De retour d'Hécatombe

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C'est animé par son très grand entendement que sa majesté Enguerid, roi de Sargonne et du Thésan, a jugé de conserver la mémoire des choses passées afin qu'elles arrivent à la connaissance des hommes à venir.

J'ai le dessein, de calculer le nombre des années qui se sont écoulées depuis les débuts de l'émergence de la civilisation jusqu'à nos jours. Nous le ferons plus aisément en commençant par la formidable force civilisatrice que Karistoplatès, le seigneur des dieux et de la guerre, déversa sur le monde et qui constitue l'an un de notre ère.

Sur Endéval vivaient des êtres parfaitement beaux, forts et avancés. Karistoplatès, le seigneur de l'île, observait les hommes du continent depuis fort longtemps. Il s'était pris de curiosité pour cette espèce chétive lorsque, mille ans auparavant, il constata avec étonnement qu'elle avait mis fin aux siècles obscurs à la seule force de son ingéniosité. Mais au fil du millénaire qui suivit le bannissement des créatures antiques derrière la chaîne de Rocnoire, il vit l'homme se munir de technologies qu'il continuait à manier avec un esprit barbare. Alors, encouragé par les conseils de son vieil ami Mudry Volga, seigneur de la sagesse, il s'attribua le rôle de civilisateur et commença par le Thésan. Ils n'avaient alors aucune arrière-pensée, il avait juste pris en pitié une espèce d'être vivant particulièrement faible, fragile et stupide.

Il s'entoura également de Näaria, domina des soigneurs et de Malvrick, seigneur des forgerons, qu'il considérait de la même essence que lui. Ces êtres, bien qu'ammortels, n'étaient pas indestructibles, mais ils n'avaient rien à craindre des humains qui face à leur toute-puissance faisaient figure d'insectes. C'est à cette époque et même si Näaria était en fait une femme, qu'ils furent tous quatre surnommés "hommes-dieux". Avec leur aide, Katstoplatès créa et imposa un code de lois aussi simple qu'intraitable.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne

***

Une longue procession de cavaliers sortait du bois des Frontrois et abordaient la vaste plaine qui entourait la capitale du royaume de Sargonne. Les derniers arbres passés, plus rien ne venait masquer la vue. Le plat pays s'étendait jusqu'aux frontières de l'Exinie à l'ouest, de l'Ugreterre au nord-ouest, du Grandval à l'est et de l'Othryst au sud-est. Néanmoins, seul au milieu du paysage, se tenait le mont Carcandre, la colline devenue cubique par un siècle de travaux acharnés. C'est là, au-dessus de ce point hautement stratégique, que trônait lourdement la cité royale de Cubéria. Elle était vaste et couvrait une large superficie. Mais à cette distance, la quantité considérable de roche ayant servi à élever ses remparts, lui conférait un aspect compact. Elle écrasait le paysage de sa masse grise. Immanquable et toujours impressionnant, le colossal pont escalier menant à la ville fortifiée était visible de loin.

La troupe qui progressait dans sa direction était prestigieuse. Elle revenait de l'Hécatombe, la chasse donnée annuellement par le roi afin de consolider l'union des différentes régions du royaume. Parmi les invités se trouvaient les souverains des sept comtés de Sargonne, le maître des officiants, divers barons qui s'étaient distingués au cours de l'année et bien entendu les écuyers nécessaires à la logistique. À l'arrière, des chevaux tiraient de lourdes charrettes. Certaines étaient remplies du matériel nécessaire aux trois jours de chasse. D'autres rapportaient leur prolifique butin. Quatre carrioles débordaient de cadavres. Des perdrix, des sangliers, des marcassins, un renard et une meute de loups qui étaient passés par là, douze cervidés et sept ours. Mais la prise la plus impressionnante était sans contexte le corps sans vie d'un gigantesque albanélaphe, le grand cerf blanc, seigneur de la forêt, tué par le roi lui-même. Il prenait une charrette à lui seul et deux chevaux étaient nécessaires pour tirer l'importante charge qu'il représentait. Ses bois à la formidable envergure avaient dû être coupés pour pouvoir charger l'animal et avaient été déposés sur sa dépouille qui gigotait au rythme des imperfections du sol.

- Vive le roi Caribéris Gargandra ! À la chasse comme à la guerre, toujours son but il atteint, hurlait Burgolin, régisseur du royaume de Sargonne.

- Vive le roi Caribéris Gargandra ! reprirent les hommes à sa suite.

Le roi poussa un soupir exaspéré et jeta sur le régisseur un regard sévère.

- Cesse immédiatement ce vacarme Burgolin ! lui marmonna-t-il entre ses dents, je goûte assez peu aux joies de l'Hécatombe. Ce n'est qu'une mise en scène grotesque.

- Mais Sire, répondit Burgolin l'air grave, il n'est pas dans les habitude d'un monarque de mépriser la chasse. Il faut justement en rajouter parce que tout ceci est une mise en scène.

- La chasse dis-tu ? Massacre aurait été plus approprié ! Il eût mieux valu que cet albanélaphe continue à régner sur sa forêt plutôt que de servir de trophée. Quelle gloire ! Ne le chante pas trop fort.

- Quand bien même ! Un animal de huit pieds à l'épaule et de plus de mille sept cents livres ! Cela participera à votre légende, il faut le faire savoir à travers tout le Thésan.

Le regard de Cariberis se perdit dans le vide. Tout en chevauchant, il resta un instant songeur, à l'écoute du cortège à sa suite. Le bruits des sabots était pratiquement masqué par les éclats de voix, les rires gras, les remarques grossières et les manières rustres de ce qui representait le rang le plus élevé du royaume. Il soupira à nouveau.

- Ma légende, reprit-il, je crains pour ma part d'avoir un jour à rendre des comptes au dieu qui l'avait mis là.

- Allons bon ! ironisa le régisseur, ils ne sont que cinq. Nous avons un guerrier, un forgeron, une soigneuse, un savant et, comment appeler le dernier ? Un fossoyeur ? Je ne crois pas qu'il y en ait un dans ce panthéon qui fasse grand cas des animaux.

Le monarque ne répondit pas. Malgré sa quarantaine approchante et la finesse de son intelligence, Burgolin aimait parfois à se montrer puéril. Cariberis préféra contempler le paysage qui l'entourait : son royaume. Le jour de l'Évir était passée, les journée rallongeaient et la nature renaissait. Le soleil était rayonnant en ce jour et réchauffait les terres détrempées par les longs mois d'hivers. Le souverain aimait cette période et huma l'air emplit des senteurs d'humus et de terre humide.

- N'oubliez pas, Sire Burgolin, de mettre dans vos paroles un peu plus du respect qui est dû au divin, intervint le maître des officiants, vous blasphémez !

Tiré de la delectation qu'il accordait à un plaisir simple, Caribéris regarda perplexe l'ecclésiaste. Il avait toujours suspecté sa foi bien moins orientée vers le divin que vers les profits qu'il engendrait. Ce genre de commentaire ne lui était pas coutumier.

- Et bien justement Maître Gondelis, lui lança-t-il, en tant que représentant suprême des cinq dieux, qu'en pensez-vous ?

- Sire, il n'est rien que les dieux puissent reprocher à votre Majesté, ils guident la famille Gargandra depuis l'aube des temps, sa destinée est éclairée par leurs desseins.

- Vous êtes surprenant Gondelis, dit le roi pensif. Prenez donc l'albanélaphe, je vous charge de le donner en offrandes aux dieux.

- Comme à son habitude, Sa Majesté est extrêmement sage dans les décisions qu'elle prend.

Gondelis, fier du résultat qu'avait produit son éloquence, se redressa sur son cheval. Il rayonnait d'orgueil. Burgolin souffla entre ses dents et toisa l'arrogant qu'il avait toujours considéré comme pathétique. C'était un homme dégoulinant de gras, un obèse à la peau poisseuse et aux cheveux huileux. Son prédécesseur était mort voilà un an, en s'étouffant lors d'un repas particulièrement orgiaque. Gondelis avait alors été conseillé au roi, car il était méthodique, pointilleux et érudit. Nonobstant la répulsion physique qu'il avait alors inspirée au monarque, il accéda à la fonction cléricale suprême. Bien qu'ayant un talent inné pour les choses du religieux, il souffrait d'un déficit quant à la compréhension de l'humain. Il lui avait échappé que le seigneur Gargandra était peu réceptif à la flatterie, domaine dans lequel il se vautrait pourtant dès que l'occasion se présentait.

Caribéris pour sa part, était extrêmement dubitatif quant au potentiel de ce personnage singulier. Comment ne pas éprouver de l'antipathie pour cet individu ? Le voir ainsi, plastronner crânement alors que son double menton se balançait en tous sens. Grotesque ! Plus consternant encore, dans son jeune âge, le roi avait connu de leur vivant ceux que l'on nommait aujourd'hui les cinq dieux. Ils avaient régné sur le Monde d'Omne des siècles durant et sa lignée avait dû survivre à leur volonté conquérante. Que penser d'un homme déclarant la voie des Gargandra tracée par ces mêmes dieux ? Son intelligence était-elle limitée au point qu'il n'arrivait même pas à faire de lien ? C'était tout même lui, Caribéris Gargandra, qui avait fait tuer le dernier de leurs représentants. Il renonça pour le moment à tenter de comprendre ce qui pouvait bien animer cet esprit étrange et se tourna vers Burgolin.

- A-t-on des nouvelles du seigneur Chramne ?

- Toujours rien ! Sire

- Bon sang ! Il est l'élément le plus important de la confrérie des prodigieux héros, qu'est-ce qu'il lui passe par la tête ?

Comme un méchant présage, le passage d'un nuage cacha le soleil. La vaste plaine toute entière s'assombrit et fut balayée par une rafale de vent fit claquer les lourdes capes des seigneurs de Sargonne. L'instant d'après, tout était redevenu calme et alors que sur les terres s'éloignait la frontière entre l'obscure et le clair, tout redevint lumineux. Burgolin réajusta son vêtement avant de répondre :

- J'ai obtenu des éléments à ce sujet, Sire. Après l'attaque contre Malvrick, son comportement a changé. Jusque-là, il n'avait jamais approché les êtres les plus redoutables de ce monde. Pour lui qui cherchait continuellement à devenir le meilleur, la différence de puissance a été un traumatisme. Les jours qui suivirent, il n'a pas arrêté de répéter qu'il était un médiocre et qu'il devait s'améliorer.

- À quoi bon disparaître ? Aurait-il oublié qui il doit servir ?

- Il semble qu'il ait vécu l'ère de paix qui s'est installée après l'attaque des boréens comme une dangereuse léthargie à sa progression. À l'image de Frigg à son époque, il arpente le Monde d'Omne à la recherche de combats à mener.

- Espérons qu'il ne suive pas le même chemin, conclu le monarque les yeux dans le vide. Sais-tu où il se trouve en ce moment ? ajouta-t-il en revenant à lui.

- Il se serait établi dans les forêts qui bordent la frontière exino-sargonnaise. Malheureusement, certains racontent que son esprit a dégénéré et qu'il serait devenu une source de troubles. Difficile de dire si c'est vrai, ces lieux sont reculés, les informations nous en parvenant ont pu être déformées.

- Met toute cette histoire au clair Burgolin !

- J'ai pris les devants, Sire, un homme de confiance chevauche en ce moment même vers ces lieux pour tirer le vrai du faux.

- Toujours aussi efficace, le félicita le roi. J'aimerais ton avis Burgolin, dois-je annoncer "Le Recrutement" et lui trouver un remplaçant au sein de la confrérie ?

- Ne faites pas ça, sire, répondit catégoriquement le régisseur, je pense qu'il vaut mieux encore patienter. L'homme le plus en vue pour rejoindre les prodigieux héros n'est autre que le jeune Phénir Madalgreif.

Caribéris poussa un grognement contrarié.

- Le jeune Madalgreif hein ? Et bien ! Le père a évincé la famille Klausdraken, le fils pressenti pour le plus prestigieux ordre militaire, tout semble réussir à cette famille.

- C'est malheureusement pire que ça. Si le seigneur Phénir venait à rejoindre la confrérie, il n'y aurait plus qu'un seul héros sargonnais alors que l'Ugreterre en posséderait trois. Cela renforcerait indéniablement leur pouvoir politique sur le Thésan. Espérons que Chramne n'ait pas perdu la raison.

- Les temps se troublent on dirait.

- Oui, Sire, c'est la fin d'une époque.

Les chevaux allaient bon train sur les plats reliefs où poussait une herbe courte et tendre et ils atteignirent promptement la porte du Val. Il s'agissait de la seule entrée menant à Cubéria. Elle était constituée d'une tour carrée au cœur de laquelle avait été érigée une haute porte en arc brisé. "Le roi à la porte du Val !" lança une voix braillarde et la lourde herse qui en interdisait l'accès se mit à remonter. Les pointes acérées qui garnissaient sa partie inférieure s'élevèrent du sol pesantes et menaçantes. Le cortège reprit sa marche et passa sous les inquiétants mâchicoulis qui couronnaient le sommet de l'édifice. Les chevaliers accédèrent au pied du pont escalier et les écuyers agrippèrent les bords des lourds chariots pour pousser et aider les bêtes à l'ascension.

Ce moment, Burgolin le redoutait à chaque fois. Il était sujet au vertige et la plus haute partie de cette construction culminait à cent pieds de haut. Lentement, le sol s'éloignait, ses détails s'estompaient pour ne plus former que des masses confuses et colorées. Le régisseur se sentait aspirer par le vide. Ses jambes flageolaient, ses doigts se crispaient sur les rênes, son maintien se décomposait. À chaque pas que faisait son cheval, montait en lui la sensation que la structure allait s'effondrer sous ses sabots. L'avancée lui paraissait interminable. Il s'enferma dans un mutisme qui ne cessa que lorsqu'il passa enfin par la porte du Mont sous les hautes murailles de la cité. Son regard à l'abri des murs, il se relâcha enfin et sentit qu'une sueur froide lui avait inondé le dos.

- On ne t'entend plus, lui dit Caribéris. Le roi ne souriait jamais et il était toujours difficile d'estimer s'il s'agissait d'une plaisanterie ou d'une simple affirmation. Burgolin ne répondit pas, il savait très bien que le souverain connaissait son aversion pour le vide.

Une foule nombreuse était là pour acclamer le retour de leurs seigneurs et une explosion de cris salua leur entrée. Immédiatement, une dizaine de soldats en armure sombre entourèrent le monarque pour l'escorter. Sur leur bouclier était gravée l'héraldique de Sargonne, le pont escalier à onze arches montant vers dix étoiles d'or. Ils portaient sur leurs épaules les spalières dorées, symbole de la garde royale de Cubéria. Leur pas était parfaitement cadencé et signalait, pour qui n'eût craint leur solide réputation, le caractère irrésistible de leur avancée.

La colonne de seigneurs remontait l'allée la plus majestueuse de la ville. Une avenue d'une demi-lieue qui reliait la porte du Mont à la porte Royale, entrée de l'enceinte castrale, par une longue ligne droite ascendante. Le mont Carcandre n'avait pas été taillé en son faîte et il était couronné par une haute butte au sommet de laquelle trônait la forteresse de la cité. Cette artère était également la plus large de Cubéria, mais paraissait en ce jour incroyablement surchargée. Elle avait été nettoyée pour l'occasion et les murs des maisons décorés. Des fontaines de vin, de liqueur et de lait avaient été dressées. Parmi la cohue, passaient nombre de petits traiteurs ou marchands ambulants proposant poêlons de tripes, pâtés de viandes, saucisses, gaufres ou petits gâteaux.

Malgré l'ambiance bon enfant, Burgolin avait recouvré son sérieux et s'était mis en retrait pour surveiller la foule. L'amour du peuple pour son monarque était assuré, chacun de ses déplacements était un véritable plébiscite. Cependant, le régisseur savait qu'au-delà de cette allée glorieuse, la ville toute entière n'était qu'un amas chaotique de bâtiments construits sans ordre ni plans. Des ruelles boueuses étroites et sombres serpentaient à travers toute la citée. Les habitations qui les encadraient y étaient asymétriques, étriquées, serrées les unes contre les autres et ne possédaient que de rares fenêtres. Les personnes vivant dans ces faubourgs n'avait pour seul horizon que le limon putride tapissant leurs rues et le cruel encombrement que les animaux en liberté, l'agencement des bâtisses, les enseignes pendantes ou encore les marchandises entreposées y faisaient régner.

Burgolin connaissait la discipline des Cubériens. Mais quelle genre de pensées obscures pouvaient naître dans la tête de personnes qui, vivant constamment dans l'ombre des bas-fonds, se retrouvait tout à coup confrontés à l'éclat des rangs les plus élevés ? Le régisseur s'était souvent demandé jusqu'à quel point les désirs engendrés pouvaient être reprimables et ne pas se transformer en une fâcheuse obsession. Nonobstant l'admiration qu'il avait pour son peuple d'adoption, celle qu'il vouait au roi de Sargonne était proche du fanatisme.

Ses yeux étaient très mobiles. La foule était agitée, les visages souriaient, les mains étaient levées en direction des notables et plus particulièrement du souverain. Par sa seule présence, la garde royale les tenait à distance. Burgolin n'était pas dupe, il n'y avait aucune chance qu'il puisse affronter un danger auquel ces soldats surentrainés ne pouvait faire face eux même. Il se tenait juste prêt à se mettre entre toutes menace et son souverain. Les yeux du régisseur se posèrent sur le roi qui semblait une fois de plus perdu dans l'immensité de son esprit. Ses traits, fins et tristes, contrastaient terriblement avec sa haute taille et sa forte carrure. Son visage, extrêmement pâle et parfaitement rasé, était bordé par une chevelure noire et bouclée qui retombait sur ses larges épaules. Il avait le nez droit, les narines dilatées. Ses yeux bleus, grands et bien fendus, étaient surmontés par des sourcils fins et parfaitement dessinés qui donnaient à son regard une impression de profondeur insondable. Chaque fois qu'il cessait de parler, il paraissait instantanément absent, comme constamment plongé dans des réflexions intérieures dont il ne sortait que pour prendre la parole à nouveau. Il calculait tout, analysait tout, s'imaginait à chaque cause la multitude de conséquences qui pouvaient en découler. Il était un Gargandra de la plus pure espèce.

Malgré tout, et c'était peut-être là son principal point faible, il paraissait terriblement insensible. Même l'amour de tout son peuple n'avait pas réussi à lui arracher un sourire, une expression qui avait depuis fort longtemps quitté son visage. Et pour cause. Il n'avait pas douze ans lorsqu'il vit son père, sur son lit de mort, convoquer dans sa chambre les comtes, les barons, le maître des officiants et les gradés de l'armée pour leur faire promettre qu'à son dernier souffle, ils prêteraient allégeance et foi à son fils. Il les avait vus s'indigner du fait que le souverain puisse croire qu'il en serait autrement, puis jurer unanimement. Pourtant, le corps du roi trépassé encore chaud, il avait assisté au spectacle de sa mère distribuant titres, terres et privilèges pour étouffer dans l'œuf la versatilité qu'engendre l'opportunisme.

À cette époque, l'ouest du Thésan subissait l'invasion des Xamarquimes avec à leur tête le terrible synarchéin Sylla Kahan. La catastrophe qui allait s'abattre sur le Thésan n'en était qu'à ses balbutiements, mais déjà, les vents de l'ouest portaient avec eux l'écho des troubles annonciateurs de la Grande Guerre. Malgré cela et malgré les mesures prises par la reine mère, eut lieu à Sargonne "la Révolte des barons" menée par son oncle Boson en personne. La régente occupée à la défense du royaume face à la menace venue de l'ouest, ce fut lui, Caribéris Gargandra, qui, à peine âgé de seize ans, leva l'ost royal et parti combattre les révoltés. C'est lui qui en moins d'un an les défit et emprisonna son oncle. C'est encore lui, qui prononça son jugement et appliqua la sentence.

Du vivant de son père, Boson s'était comporté de manière exemplaire avec son neveu. Il l'avait captivé lorsque le soir, il le prenait sur ses genoux pour lui conter les récits de ses campagnes. Il lui avait appris la nature, les saisons, les châteaux forts et les grandes familles du Thésan. Il lui avait enseigné le maniement des armes, l'équitation et lui avait offert sa première monture. Et le jeune prince ne l'avait pas oublié, le jour où il lui coupa la tête, pour l'exemple.

Ces évènements ancrèrent en lui une méfiance tenace vis-à-vis de l'espèce humaine. Il offrait sa confiance avec une parcimonie proche de l'avarice. Hormis sa mère et sa femme, rares étaient ceux avec qui le roi était totalement lui-même. Burgolin pouvait tirer vanité de faire partie de ceux-là.

Autour d'eux, le peuple célébrait le retour de l'Hécatombe. Les années de paix, la reconnaissance de la base paysanne comme pilier du royaume et une politique assurant à chaque Sargonnais un repas fait de viande une fois par semaine avaient contribué à faire grandir la popularité du monarque.

- Vive Caribéris, longue vie au roi !

Jamais le roi n'eut à craindre sa population, pourtant Burgolin préférait en faire trop. Même si ces hommes et ces femmes représentaient probablement le peuple le plus heureux du Monde d'Omne, la folie pouvait être en chacun d'eux. Les enfants jouaient, les adultes mangeaient, buvaient, beaucoup s'extasiaient devant les charriot debordant de gibiers et sur l'incroyable taille de l'albanéphale. La liesse était non feinte, ils voulaient tous être là pour voir leur souverain et son cortège, pour vivre cette journée historique. Mais parmi la clameur bienveillante se fit entendre un cri discordant. D'abord inaudible, il se précisa au fur et à mesure que la troupe s'en rapprochait.

- Renoncez à vos croyances !

Caribéris, Burgolin et les gardes cherchaient dans la marée humaine d'où provenait cette dissonance.

- Ce roi est un hérétique ! Il incite son peuple à adorer des dieux usurpateurs.

Le régisseur fit passer son cheval derrière celui du roi pour pouvoir s'interposer à toute attaque quel que soit le côté. Il mit sont épée au clair et examina la formation des gardes royaux. Elle était parfaite, évidemment ! Ses yeux parcoururent ensuite la foule sans trouver.

- Vous voyez quelque chose ? lança-t-il au chef de la garde.

- Négatif, sire, répondit l'intéressé sans se déconcentrer.

Soudain à quelques pas de la tête de cortège, un homme à la forte carrure sortit de l'assistance. Vêtu d'une longue robe marron de tissu grossier, il brava l'avancée royale et entreprit de l'entraver. Un doigt accusateur pointé vers le monarque, il lui lança :

- Votre peuple est dépravé et grande est votre responsabilité. Il est temps de renoncer aux imposteurs qui par leur sauvagerie étouffèrent la seule vraie foi admise.

Deux gardes se dirigèrent immédiatement sur lui, mais il continua sans aucune peur.

- Il n'y a qu'un dieu, il se nomme Kao et Samal est sa volonté matérialisée ! Il est temps de réformer ce peuple, il est temps de rejeter les enseignements de vos ancêtres, il est...

Un poing recouvert d'un gant d'antracier vint s'écraser contre le nez du prêcheur. Sa phrase s'acheva dans une gerbe de sang et il tomba violemment contre le sol. Les deux porte-glaives rossèrent le malheureux et s'acharnèrent jusqu'à ce qu'il cesse de remuer.

- Pardonnez-nous, Sire, il n'aurait pas dû pouvoir vous approcher, s'excusa Burgolin.

Mais Caribéris ne répondit pas, il regardait l'homme à terre et semblait plongé dans une profonde réflexion.

Le régisseur se tourna vers les gardes et aboya :

- Emmenez-moi ça dans les oubliettes les plus sombres, ça lui apprendra les convenances.

Ils obéirent aussitôt, prirent le prêcheur par les jambes et se mirent à le traîner face contre terre. L'homme au nez fracassé releva la tête et se mit à hurler :

- Le châtiment arrive ! Il est déjà présent, il a soif de punir, les incroyants disparaîtront ! Les feux...

- Ta gueule ! Lui lança l'un des soldats en lui envoyant un violent coup de pied dans le crâne.

Son front fit un bruit effroyable en percutant les pavés et une clameur compatissante parcourut l'assistance. Les gardes reprirent leur marche et le visage du prêcheur dessina une traînée rouge sur sol. Cette soudaine débauche d'action avait enflammé la foule. Elle applaudissait, hurlait au passage du corps inerte et de sa terrible escorte. L'exaltation redoubla lorsque le cortège royal se remit à avancer comme si de rien était. En chemin, le roi ne dit plus un mot. Les gens s'agitaient, les hommes de troupe les repoussaient, Burgolin lui parlait, mais plus rien n'existait. Il était ailleurs et n'interagissait plus avec la réalité qui l'entourait. Arrivé au donjon, revenant soudainement à lui, il s'adressa aux nobles qui l'avaient suivi.

- Messires, cette partie de chasse a été l'une des plus prolifiques que j'ai connue. C'est bien malgré moi que je me rends de ce pas expédier les affaires courantes. Quant à vous, profitez dès à présent de l'hospitalité de Cubéria. Je vous donne pour ma part rendez-vous ce soir, à la salle des fêtes, où nous ferons ripaille de ces fabuleux gibiers que nous prépareront les meilleurs cuisiniers du royaume.

- Vive le roi, lancèrent trois fois les seigneurs en brandissant leurs épées.

Caribéris descendit de son cheval qu'un écuyer vint instantanément prendre en charge. Il salua de la tête, puis se retira. Le régisseur le suivit comme son ombre.

Leur histoire commune, mais aussi l'origine non sargonnaise de Burgolin, avaient peu à peu tissé un lien solide entre eux. Il fut un temps ou le régisseur de Sargonne s'appelait Burgolin Puy d'Agneux. Il venait d'Ugreterre et était issu d'une petite noblesse de province. Arnoul Puy, son père, était un riche maître de forges qui avait été anobli par le roi Rodert Ier, pour le remercier de son aide lorsqu'il n'était que Rodert de Vaudor. Cette promotion alliée à la basse extraction d'Arnoul, avait attiré la condescendance de la vieille noblesse sur la famille Puy d'Agneux. Elle s'était accrue lorsqu'ils furent également faits seigneurs de Champs, de Vaux et d'Arcey avec caractère héréditaire.

Burgolin ne goûta qu'en partie les privilèges acquis par son père. En effet, profitant de l'éviction des Klausdraken au profit des Madalgreif à la légitimité encore contestée, Caribéris confisqua les terres des nobles les plus faibles. Il les distribua ensuite en récompense à des seigneurs sargonnais qui s'étaient distingués. Cet acte autoritaire avait également pour but d'asseoir un peu plus la domination des Gargandra sur le Thésan et de placer des hommes de confiance au plus près de l'ennemi. Rodert avait prêté allégeance aux Gargandra. Les nobles de moyenne et grande puissance furent donc épargnés afin que la perte de leurs privilèges ne leur fasse regretter les seigneurs historiques des Ugres. Le stratagème fonctionna et lorsque les petites familles à la noblesse la plus primitive se soulevèrent contre cette spoliation, les grands du royaume ne les soutinrent pas. Caribéris, pour les dédommager, leur proposa tout de même des places honorifiques à Cubéria avec soldes et avantages liés à la fonction. Mais ils avaient goûté depuis trop longtemps à l'ivresse que confère le pouvoir et préféraient régner sur une misère plutôt qu'obéir dans la magnificence. S'en suivirent des troubles qui furent appelés l'Auguste Révolte. L'Ugreterre perdit en quelques semaines une grande partie de sa petite noblesse tant la répression fut impitoyable, méthodique et cruelle.

En cette époque troublée, les faiblesses de Burgolin firent sa force. Il ne se révolta pas pour des terres sur lesquelles il n'avait jamais réellement régné, ne se soucia pas de quitter un royaume dans lequel sa famille fut constamment rabaissée par les puissants et vit dans la proposition de Caribéris une formidable opportunité. À trente-trois ans, il rejoignit Cubéria. Son abnégation, sa finesse d'esprit lui firent gravir l'échelon social jusqu'au poste prestigieux de régisseur. Sa loyauté envers son nouveau souverain l'en fit apprécier davantage et l'estime grandissante de son roi consolida son dévouement jusqu'à le sceller. Jamais il n'avait été aussi bien considéré dans son pays et par des personnages de bien moins haute naissance. Cet attachement mutuel permettait à Burgolin de parler avec plus de franchise et moins de convenances et c'était bien ce que Caribéris attendait de lui. Une fois isolés, le régisseur n'hésita donc pas à demander :

- Sire, mais pourquoi donc avez-vous donné votre trophée à ce gros gargouilleux ? Un si bel animal.

Ils entrèrent dans le couloir qui menait à la salle du trône. Leurs yeux prirent un instant pour s'habituer à la pénombre du lieu qui était éclairé par deux longues rangées de torches. Le souverain parut étonné de la question et sans ralentir le pas répondit simplement :

- Je te l'ai dit, je préfère me prémunir du courroux de celui qui l'a mis là.

Sur les murs de pierre grise étaient disposés de longs espadons de cérémonie qui s'entrecroisaient. Au-dessus, les imposantes voûtes lambrissées étaient recouvertes de peintures à dominantes rouges, bleues, or et marron. Un décor lourd et monumental qui faisait tomber sur chaque visiteur l'écrasante puissance de Sargonne. Pourtant, à bien y regarder, les lueurs vacillantes des flammes sur les parois baignaient d'une lueur orangée d'élégantes frises racontant l'histoire de Cubéria.

- Mais les cinq n'ont jamais été pour vous des dieux, vous avez même fait tuer le dernier d'entre eux, s'insurgea Burgolin.

- Je ne leur accorderai jamais ma dévotion en effet. Ils n'ont été qu'une source de chaos et sont bien plus utiles au Monde d'Omne mort que vivants.

Caribéris s'arrêta et indiqua sur la frise le dessin d'une colline.

- Le mont Carcandre à ses origines, dit-il. À cette époque, les humains n'étaient pas civilisés, ils n'étaient que des sauvages. Pourtant, regarde autour de toi ce qui a été bâti. Des hommes bien moins évolués qu'aujourd'hui ont su faire émerger de la boue et du roc une merveille d'architecture. Ils ne connaissaient ni les nombres ni les lettres et voit cette frise, sa finesse, la délicatesse de ses traits, la pureté des couleurs et leur harmonie. Comment expliquer qu'un tel génie ait pu naître dans des esprits aussi primitifs ? Il y a forcément une cause à tout cela. Probablement même une œuvre engendrée par un esprit supérieur. Peut-être aussi qu'il aurait imaginé une destinée à l'humanité. Vois comme la nature est bien faite, vois comme elle contribue parfaitement à nos besoins. Tout ceci ne peut venir de nulle part. Alors oui, contrairement au peuple, je ne pense pas que ceux que l'on définit comme des dieux soient la source de tout cela. Mais il y a forcément une origine.

Le roi se remit à marcher, Burgolin lui emboîta le pas et insista :

- Raison de plus pour ne pas le donner au temple, Sire.

- Au contraire, je n'ai pas d'autre solution. La fonction des officiants et bien d'honorer les dieux non ? J'ai donc fait ce qu'il fallait. À eux de rendre des comptes s'ils n'adressent pas leurs louanges aux bonnes personnes.

Le régisseur resta muet devant une telle cohérence. Ils continuèrent à avancer sans dire un mot et seul l'écho de leur pas empêcha le silence de s'installer totalement. Soudain, le monarque s'arrêta à nouveau et se tourna vers Burgolin. Il avait pris un air sérieux et lui demanda :

- Que voulait cet homme à qui nos gardes ont cassé le nez ?

- Rien d'important, c'était juste un prêcheur, le royaume en est rempli par ces temps troublés. Mais ils n'ont rien inventé, c'est la résurgence d'une très ancienne religion qui avait cours avant l'avènement des hommes-dieux. L'esprit des gueux n'est pas très évolué, dès que les événements deviennent fâcheux ils se raccrochent aux superstitions. Ce sont des culs-terreux, des ignorants, des arriérés.

La voix de Burgolin avait pris des accents de dégoût en prononçant ces derniers mots.

- Le dieu Samal, oui ! je le connais celui-là. Mais cet homme a parlé de Kao.

- Oui, Sire. Parce qu'en plus de se réfugier dans le passé quand il faudrait aller de l'avant, ils arrivent à ne pas être d'accord entre eux. Les noms varient selon les régions et les races, je suis bien persuadé qu'il doit en exister pléthore d'autres. Le pire, c'est qu'ils poussent la sottise à s'entretuer sur de pareils désaccords, c'est pathétique.

Caribéris parut soudain songeur et prononça comme à lui-même :

- Ainsi cet homme était prêt à affronter la mort et à souffrir mille tortures pour de simples convictions qui ne s'appuient sur rien ? Au contraire, c'est fascinant.

Puis son regard revenant sur le régisseur il lui notifia :

- Burgolin, rends-toi immédiatement aux geôles ! Fais passer la consigne qu'il doit rester en vie et garder la capacité de parler. Je veux constater tout cela par moi-même, je veux l'interroger.

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