Entrainement

12 minutes de lecture

Lorsqu'au dixième mois de l'année huit-cent cinquante-huit, Yvanion mourut, lui succéda son second fils Enguerid, mon roi. Il avait alors vingt-sept ans et son esprit était déjà brillant. Il ne suivi pas les traces de son père. Je pense qu'au fond de lui, il fait partie de ces personnes qui virent le meurtre de son frère comme un sacrilège,. Il décida d'arrêter la politique expansionniste de Sargonne et de consolider ce qu'il possédait déjà. Il dut composer avec Karistoplatès et Morshaka car il régnait sur des fiefs qui étaient les leurs sans que jamais les Gargandra ne se positionnent pour un côté où l'autre. 

Le très éclairé Enguerid savait bien que son flanc ouest n'était tenu que par la force. Il s'intéressa beaucoup à la Triac qui pour lui était l'élément fondamental qui permettrait de stabiliser la région. Elle ne devait plus être une simple marche entre deux bellicistes, mais un territoire ayant sa propre identité et surtout, qu'il soit totalement dévoué à Sargonne. 

La Triac était entrée dans une importante ère spirituelle. Intellectuels, artistes et même prophètes s’y rejoignaient ou y naissaient. Lentement, une nouvelle religion fit son apparition. Cette croyance n'a selon moi rien d'une religion véritable et, même si elle est désignée comme tel, a plus à voir avec une philosophie de vie. C'est une conception étrange qui se veut plus mature et prétend replacer l’homme au centre de sa vie en rejetant la fatalité. Elle ne nie pas l’existence des dieux, mais réfute que tout acte bon ou mauvais puisse avoir pour origine leur volonté. Il s’agit de se construire soit même, aussi bien physiquement que mentalement. S’améliorer par la pratique d’une vie saine, par l’instruction et la méditation. Tout cela afin de devenir maître de sa vie en identifiant la part de destin sur laquelle on ne peut agir. Ses dogmes se propagèrent de manière parfaitement pacifique et se structurèrent en la personne d’Altan Nar, un homme dont la venue fut accompagnée par d’importants signes dans la lune, le soleil et les étoiles.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne

***

Ménéryl s’empara des deux bâtons que le Nohyxois lui tendait. Il les soupesa et fit quelques mouvements pour s’approprier leurs caractéristiques. Ils étaient un peu courts à son goût et sa main gauche n’avait pas l’habitude de manier une seconde arme. Comment allait-il bien pouvoir l’utiliser ? Izba se mit en garde. Sa technique n’avait rien à voir avec celle des Héméiens, il n’attaquait pas directement. Au contraire, il restait sur place, seuls ses longs bras bougeaient. Ils étaient très mobiles et donnaient l’impression d’une défense parfaitement hermétique. Où était la faille ? De quelle manière passer à travers des membres aussi disproportionnés et instables ? Et ces maudits bâtons qui étaient trop courts !

Ménéryl finit par s’élancer. À gauche il envoya une feinte vers le haut, mais toute sa détermination était dans son bras droit qui portait une attaque vers le bas. En un éclair, le guerrier à la peau bleu esquiva, para et fit taper la pointe de ses deux bâtons sur le torse du jeune homme. La vivacité du Nohyxois avait été redoutable, c’était à croire qu’il possédait une paire de bras supplémentaires. 

— Bien, bien, je vois qu’il va falloir que je m’applique davantage, lança Ménéryl le sourire aux lèvres. 

— J’allais te le conseiller, répondit simplement Izba.

Des heures durant, le jeune homme tenta de toucher le Nohyxois, mais il était invariablement mis en échec. Au milieu de la nature sauvage, au rythme du tumulte des vagues précipitées contre les rochers, les deux compagnons se livraient une bataille acharnée. Ménéryl avait beau tourner, accélérer, prendre à contre-pied, s’approprier l’avantage du terrain, sa maladresse dans le maniement d’une arme nouvellement acquise se heurtait à la maîtrise parfaite du guerrier à la peau bleue. À maintes reprises il échoua et à maintes reprises son adversaire lui fit tâter de son bâton. Plus il subissait de revers et plus l’excitation montait en lui. Invariablement, à chaque défaite, il se familiarisait un peu plus avec les deux armes, il s’améliorait et élaborait de nouvelles techniques. 

La vitesse avec laquelle son adversaire progressait avait également enflammé Izba. Il était exalté, même s’il contrait encore toutes ses attaques, il avait dû au fur et à mesure devenir plus sérieux pour ne pas être atteint. Cet instinct guerrier était pour lui une agréable surprise, malgré les déboires qu’il subissait, Ménéryl revenait toujours à la charge. Aucun doute, même avec ses bras trop courts, cet étrange inconnu venu de la mer ferait un excellent combattant. Pour le moment, il manquait encore trop de raffinement. Ses ruses étaient trop prévisibles, ses tactiques peu abouties et la finition assauts laissait à désirer. Une fois de plus il avait percé à jour son attaque. Ce coup-ci, il lui infligerait une frappe vigoureuse au buste histoire de le faire rouler par terre. Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu. Avant d’avoir pu esquisser le moindre geste, Izba sentit un contact sur sa cuisse. Baissant la tête, il s’aperçut que Ménéryl l’avait touché avec le bâton tenu dans sa main gauche. Il l’avait pourtant anticipé et s’apprêtait à le détourner. À quel moment l’arme de son adversaire avait-elle changé de trajectoire ? Il n’avait rien vu. 

— Joli coup tu m’as pris à mon propre jeu, le félicita Izba, peut-être pourrions-nous nous arrêter là ? 

Ménéryl acquiesça de la tête. 

— Suis moi je vais te montrer quelque chose. Ils parcoururent la distance qui les séparaient du sommet de la côte et sous les yeux ébahis du jeune homme s’ouvrit une vue magnifique sur la mer. 

Ils se trouvaient au point culminant de l’île, sur la crête d’une imposante falaise. Izba s’assit sur le rebord, Ménéryl l’imita. L’à-pic était vertigineux. En bas des vagues grossies par un vent puissant s’écrasaient contre la pierre dans un vacarme retentissant. Izba, les yeux vers le lointain cria pour se faire entendre au milieu des rafales :

— J’aime venir ici, c’est le plus beau paysage de mon île. Cette côte est encore sauvage, il ne s’y trouve jamais personne car elle n’a rien d’autre à apporter que la démence. Le vent rend fou. 

La puissance du lieu avait plongé Ménéryl dans une profonde méditation et il ne répondit pas. Il se prit à écouter la nature et s’abandonna à la contemplation d’un paysage où la terre et le roc rencontraient l’océan dans un grand fracas. Il émanait de cet endroit figé dans le temps une sensation de désolation rustique, inhospitalière et digne à la fois. La végétation avait réduit ses attributs à son strict minimum. La falaise était recouverte d’un tapis d’herbe verte et épaisse, déchirée en de nombreux endroits par des roches grisâtres qui affleuraient. Ça et là, émergeait des touffes éparses de plantes charnues ou de buissons secs et épineux qui bien que semblants morts étaient abonnement couvert de fleurs jaunes. Certaines plantes s’étaient solidement enracinées à même la roche et s’élevaient malgré le vent, le sel et la sécheresse du lieu. Sans aucun doute, cette terre était restée inchangée depuis la nuit des temps. Les premiers hommes à l’avoir foulée avaient dû la regarder et la ressentir exactement de la même manière. Rien d’étonnant à ce que cette île ait façonné un peuple aussi dur au combat. 

Dans le ciel, des oiseaux marins dont la blancheur semblait être le reflet de l’écume en contrebas, mêlaient leurs cris au bruit retentissant des vagues. Arrivant du nord, telle une balafre sur l’immensité bleue, une file ininterrompue d’embarcations marchandes contournaient l’île par l’est pour rejoindre le port de Dias Perrec. Parmi elles, des navires de guerre fendaient les eaux. Ils étaient facilement reconnaissables à leurs deux mâts et aux surélévations de la coque à l’avant et à l’arrière. Les dignitaires du continent arrivaient pour la finale. Ils restèrent là un moment, immobiles et silencieux à regarder le monde vivre et le temps passer. Pour un instant, ils reprirent leur place insignifiante au sein d'un univers dont un morceau s’animait sous leurs yeux. Puis Ménéryl interrompit leur communion avec l’espace et le temps :

— Si tu gagnes, les gens te respecteront, tu pourrais être bien ici, pourquoi vouloir tout quitter à tout prix. 

— C’est trop tard, le début de mon histoire sur cette terre est trop chargé, mon avenir n’est pas ici, je ne fais pas partie des leurs. 

— D’où vient ce ressentiment qu’ils ont pour toi ? 

Izba montra soudain un visage que Ménéryl ne lui connaissait pas. Lui habituellement si stoïque sembla d’un seul coup envahi par une gêne extrême. Après un long silence hésitant qu’il passa à se triturer les doigts, il finit par répondre :

— C’est un passage de mon histoire familiale qui n’est pas très glorieux. Tout cela est dû à mon aïeul qui un jour tua une druidesse. 

— D’accord, mais quel rapport avec toi ? 

Le malaise qui avait envahi Izba s’estompa instantanément. La question du jeune homme avait été posée avec une telle spontanéité et un tel naturel qu’il en avait eu le souffle coupé. 

— Tu sais, sur cette île toute personne voulant s’adresser à Maul doit attendre qu’il parle le premier. Mais même Maul, tout patriarche qu’il est, ne peut parler avant un druide. C’est une position tout à fait légitime, héritée de la grande Dacéane qui par sa sagesse et son sacrifice fit de cette île ce qu’elle est. C’est très grave de tuer un druide et cette faute rejaillit sur toutes les générations engendrées par le meurtrier. Il n’y a pas d’avenir possible pour moi ici, sans Orphith et Chunsène je serais même probablement déjà mort. 

La logique de cette île dépassait Ménéryl, mais il savait que la remettre en question serait une pure perte de temps. Il préférait en apprendre d’avantages. 

— Admettons ! Mais si c’est si grave, pourquoi est-ce que ton grand-père a tué une druidesse ? 

— Il se nommait Oruga et était le premier de ma famille à connaître une époque sans guerre. Il est né plus de vingt ans après que les hommes d’Anubie aient été repoussés. Son ambition fut donc d’être le premier Nohyxois à gagner le tournoi. Il s’entraîna très dur, mais lorsque son jour arriva, il fut éliminé dès les quarts de finale. Cet événement fut une grande leçon pour lui, car il en tira la conclusion que l’art guerrier nohyxois devait évoluer. Il ne participa jamais plus à un tournoi, ce qui fut pris pour un signe de lâcheté. Par contre il assista à chacun d’entre eux. Ignorant les moqueries de ceux qui le traitaient de pleutre, il étudia les méthodes héméiennes. Il réussit, par une sorte de don, à analyser leurs techniques et à détecter les faiblesses de l’art nohyxois. Dix ans après sa défaite au tournoi, il avait établi les grands principes de son style de combat. Mon père avait alors sept ans et Oruga, plutôt que de respecter la tradition, lui enseigna sa propre méthode. Ce fut très mal vu, car c’était là un grave manque de respect à nos coutumes ancestrales. C’est à ce moment que ma famille commença à être ostracisée. Lorsque mon père atteint ses quinze ans, il voulut confronter la technique de son père au tournoi. C’est là qu’une Druidesse vint lui interdire de représenter la race des descendants de Nohyx. Elle se nommait Caudforkae et était la plus fanatique de sa caste. Oruga s’interposa et Caudforkae qui ne l’avait pas invité à parler en conçut un grand outrage. Il n’était plus question d’imposer uniquement sa volonté, il fallait également que ma famille subisse une cuisante humiliation. La volonté de mon aïeul ne pliant pas, la fureur de la druidesse fut grande et elle se mit à réciter les premières paroles d’une malédiction puissante. C’est là que mon grand-père lui trancha la gorge afin qu’elle ne puisse terminer. Elle ne prononça pas ses dernières paroles de malheur, mais en mourut. 

— Que s’est-il passé ? 

— Le blasphème était grand et le peuple voulait la mort du meurtrier. Ce fut une situation complexe pour Maul, car Caudforkae prônait le respect scrupuleux des traditions ancestrales. S’il se pliait à la volonté de la population, il donnait raison à la druidesse et remettait en question sa propre position de patriarche au sein de la Dacéana. La suprématie qu’il avait prise sur les druides n’aurait plus eu aucun sens. Mais il ne pouvait lui donner tort non plus, la caste dont faisait partie Caudforkae était sacrée et Oruga avait bafoué tous les interdits. 

— Qu’a-t-il fait ? 

— Il le bannit de Dacéana. Depuis quatre ans la Grande Guerre faisait rage sur le Thésan, il exila mon aïeul à Endéval pour qu’il se mette au service de Karistoplatès dans sa lutte contre le synarchéin. Oruga combattit dignement, mais ce ne fut pas suffisant et il trépassa l’année suivante. Cela eut lieu à la veille d’une grande bataille, dans un petit bois du nord de l’Exinie nommé le Bois aux Buttes. Il ne combattit même pas, il mangeait et fut attaqué par une vouivre. C’était un animal qui était devenu rare après la fin du siècle obscure, mais que l’entrée en guerre de Xamarcas semblait avoir soudain ressuscité. Ekta, c’était le nom de mon père, avait alors seize ans. Afin d’assurer sa lignée, il prit pour femme Canimae, ma mère, et dès qu’elle fût enceinte, il partit pour le Thésan en quête de vengeance. Il tua l’animal et en tira une grande gloire, mais il y avait perdu un bras et une partie de son torse. Lorsqu’il revint, j’avais trois ans et ma mère était morte en couche. Maul m’avait pris sous son aile et m’avait protégé de la population frustrée de n’avoir pu venger la mort de Caudforkae. Il me rendit alors à mon père qui fit de ma vie un long entraînement. Il espérait faire de moi le guerrier que ni lui ni Oruga ne purent être. La plupart de mes cicatrices sont dues à ses entraînements. Mais Ekta pour assouvir sa vengeance avait reçu des blessures importantes et sa santé était fragile. Il mourut peu de temps avant mes seize ans. Orphith et Chunsène étaient sur l’île depuis cinq ans et s’étaient chargés de le soigner. Ils m’avaient pris en affection et sachant bien que je ne pouvais vivre seul sur une île où j’étais exclu, ils m’invitèrent chez eux. À mes dix-sept ans, Orphith m’empêcha de participer au tournoi ce qui me permit de m’entraîner deux années supplémentaires. Pour le tournoi de cette année, il tenta de m’en dissuader, mais ne s’y opposa pas et tu connais la suite. 

— Et tu penses que tes techniques familiales peuvent vaincre Domoïos ?

— C’est bien ce que je compte démontrer.

Ménéryl garda le silence. Le Nohyxois avait complètement raison, il devait affronter Domoïos et gagner le tournoi, il n’y avait aucune autre alternative possible. S’il voulait vivre dignement, il devait d’abord vaincre les démons du passé.

— Nous devrions rentrer, intervint Izba, demain est le grand jour, il faut que je sois en pleine forme.

Les deux jeunes hommes se retournèrent. La vue sur l’île était magnifique au sommet de la falaise. Elle était le lieu de rencontre entre le bleu de la mer, le jaune du sable, le vert des prairies. Au centre, comme une ombre, l’obscur reflet du Canolsancta. Plus à l’ouest se trouvaient deux autres collines à l’aspect trop géométrique pour être naturelles. 

— Ces buttes ont un aspect étrange, s’étonna Ménéryl.

— Ce sont des tombes appelées tumulus. Elles ont été élevées par nos ancêtres pour servir de sépulture au corps de Dacéane et Macdiar.

Ménéryl ressentit comme un vertige. Ces personnage légendaires étaient devenu des dieux et là, si proche de lui, subsistaient leurs dernières traces.

— Voilà un tombeau majestueux pour des personnes qui l’étaient tout autant.

— Ainsi, le paysage est marqué à jamais de leur présence sur cette terre, lâcha solennellement Izba en se tapant sur le torse.

Ménéryl aperçut Dias Perrec à moitié cachée par la colline du Canolsancta, mais sur le côté, une imposante masse sombre se dégageait du paysage. C’était le dolmen sous lequel il était passé le jour de son arrivée. 

— Qu’est-ce que cela ? Interrogea-t-il

— Nous n’en savons rien c’est plus vieux que les dacéaniens, cela a toujours été là. Ces pierres sont bien trop lourdes pour être soulevées par des hommes, on pense que cette structure est l’œuvre d’un être colossal. Un dieu, un monstre, un démon, ou un animal particulièrement robuste, les avis sont partagés. Puis le Nohyxois lança au jeune homme un regard provocateur et ajouta :

— Et si au lieu de m’infliger une visite guidée tu essayais d’arriver avant moi chez Orphith !

Izba lâcha un grognement, Ménéryl était déjà en train de courir.

— Tu ne vas pas t’en tirer comme ça ! lui cria-t-il avant de se jeter à sa poursuite.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cybard ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0