La réponse

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Enguerid fut favorablement disposé au renouveau triacais qui sourdait et à l'émergence d’un prophète charismatique. Il vit là un moyen providentiel de concrétiser ses projets et me nomma afin de l'étudier. Voilà pourquoi j'en sais beaucoup sur cette croyance.

Elle prit le nom Thaha, un mot désuet datant des âges sombres et signifiant "le savoir". Sa pratique assidue permit à Altan Nar de réaliser des prodiges à la fois physiques et spirituels et il suscita l’admiration du peuple, des souverains voisins, ainsi que la mienne. Je le rencontrait à maintes occasions, l'homme était sage, instruit, plein de bon sens, mais il était également robuste et emplit d'une formidable vitalité. Son peuple le considérait comme le Guide du royaume et lui donnant le titre d’ezen. Enguerid envoya alors des messagers vers l’Exinie et l’Ugreterre qui dirent :

“Voyez comme la Triac a apporté entente, équilibre et stabilité.

Vous rois de puissants pays, avez recouvré grandeur et prestige passé.

M’appuyant sur la quiétude durable et la confiance en la sagesse qui a trait aux familles remarquables, il me plaît de donner la gouvernance

de la Triac à un homme d'extraction non martiale.

Je propose le très éclairé Altan Nar afin d’agrandir entre nous, les liens de paix et de concorde et que, dans l’avenir, absous de nos vieilles querelles, nous nous prêtions,

au besoin, secours contre nos ennemis.

Nos nations n’en seront que davantage en sûreté et nos adversaires, qui bruissent en foule autour de nous, auront plus à craindre de nos alliances qu’ils ne pourront se féliciter de nos discordes.”

Les rois d’Ugreterre, d’Exinie, s'accordèrent avec hâte à donner au prophète les pleins pouvoirs sur le comté. Ils ne furent aise de voir l'autorité passer dans les mains d'un non militaire et le souverain de Sargonne savait que l'union plutôt que la division faisait partie dogmes du Tahla.

Pour faire table rase du passé, Altan Nar rebaptisa la Triac, lui donnant pour nom “la Kadama”. Ce mot également abandonné signifie "le pont". Elle n'était plus un territoire de séparation mais la jonction entre les différents royaume et l’identité de son peuple venait de naître, son histoire pouvait commencer. Les soldats laissèrent alors tomber leurs habits militaires et se transformèrent en une communauté de moines guerriers que je crois pouvoir qualifier d'extrêmement redoutable.

Enguerid avait su avec habileté consolider l'héritage de son père. Altan Nar était un souverain que le peuple ne suivait pas par obligation, mais par dévotion et il était fidèle à Sargonne. Le point le plus stratégique de l’ouest n’était plus dominé par la force. Les possibilités d'étendre le pouvoir de la lumineuse Sargonne vers l’est devenaient plus tangibles.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne

***

Caribéris chuta lourdement contre le sol, sa lèvre saignait. Face à lui un solide gaillard lui tendait la main pour le relever. Le souverain la saisi et fut énergiquement remis sur ses jambes.

— M’est avis que je commence à devenir trop vieux pour ce genre d’exercice, se résigna le roi. Il passa son bras sur sa bouche pour essuyer le sang.

Les tempes grisonnantes, la cinquantaine triomphante, Batistin, maître d’armes de Cubéria s’emporta vigoureusement :

— Mais non ! Que racontez-vous là mon roi ? Hé ! Regardez-moi, j’ai six ans de plus que vous, est-ce que j’ai l’air trop vieux moi ?

L’homme parlait tout en agitant les mains et si le vieux guerrier n’avait été aussi fine lame, Caribéris aurait conçu quelques craintes quant à l’épée qu’il remuait en tous sens.

— Vous ça n’est pas pareil vous ne vieillissez pas, un ancêtre mamech peut être ?

— Mais non, mais pas du tout mon roi, tout est là dedans répondit le maître d’armes en tapant sur le sommet de son crâne. C’est comme ce tas de ferraille, continua-t-il en indiquant son glaive, il ne s’agit là que d’un vulgaire outil. Ça pique, ça tranche, mais maniez-la avec votre tête et cela devient un instrument de mort terriblement efficace. Les rois ne trouvent d’amusement à combattre que dans leurs jeunes années. Combien d’entre eux s’entraînent encore à votre âge ? C’est pour ça que je vous tiens en haute estime, Sire, vous êtes un tenace !

Batistin était originaire d’Armadoc. Malgré les années passées à Cubéria, il avait gardé le sang chaud hérité de ses contrées et le temps lui-même n’avait pas eu raison de son tonus. Caribéris prit un air faussement ennuyé.

— Je crains de devoir décevoir une si haute considération, je m’arrête là pour aujourd’hui.

— Allé, mon roi, encore un petit effort, restez avec moi jusqu’à l’heure du repas. Je sais que les relations ne sont pas au beau fixe avec le Grandval, ce n’est pas le moment de ménager ses efforts.

— La reine m’attend.

— Hééé, la reine, la reine, vous êtes le roi non ?

— Oui, mais elle reçoit les doléances et je dois…

Un son grave et profond retentit à travers le château et fit vibrer le métal de leurs armures. Cet écho ne résonnait qu’en de rares occasions, il était la longue plainte de la trompe de Cubéria qui vomissait une lugubre mise en garde. Le monarque et son instructeur se regardèrent stupéfaits.

— Hooo quelle terrible note, dit Batistin en rangeant son glaive, rien de bon ne peut venir accompagné d’une telle musique. Je vous accompagne Sire.

Sans perdre de temps, les deux hommes filèrent à grandes enjambées et traversèrent les couloirs du palais jusqu’à la salle du trône. À leur vu, les gardes ouvrirent les portes et s’écartèrent. Ils bondirent dans la pièce à vive allure. Les doléances avaient été annulées et les personnes étrangères au gouvernement déjà évacuées. Les sires Burgolin, Marovos, Raghemid, Walderion, Wilfrid et le commodore Darkolès entouraient la reine Hannia. Le roi avait ralenti le pas et la regardait. La lumière filtrée par les vitraux semblait n’éclairer qu’elle dans sa longue robe violette parée de perles et de pierreries. Fixée par un voile passant sous son menton, elle portait une haute coiffe au sommet de laquelle était placée sa couronne. Cette princesse maubodrienne, avant d’être mariée à Caribéris, avait reçu une éducation stricte qui avait adjoint l’intelligence à sa beauté. Ces qualités, qui avaient suscité l’intérêt de la reine mère, avaient également séduit le souverain. En cet instant de vives agitations, le calme et la dignité étaient figés sur son visage comme s’il eût été fait de cire. Le roi admirait son épouse et il l’aimait. Le jeune prince Harion malgré ses quatorze ans, avait également rejoint la salle en sa qualité d’héritier légitime à la couronne. Son père lui caressa affectueusement la tête et lui dit :

— Écoute et regarde bien, ce moment est crucial.

Le monarque espérait que confronter son fils à la réalité de la gouvernance lui permettrait de lutter contre sa timidité et l’effacement dont il était coutumier. Alors que Batistin saluait Darkolès, seigneur de son pays, Caribéris s’adressa à l’assistance :

— Quelqu’un peut-il me dire ce qu’il se passe ?

En possession de quelques bribes d’informations, Walderion fut le seul à pouvoir répondre.

— Il semblerait qu’un homme du Grandval se soit approché en bas du pont escalier.

— Aussi prêt ? Et il n’a pas été repéré par vos épieurs ?

— Oui, Sire, ils l’ont repéré, mais il voyageait seul et l’information est arrivée en même temps que l’individu.

— Connaît-on ses intentions ?

— Il a simplement jeté un coffre et s’est enfui. Nous attendons qu’il soit apporté ce qu’il est venu livrer.

— Nous envoyons un représentant et c’est un barbare qui vient répondre, grogna Raghemid. Je crains que notre messager soit en fâcheuse posture.

Dans le couloir qui menait à la salle du trône résonnaient des bruits de pas précipités. Deux gardes portant un coffre cubique de vingt pouces de côté firent irruption.

— Sire, s’égosilla l’un d’eux, un homme du Grandval est venu jusqu’à nos portes et à déposé cela en criant : "Message de Sauromas, chef suprême des guerriers du Grandval, à Caribéris Gargandra".

— Vous n’avez pas essayé de l’attraper ? gronda le roi mécontent.

— Non, Sire, votre Majesté veuille bien nous en excuser, le temps d’ouvrir la porte et de descendre le pont escalier il était déjà loin.

Caribéris joignit ses mains en prière contre son front et ordonna avec une rage contenue :

— Qu’importe, ouvrez-moi ça !

Les soldats déposèrent le coffre sur le sol. Il était de facture grossière et fait dans un bois de piètre qualité. L’un d’eux se baissa pour ouvrir le loquet et souleva le couvercle. Une odeur putride envahit la pièce et il s’abattit un long silence à la découverte de son contenu. Entre les planches se trouvait un amas de chair informe au-dessus duquel était posée une tête. Ses paupières avaient été découpées afin que ses yeux restent grands ouverts et dans sa bouche avaient été enfoncés les attributs qui jadis constituaient sa virilité. Malgré la pourriture qui avait commencé son œuvre, le messager envoyé à Sauromas était encore reconnaissable. Sur son front avait été gravé au couteau : "Illégitime".

— Je crois que la réponse est claire, dit Hannia qui fut la première à troubler le silence. Malgré sa délicatesse et son apparente fragilité, la reine n’avait pas détourné le regard comme l’avaient fait Marovos, Wilfrid et le jeune prince.

— Hooo, malheureux ! Je crois bien qu’ils ont fait entrer son corps tout entier dans cette petite boîte. Comment ont-ils réussi un tel prodige ? demanda Batistin fasciné.

— Ils ont dû lui briser tous les os jusqu’à ce qu’il devienne mou, répondit Burgolin machinalement.

Le maître d’armes soupira.

— Pauvre môme ! Ça a dû être compliqué avec les côtes, j’espère qu’il était déjà mort.

— Ça ! Rien n’est moins sûr avec ces sauvages, intervint Hannia en relevant la tête. Qu’allez-vous faire ?

Elle fut saisie en apercevant Darkolès. Ses poings étaient serrés, ses yeux ne quittaient plus le coffre et il y brûlait une flamme semblable à un brasier. Il avait le regard d’un fauve. Caribéris s’avança vers le macabre écrin et se pencha. Il posa sa main sur le front du cadavre et lui parla sur un ton solennel :

— Sargonnais ! Tu as accompli ton devoir et tu es la première victime de ce conflit. Tu ne seras pas mort en vain et nous te vengerons de la sauvagerie avec laquelle tu as été traité, je t’en fais serment !

Il referma le couvercle et fit signe aux soldats.

— Emportez ce coffre dehors et donnez à ce héros une sépulture décente.

Les gardes obéirent et dans un bruit de pas métalliques, prirent le cercueil de fortune puis s’éloignèrent. Le roi se mit alors à dicter :

— Burgolin ! Fais envoyer sur-le-champ un message à Ladislaus et dis-lui de rejoindre immédiatement Cubéria avec sa famille. Il ne devra pas prendre la route directe, mais cheminer par nos places fortes sur leur territoire. Une fois le fort Slasija atteint, le Sire Marovid mettra des hommes à sa disposition pour renforcer son escorte. Envoie également une escouade à la frontière pour prendre le relais, le seigneur du Malvalon aura besoin de tous ses soldats. Nous prenons en charge la protection de la famille royale du Grandval.

— Bien, Sire, répondit le régisseur qui se retira aussitôt.

— Quant à vous maître Walderion, vos épieurs du Grandval doivent assurer une surveillance de tous les instants. Si une troupe hostile se rapproche de l’escorte royale, ils doivent en avertir promptement le fort le plus proche pour qu’il envoie des renforts. Le maître des épieurs s’inclina.

— À vos ordres, votre Majesté.

La voix du souverain se raffermit et elle résonna à travers la multitude des piliers.

— Commodore Darkolès, je vous charge de former l’Ost royal dont vous prendrez le commandement. Exigez de l’Ugreterre, de l’Exinie et de l’Othryst, cinq milles guerriers et leurs meilleurs. Au moins mille d’entre eux devront être munis de chevaux. Avertissez les sept comtés sargonnais qu’ils devront chacun nous fournir mille hommes, les bleus, les moins doués, les trop vieux. Dites-leur de garder précieusement leurs élites. Seule la présence de Sire Madalbon est requise, il voulait partir en campagne, il sera servi.

Le visage du seigneur d’Armadoc s’était assombri et le sourire qui s’y dessina était terrible. En lui bouillonnait l’exaltation d’un instinct criminelle qui allait pouvoir boire ton son soûl. Caribéris se tourna vers son stratège.

— Sire Raghemid, vous serez en charge avec le seigneur Aymerid de la défense de Sargonne. Vous devez pour cela envisager la menace pouvant venir de toute part. Que ce soit une victoire des tribus du Grandval avec une percée vers nos frontières ou bien une trahison de nos alliés. Vous avez autorisation de requérir à la garde noire en cas de besoin.

Une fois ses exigences dictées, il se redressa de toute sa hauteur face à l’assemblée et l’annonce retentit comme le tonnerre :

— Messires, nous sommes en Guerre !

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