pour avoir eu la chance d'être son fils un jour.

Lui, 1963

Mon amour

Je te remercie pour la gentille lettre tu es un ange.

Je suis reçu à mon permis de conduire. Tu vois du premier coup. Il n'y a pas beaucoup de reçu. Mon ange je t'aime tu es adorable.

Voici la devinette

Cheval/Oiseau = π

Oiseau c'est une bête à ailes d'où βL en grecque β = Bêta

Cheval/ βL = π

On simplifie par L

Cheva/ β= π

Comme cheva en le mettant à l'envers ça fait Vache alors c'est une bête à pis d’où β π

Ce qui fait

β π/ β = π

Donc π= π

Je t'expliquerai dimanche ou samedi

Mon ange je te laisse, grosses grosses bises.

Elle, 1964

J'ai encore rêvé de toi cette nuit. Tu es toute ma pensée et ma vie. Mon cœur et fier d'avoir ton amour […]

 La dernière lettre est une carte de vœux prise en otage par la sagacité créative de mon père. Initialement, on pouvait lire : "Meilleurs Vœux". Cependant, il avait effacé le mot "Vœux" pour le remplacer par le mot "Bises". L'intérieur de la carte est un patchwork de morceaux de papiers pliés n'importe comment. Il avait écrit partout et dans tous les sens – les dimensions de la carte étant ridicules – pour parvenir à faire passer son message amoureux. Je me suis permis d'annoter cette dernière missive pour rendre sa lecture plus instructive et ludique.

 Papa… c'est à mon tour de veiller sur toi et sur tes souvenirs.

Lui, 1964

Mon amour

Je t'aime et mon amour est infini, le soleil brille dans mon cœur et je ne rêve que de toi, oh mon Amour que tu me plais, que tu es belle, je t'embrasse (à priori, ça résume grossièrement l'ensemble de la lettre). On sera heureux et notre vie n'aura aucun nuage (ces prédictions n'arrivent jamais, désolé Papa, moi aussi j'avais la même naïveté à 20 ans). Ma vie est à toi. Je ne te demande que tes sourires et ton amour (et que tu ne me trompes pas, accessoirement…). Je te plais beaucoup dis-moi ? Tu m'aimes beaucoup, qu'est ce que tu penses de moi ? Qu'est ce qui ne te plait pas en moi ? Qu'est ce que tu aimes en moi ? Parle moi sincèrement, c'est pour moi, ainsi je pourrai te faire plaisir. Comment voudrais-tu que je m'habille ? (non papa, on ne peut pas travestir son identité pour plaire à une fille, du moins pas sur du long terme. Crois en mon expérience) Toi, tu as beaucoup de qualités et je n'ai rien à te reprocher (on a toujours quelque chose à reprocher à ses contemporains, surtout si l'on couche avec eux). Tout me plait en toi, une petite chose m'ennuie en toi (ah, un éclair de lucidité, bravo !), mais je crois que cela passera lorsque tous tes vœux seront comblés (merde… dommage. Moi aussi je pensais que ses défauts se volatiliseraient après quelques donuts… On ne peut jamais combler un trou sans fond. L'amour se nourrit de nos frustrations pour se métamorphoser en ressentiment puis en haine) : tu n'es pas assez diplomate, tu vois ma chérie, il faut savoir avoir de l'autorité et de la volonté sans le montrer. Il faut réfléchir et non crier (tu as raison, malheureusement on ne change pas les femmes sans les contrôler. Et pour les contrôler il faut leur attacher un boulet à la jambe. Certaines cultures fonctionnent ainsi. Au final, on ne contrôle qu'un fantôme qui nous hantera. On ne peut priver son amour de liberté sans risquer de détourner son bonheur). Je sais que tu as raison mon amour sur tous les points. Je t'approuve et même je suis avec toi, toujours avec toi dans tout ce que tu dis car je t'aime. Mais, il est normal que je te conseille lorsque tu le voudras. Ainsi que toi, tu me diras lorsque j'aurais tord et que parfois on ne s'en aperçoit pas (cette utopie n'existe pas, mon petit papa. Moi aussi je me suis cassé les dents sur des idéaux foireux. Il faut partir du principe que tous les amoureux sont des égoïstes). Ma petite Rose chérie, tu vois tu as tout pour me plaire. Tu es bien belle tu sais et j'aimerais être pour toujours avec toi car je suis sur d'être très bien, très heureux avec toi (les certitudes aveuglent nos jugements. Seul le doute est salutaire). Mon amour, que tu me plais, je voudrais tant que tu me parles, que tu m'embrasses comme Dimanche soir, comme j'étais heureux, heureux de me sentir aimé par toi, merveilleuse princesse de mon cœur, agréable pensée de mon cœur.

Excuse mon bavardage ma chérie, je dis peut-être beaucoup de choses mais moi j'adore t'écrire (c'est donc toi, le gène de l'écriture ! Merci du fond du cœur). Moi je t'aime tant, tu m'aimes tant, que l'on s'aime longtemps c'est la chanson qui dit cela en ce moment (désolé, les tubes des années 60 m'échappent…). Je t'aimerais toute ma vie, je te le jure devant Dieu que je ne te laisserai jamais, je serai toujours fidèle, je n'ai jamais aimé une autre fille que toi (bon, mon petit Papa… là c'est ta place au Paradis qui est en jeu ! Surtout ne dit pas à St Pierre que tu as juré devant lui. Il a les clefs cet enfoiré ! Mais rassure-toi, Dieu pardonne toujours aux enfants amoureux). Tu es toute ma vie, tout mon bonheur (si notre vie et notre bonheur était condensé en une seule et même personne, qu'est-ce qu'on s'emmerderait, non ? Allons, moi aussi je portais des œillères, ne te sens pas coupable). Je t'aime petite Rose de cœur. Je te fais de grosses bises sur la bouche. Tu me plais extraordinairement, passionnément (faut pas abuser des adverbes).

Mon ange, je me souviens lorsque nous faisions le projet pour aller à Saintes avant que tu sortes avec moi. Je me souviens que je te regardais beaucoup et que tu m'as toujours plu, je t'ai toujours aimée, toujours je t'aime et toujours je t'aimerais (plusieurs décennies avant Cabrel ! Quel plagiat ! Tu aurais dû demander des droits d'auteur !). Je pense beaucoup à toi ma chérie. Tu es tout pour moi, je te garde dans mes bras, j'ai envie d'aller danser avec toi, d'être avec toi. J'avoue que j'aime beaucoup danser avec toi. Du moment que je suis avec toi, il n'y a que cela qui compte, je t'aime, je t'embrasse, tu es merveilleuse, que tu es belle tu sais. Tu me plais beaucoup et je ne veux pas te perdre (pas de commentaires particuliers, on a tous dit ça à un moment perdu).

J'espère qu'avec le temps, un jour on pourra se marier, je donnerai beaucoup pour que cela se réalise (tu auras déjà bien assez à donner dans les pensions pour mes demi-frères, ne t'inquiète pas). J'aimerais tout te dire Rose, je t'aime, je t'embrasse. Ma chérie, tout ce qui te plait me plait. Je te laisse, excuse moi si je t'écris comme je le fais sur la carte, c'est pour m'amuser (c'est vrai que les jeux vidéo n'existaient pas encore… pauvre père !). Je te laisse, mon amour, bonne nuit. Ton bébé boudeur qui t'aime et t'embrasse sur la bouche avec amour. Ton bien aimé qui t'aime pour la vie. A bientôt petite Rose de mon cœur. Je t'aime tu sais.

 Les écrits de mon père. Un fragment de son bonheur. Alors, bien sûr, ça ne valait pas le langage SMS d'aujourd'hui.

 Mais j'avais l'impression d'avoir écrit la même chose en anglais sur Internet, une quarantaine d'années plus tard. Quelle étrange sensation que celle de suivre les pas douloureux de son père.

 Cette dernière lettre que je découvrais était une relique que je serrais contre mon cœur. Je la relisais encore, comme s'il était derrière mon épaule, se marrant devant sa naïveté, rigolant de sa jeunesse aussi ratée que la mienne, plissant les yeux de bonheur en repensant à ses malheurs à venir, ses désillusions qui ont fait de lui mon père. Un père dont la vie amoureuse n'est qu'une succession d'échecs, un père qui aura sacrifié ses rêves d'enfant pour épouser ses rêves de père. Un père qui souffrait. Un père qui souffrait. Un père qui souffrait. Le meilleur des papas.

 Ce n'était rien que des banalités écrites par des enfants heureux. Que ce soit de l'encre ou des pixels, rien ne changera jamais. Écrire libère nos sentiments. On dit les vérités d'un moment égaré. Toutes ces phrases portaient, j'en suis persuadé, une sincérité véritable, sans arrières pensés. Mais le temps et le bonheur érodent nos cœurs. Ce ne sont que des mots. Les mots n'ont qu'une valeur éphémère quand ils expriment l'amour. C'est ainsi. Je retrouve dans ses lettres la même fébrilité, la même peur de décevoir, la même foi stupide en l'Amour. La même souffrance face au bonheur. Lui aussi pensait qu'il suffisait de gommer ses défauts pour plaire. Lui aussi aurait décroché la lune pour que son amour le chérisse de la même manière qu'au premier jour.

 En 1964, mon père se mariait pour la première fois. Il avait 21 ans. J'avais le même âge lors de mon propre mariage à Portland. Terrible coïncidence. Il ne faut jamais se marier à 21 ans sauf en temps de guerre. Mes deux demi-frères naissaient quelques années plus tard. Cette Rose le quitta pour son meilleur ami dans les années 70. Une banalité parmi tant d'autres.

 La dernière lettre de sa première femme résume cette déliquescence inévitable. Avec le temps, on s'applique moins à former ses lettres. Son corps raconte une vie bien terne. Sa conclusion est encore moins passionnée, plus directe, plus pragmatique, désillusionnée, un bijou :

1972

[…] Voila chérie sans toi c'est triste mais enfin, c'est comme ça. Faut patienter.

 De même, je découvris quelques missives adressées à ma mère. La même sincérité brûlait les lettres en pattes de mouche et les fautes de syntaxe :

A chaque chemin un rêve, à chaque tournant un espoir.

Une image se forme, se dessine, le cœur battant on approche doucement pas à pas, on tend les bras, on veut saisir, hélas, ce n’était qu’un mirage… pourtant un parfum subsiste, celui de l’imagination.

La route du rêve se poursuit au delà de ces plaines, de ces montagnes de ces mers, on se plonge, on cherche, on pense, on doute, on espère.

Sur un promontoire une ombre dans la lumière du jour se décline, les cheveux flottant sur ses épaules, une robe blanche dessinent ses formes comme un halo autour de son corps. Elle retient son regard plongé vers l’horizon, un fier mustang apparaît lui apportant l’amour de ses rêves.

Le vent dans ses yeux, une larme sur sa joue, un battement de cil, plus rien. Pourtant, une réalité subsiste, un frisson de rêve l’envahit, baignant son être au plus profond de son émoi.

Un beau jour, sur un chemin, parfum de l’imagination et frisson de rêve se rencontreront emportant deux cœurs vers l’aurore d’un amour.

Souhaitons que toujours, dans les jardins secrets de leurs cœurs aimants, ils penseront qu’ils sont fait pour parcourir un chemin de bonheur appelé rêve, un chemin indispensable à l’esprit de tout être.

Pierrot la tendresse.

 Inutile de recommencer la démonstration.

 J'avais la preuve formelle que mes parents s'étaient aimés un jour, avant que la routine de la vie ne les emporte à leur tour. Mais contrairement à la première fois, aucun divorce ne sera jamais consenti. Je ne suis pas un enfant de divorcés comme les autres. Mais dans les dernières années, j'ai ressenti la même chose. Pour me protéger, encore une fois, ils décidèrent de partager la même maison jusqu'au bout. Pour que je sois heureux.

 Quand j'y pense, mon bonheur aura fait souffrir beaucoup de monde.

 Le combat contre le temps est le seul véritable sujet d'un roman[1]. Moi, l'écrivain refoulé, confronté aux écrits de mon père, je me sentais coupable d'avoir échoué à conquérir le monde et à arrêter le temps. Je relisais quelques ratures dans lesquelles il essayait de marier ses initiales et celles de ma mère en créant un jeu de mot pathétique. Mais la vie des autres semble toujours pathétique vue de l'extérieur.

 Le garage est en ordre. Les souvenirs inutiles et les frustrations d'une vie croulent dans un grand sac poubelle d'une contenance de 200 litres. Je le porte à bout de bras devant le portail dont la peinture bleu ciel s'écaille. Me voilà seul avec ma mère et les espoirs de mon père qui reposent sur mes épaules. Mes amis d'enfance, mon enfance, mes premiers amours, mon innocence, Lassie, mon rêve américain, les souffrances de ma femme, mon boulot, les enfants, mes emmerdes, mon bonheur, mon père… En laissant toutes ces choses disparaître les unes après les autres pour me convaincre que mon ambition les remplacerait, ai-je vaincu ma dépression ?

 C'est lourd. Je pose le sac poubelle devant la boite aux lettres vide. Je regarde ce gros sac noir. Mes yeux se perdent sur la ficelle orange si fragile qui noue la lourde contenance avec difficulté. Une voiture passe. Je croise le regard d'une petite fille à l'intérieur. La voiture file vers le vieux bourg. Il y a des gens normaux là-bas. Je fixe une nouvelle fois la masse noire. Au fin fond de ce sac d'ébène se cache la fierté de mon père.

 Quelque chose remue sous le sac.

 Un ver de terre.

 Ce sale lombric vient me narguer. Alors tu es parvenu à contourner la maison ? Tu veux mon aide maintenant ? Tu te crois doué ? Mais où veux-tu aller bon sang ? Tu penses que, dans ce monde, les autres s'intéressent à ton cas ? Il parvient pourtant à s'extirper. Il est vigoureux. Agile. Léger. Ses anneaux le conduisent sur l'asphalte râpeux et sec. De petits grains viennent se coller à son corps allongé mais ça ne le perturbe pas. Il ondule gracieusement. Il ondule avec fougue, il se déplace, il est vivant. Quel ver de terre téméraire ! Il a pourtant surpassé tant d'épreuves. Mais loin d'en avoir assez, il continue sa route. Le voilà rampant dans un nid de poule. Il s'en extrait lentement. De l'autre côté de la chaussée, il y a un champ de poireaux biologiques. Je déteste les poireaux et toute cette foire pour le bio et pour le respect de la nature. Je lève les yeux vers l'horizon. Dieu que ce champ est immense. Il n'y a pas si longtemps, mon père et moi nous le longions pour nous rendre dans la forêt. Je revois ses lourdes jambes, sa silhouette tordue, sa démarche inébranlable, son charisme merveilleux. Il m'éblouissait. Je scrute le goudron pour retrouver mon ver de terre. Quelle persévérance ! Quelle audace ! Le voilà à mi-chemin. Je jalouse sa nonchalance et sa désinvolture – sa pugnacité – mais mon cœur l'encourage déjà à achever son odyssée. Cet insignifiant bout de viande fait pourtant partie de la race qui domine le monde. Mais son enthousiasme faiblit. Le soleil brûle sa peau ; sans sa terre nourricière, il n'est pas grand-chose. Je ne sais pas ce qu'il cherche. La moindre insignifiante mésaventure lui sera fatale. Les moindres contingences du destin. Le voilà arrêté. J'entends ses gémissements. Il hésite. C'était un beau parcours, l'ami… Ce suicide d'une lenteur accablante pour le spectateur n'a aucun sens. Ce champ, là-bas, a la même consistance que le jardin de mon père. Quitter les roses, les lilas et les figuiers clos pour des poireaux à perte de vue, c'est pathétique. J'entends une voiture approcher. Je recule de quelques pas. Mon cœur s'emballe. Beaucoup de souvenirs ressurgissent hors de mon sac poubelle qui me sert de mémoire. Comme par miracle, le ver de terre recommence à avancer. Je le vois, le petit. Je ne fais que le surveiller. La voiture va l'écraser dans une poignée de secondes. Je repense aux larmes d'Alicia quand elle se tailladait les bras en cachette en réalisant mon dégoût pour son apparence. En voyant son âme captive cherchant sa liberté. Ma peur du vide. Je revois les larmes de mes élèves le jour de mon départ pour une maladie imaginaire. Leur confiance. Ma peur d'être jugé. Je repense au sourire de mon père. Sa fierté. Son rêve. Mon rêve. Ma lâcheté.

 J'en ai fini avec mes singularités.

 Je veux lui pardonner.

 Je me jette sur le ver de terre affaibli.

 Pour lui sauver la vie.

[1] Pensée respectueusement empruntée à Howard Phillips Lovecraft, dans le Rôdeur devant le seuil (The Lurker at the Threshold).

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