L'homme de Kadama

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Au début, face aux hommes-dieux, les humains confiants en leurs équipements s'indignèrent et se rebellèrent courageusement. Mais le bienheureux Karistoplatès était riche d'une puissance destructrice telle qu'ils n'en avaient jamais vu et ils apprirent promptement à se soumettre. Le seigneur des dieux savait châtier d'une main et récompenser de l'autre, très vite, les hommes cherchèrent à lui plaire plutôt qu'à le contrarier.

Toi lecteur, qui aujourd'hui me lit et considère Karistoplatès comme le niveau le plus élevé de l'essence divine, peut-être auras-tu du mal à me croire, mais la flatterie, la complaisance et la servilité de son entourage finirent par émailler sa raison. Avec le temps, le seigneur d'Endéval commença par se voir comme un héros protecteur du Monde d'Omne. Puis, toujours conforté dans tout ce qu'il entreprenait, il se comporta en seigneur des humains. Décennie après décennie son pouvoir et sa vision des choses s'affermirent, son esprit développa alors l'idée que le monde lui appartenait.

Avec le recul que me permettent les années qui me séparent de ces temps-là et les longues études qui usèrent mes yeux sur les textes anciens, je pense être légitime à affirmer que son immense pouvoir ne lui suffisait plus.

Après le monde matériel, il voulait aussi posséder le monde spirituel. Il exigea la dévotion, il exigea la vénération, il voulait être un dieu. Les hommes, qui dans leur for intérieur le considéraient déjà comme tel, se mirent à lui faire des offrandes et à l'honorer pour s'attirer ses faveurs.

Mais à cette époque, régnait un ténébreux, un hideux, un imprévisible seigneur en Xamarcas. Il se nommait Morshaka, le seigneur des morts, et fut courroucé par l'outrecuidance du lumineux Karistoplatès. En effet, dans la mémoire universelle, lorsque les êtres humains virent le jour, les hommes-dieux étaient déjà présents. Mais lorsque les hommes-dieux virent le jour, Morshaka existait déjà. C'est pourquoi il ne reconnaissait pas la supériorité du seigneur d'Endéval. Au contraire, il avait vu avec le temps cet être et ses complices s'approprier un monde qu'il avait toujours considéré comme sien.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne

***

Un être courtaud, cinq pieds de haut tout au plus, venait de pénétrer dans l'antre de Ménéryl. Accoutré d'une épaisse peau d'animal qui l'enveloppait et d'un sac volumineux sur le dos, il paraissait aussi large que haut. Un imposant chapeau de fourrure, duquel dépassaient deux petites cornes, était posé sur sa tête. Autour de sa taille, une ceinture de cuir à laquelle étaient accrochés une fourchette, un couteau dans un étui, une cuillère, une écuelle et une gourde, que sa démarche chaloupée faisait se balancer.

Le petit homme, après quelques pas, laissa tomber bruyamment tout son barda sur le sol. Après avoir porté sa gourde à sa bouche, il enleva son manteau et entreprit de s'installer. De là où il était, Ménéryl ne pouvait distinguer son visage et malgré la chaleur, l'intrus avait conservé sa coiffe. Néanmoins, il ne semblait pas constituer un danger et le jeune homme fut tiraillé par un dilemme.

Devait-il choisir d'engager la discussion afin d'en savoir plus sur son hôte ? Cela pouvait-il lui être utile ? Ou devait-il directement le passer par le fil de l'épée sans autre forme de procès ? À cette seconde issue possible vint s'ajouter une idée incongrue, celle d'un mets inconnu de son palais. Une carne filandreuse, juteuse et ferme sous la dent qui le changerait du poisson quotidien. Il fut surpris de se sentir saliver, mais, s'il n'avait encore jamais découpé d'animaux terrestres, c'était encore plus vrai pour un humain. Ce petit homme était bien râblé et, loin d'être gras, il devait avoir de la bonne viande sur les os, un mois de réserve au bas mot s'il savait se rationner. Tout à se demander par quel morceau il lui faudrait commencer, Ménéryl tacha de se ressaisir. Quand même, que pouvait bien faire cet humain dans ce monde hostile ? Qui était-il ? Que voulait-il ? Piqué au vif, la curiosité finit par l'emporter. Il allait tenter le dialogue, après tout rien ne l'empêchait de le tuer par la suite et de le manger. Il se releva et lança d'une voix ferme :

- Qui va là ?!

Le petit personnage tout à ses affaires eut un léger sursaut. Il se retourna calmement et après avoir détaillé le jeune homme du regard , il afficha un large sourire. Il n'avait nullement l'air effrayé.

- Je me disais bien que je n'étais pas seul dit-il l'air un peu déçu.

À cette remarque Ménéryl fronça les sourcils. Il s'avança méfiant, l'épée pointée vers l'étranger et lança :

- Et comment auriez-vous bien pu imaginer une telle chose ?

- Les excréments mon ami ! Ils étaient juste devant l'entrée et n'étaient même pas recouverts de neige.

Ménéryl s'approcha davantage en analysant l'intrus. Bien que son âge fût difficile à évaluer, il était évident qu'il avait dû voir passer bon nombre de printemps. Il présentait une figure calme, arrondie, à la physionomie paternelle. Sa peau était un cuir épais, longuement tanné par la morsure du froid et du soleil. Il avait de petits yeux étirés, dépourvus de cils et de sourcils. Des rides profondes les entouraient, gravant sur sa face lisse un réseau de crevasses qui semblaient rayonner. Malgré son nez épaté qui achevait de défigurer ce visage plutôt laid, il émanait de son regard une impression de dignité impassible.

- Ces cornes, elles sortent de votre tête ou de votre chapeau ? demanda le jeune homme, son arme pointée en direction du couvre-chef.

L'étranger sourit à nouveau, dévoilant une dentition défaillante.

- Elles sont incorporées à ma coiffe, cela s'appelle un chapkreimel, je n'ai pas de cornes mon ami. Me direz-vous qui vous êtes ?

Mais il se reprit lâchant un "ho !", puis commença à se convulser en émettant d'innombrables petits "ho !", ce que Ménéryl interpréta comme un rire.

- Où ai-je la tête, pardonnez mon impolitesse, c'est moi l'intrus ! C'est à moi de me présenter.

Le petit personnage, l'air amusé, pointa son index vers la pointe de la lame et dit :

- Pourriez-vous ranger ceci ? Je ne crois pas que cela vous sera nécessaire. Si vous le voulez bien, je vais préparer une infusion revigorante, nous en avons besoin tous les deux. Ensuite nous nous assiérons et pourrons nous présenter en toute tranquillité. Je dois admettre que je suis curieux de connaître votre histoire. Ho ! Ho ! Ho !

Ménéryl, pantois, resta un instant à fixer cet étrange bonhomme. Bien que d'un naturel méfiant à l'égard de l'espèce humaine, il finit par baisser son arme et hocha la tête en signe d'accord.

L'individu, qui n'avait toujours pas donné son nom, était bien équipé pour la situation. Il avait sorti de son sac une sorte de cruche en fer avec laquelle il avait puisé de l'eau. Puis, à l'aide d'une longue chaînette reliée au récipient, il l'avait descendu dans le précipice, au plus près du magma. Pendant toute l'opération, ce curieux bonhomme, comme absorbé par sa tâche, ne prononça pas un mot. Il alla de son sac au point d'eau, puis du point d'eau au précipice, la mine joyeuse en émettant quelques "Ho ! Ho !" intermittents. Il attendit silencieusement, se curant les ongles à l'aide d'une petite tige en fer et poussa un "Ha !" avant de remonter le pichet. Il versa l'eau chaude dans deux bolées, y ajouta quelques feuilles, vint s'asseoir en face du jeune homme et lui tendit l'un des récipients. Prenant son temps, il porta l'infusion au niveau de son visage, il souffla sur l'eau chaude en prononçant quelques "Houla !", "Houla !" et fini par boire une gorgée en aspirant bruyamment le liquide.

- Je me nomme Jien Sohei finit-il par dire. Je suis l'ezen de la Kadama.

Ménéryl, impassible, attendait qu'il développe. Le petit homme parut décontenancé, il n'avait visiblement pas obtenu l'effet escompté. Comme si ces quelques mots pouvaient à eux seuls tenir lieu d'une longue explication.

- Cela n'a pas l'air de vous parler.

Le jeune homme, qui guettait une suite qui ne venait pas, fit non de la tête. Jien Sohei émit un grognement stupéfait et demanda :

- D'où venez-vous ?

- D'une île !

- Comment se nommait-elle ?

- Je n'en sais rien, la seule personne qui me parlait normalement ne me l'a jamais dit.

- Cette personne avait un nom ?

- Je l'appelais professeur.

Lezen se gratta la tempe l'air médusé. Doué d'un grand sens pratique, il mit tout cela de côté et continua :

- Vous devez vous demander comment je me suis retrouvé ici, mon ami.

Ménéryl ne répondit pas, cela faisait déjà trois fois que cet ezen l'avait appelé "mon ami" alors qu'il n'y avait aucun lien entre eux. Assez perplexe, il n'en montra rien et son regard invita l'individu à continuer. Jien Sohei faisait tourner sa bolée entre ses deux mains semblant réfléchir.

- Par où commencer ? Vous m'avez l'air d'une personne pleine de mystères. Visiblement, nous n'avons pas les mêmes points de repère pour nous comprendre. Ma question va peut-être vous paraître bizarre, mon ami, mais connaissez-vous l'Omne ?

Ménéryl fit non de la tête, relevant qu'une fois de plus il avait utilisé ce mot : "mon ami". Troublé par cette attitude, il posa un regard sévère sur le petit personnage, mais celui-ci ne le regardait pas, il murmurait :

- Ho ! Il ne connaît pas le continent, c'est impossible, qu'est-ce que c'est que cette histoire !

Sa voix s'atténua, il marmonna encore des choses inaudibles puis s'adressa à nouveau au jeune homme :

- Voilà qui n'est pas commun et qui accroît mon intérêt pour votre passé. Vous devez bien être la seule personne au monde à ne pas connaître l'Omne.

Ménéryl fût envahit par une sourde colère, comment cet intrus osait-il ainsi pointer du doigt la faiblesse de ses connaissances ? Il se sentit soudainement amoindri par la déficience de son savoir et son intonation trahit un agacement contenu lorsqu'il répondit :

- Et pourquoi serais-je le seul ?

Jien Sohei n'y prêtant guère attention et reprit une bruyante gorgée avant de continuer :

- Vous êtes ici sur une île comme il y en a des milliers. Elles forment un ensemble qui a l'allure d'un anneau et que l'on nomme l'Orbia.

Tout en disant cela, il traça à l'aide de son doigt un cercle imaginaire sur le sol.

- Au centre se trouve un territoire extrêmement vaste appelé l'Omne. Il est composé de deux grandes régions, l'une à l'est, appelé Anubie et l'autre à l'ouest appelé Thésan. Cette terre est si importante qu'elle a donné son nom au monde qu'elle forme avec l'Orbia : le Monde d'Omne. Vous admettrez qu'il est extrêmement troublant que son évocation ne vous dise rien puisque vous vivez précisément dessus.

Les mots se heurtèrent dans la tête du jeune homme et il fût immédiatement refroidit. Il n'avait jamais imaginé que le monde soit autre chose que quelques îles ni même qu'il eut un nom. Envahit par le bouleversements qu'avait occasionné cette révélation il resta figé. Le vent qui s'engouffrait sifflait à travers les galeries et accompagna l'effondrement de sa réalité d'une plainte lugubre. Il avait toujours envisagé que, quittant son enfer, il retournerait sur l'île qui l'avait vue naître et qu'il y mènerait une vie normale après avoir occis les gêneurs.

Le petit personnage remarqua l'absence de son interlocuteur, il attrapa son sac et fouilla dedans quelques instants. Le visage impassible, il sortit un morceau informe de couleur marron qu'il lui tendit.

- C'est donc vrai que vous ne connaissez rien. Tenez c'est de la viande séchée, vous devez avoir faim.

Ménéryl prit le morceau et croqua dedans à pleines dents. Même s'il n'en laissa rien paraître, il était au comble de l'extase. Le goût de la viande n'était plus qu'un lointain souvenir et sentir à nouveau cette saveur lui procura une vive exaltation. Il revint pour un instant à sa grotte et même simplement à ses papilles, oubliant l'immensité de ce qui l'entourait.

Jien Sohei le regarda manger. Aussi étrange que cela pouvait lui paraître, quelque soit l'intensité de la faim qui tenaillait l'être assis en face de lui, celui-ci mastiquait avec une lenteur extrême. Beaucoup mourrait pour s'être empiffré trop rapidement après une trop longue abstinence, mais son hôte ne serait visiblement pas de ceux là.

- Je viens du continent, d'un comté situé sur le Thésan et qui se nomme la Kadama, reprit-il. Pour des raisons historiques dont je vous ferais grâce, la religion y est très différente du reste du monde, c'est pourquoi il est le seul pays dirigé non par un roi mais par un ezen. C'est à la fois un souverain et un guide.

Le petit homme reprit la cruche et remplit sa bolée qui était déjà vide. Ménéryl porta pour la première fois son breuvage à ses lèvres. Il avait écouté avec embarras ces explications qui multipliait ses incertitudes. Après avoir avalé une gorgée qui l'aida à avaler un morceau de viande qui avait du mal à passer, il remua la tête en signe d'entendement. Mais ne connaissant pas plus de roi qu'il ne connaissait d'ezen, il apprenait bien plus qu'il ne comprenait.

- Et quel est le rapport avec votre venue ? Finit-il par dire simplement.

- J'y viens, j'y viens, ho ! ho ! C'est fascinant, le fait que je sois l'équivalent d'un monarque ne semble pas vous faire plus d'effet que cela, répondit le petit homme en affichant un large sourire.

- Je n'en ai jamais rencontré.

- Savez-vous au moins en quoi consiste une religion ?

- Oui, mon professeur vénérait les arbres, l'eau, le soleil ou encore les deux lunes, enfin si c'est cela que vous appelez une religion.

- Je vois, je vois, une croyance archaïque. Ces rites sont bien différents de ceux du continent. Sur l'Omne, la dévotion du roi comme du peuple va vers un panthéon de cinq dieux. Mais bref, en Kadama, la religion se nomme le tahla. Cela signifie "savoir" et il n'y est pas question de dieux. Elle est avant tout orientée vers l'être humain qui doit continuellement chercher à s'améliorer aussi bien physiquement que mentalement et apprendre à voir la réalité avec discernement.  

Ménéryl ne comprenait pas bien pourquoi cet homme n'en venait pas au fait. Cherchait-il à perdre du temps ? Il finit sa bolée d'un trait et la reposant sur le sol il dit :

- Et donc, vous dans tout ça ?

- Je suis le sixième ezen de Kadama. Depuis sa création il y a cent cinquante ans, le thahla a beaucoup évolué. Il est indéniable que sa pratique améliore le corps, l'esprit et par extension les capacités du pratiquant. Je suis le sixième et j'ai donc pu apprendre très vite ce que mes prédécesseurs avaient mis des années à perfectionner. Je suis également l'ezen qui a eu la plus longue existence, ce qui m'a amené à aller plus loin dans la maîtrise de ce que nous appelons la matra. C'est l'essence de notre croyance. Mais je stagnais. Il me restait encore des années de vie et je pouvais encore œuvrer à l'accomplissement de mon être. Il me fallait m'isoler, me retrouver avec moi-même. Et puis, il y avait ce rêve ! Un rêve entêtant qui commença il y a pratiquement trois ans et qui m'indiquait cette île. J'ai donc choisi un disciple de confiance pour gérer les affaires courantes et je suis venu pour une introspection dans le dénuement le plus total. Cela durera le temps qu'il faut, mais pour la solitude, c'est plutôt mal parti pour le moment, ho ! ho !

- C'est ce rêve qui vous a mené ici ? demanda Ménéryl

- Pas uniquement, savez-vous où vous vous trouvez mon ami ?

- Non !

- Et bien, pour que vous puissiez vous en faire une idée, il faut savoir que la civilisation à pris forme sur l'Omne, sur le Thésan plus exactement., Elle y est rayonnante, mais s'appauvrit sur les îles au fur et à mesure qu'on s'en éloigne. L'être humain devient de plus en plus archaïque jusqu'à disparaître, laissant sa place à une nature puissante et sauvage. Vous vous trouvez sur une île du sud-ouest, répertoriée comme la plus éloignée du continent. Personne n'y vit, personne n'y vient, elle n'est que mort et désolation.

Le jeune homme resta un instant songeur, moment que Jien Sohei respecta. Toutes ces années si loin de toutes vies, qu'est-ce que cela faisait de lui ? Appartenait-il à ce monde ?

Son regard toujours absent, il dit comme à lui même :

- Qui suis-je ?

- J'espérais bien que vous me l'apprendriez, mais il semble que vous n'ayez pas répondu à cette question vous-même, constata l'ezen en regardant l'homme qui se tenait devant lui. Il était inqualifiable. Il avait l'air d'une feuille blanche sur laquelle le texte était encore à écrire. Son âge était assez difficile à évaluer. Une barbe épaisse lui couvrait le visage et ses longs cheveux noirs et hirsutes lui donnaient l'air d'une bête. Néanmoins, il paraissait beau. Un visage allongé en forme d'olive. Un nez fin, bien droit. Des yeux en amande d'un noir profond agrémentés de longs cils et surmontés de sourcils parfaitement dessinés. Son corps était recouvert de vêtements en haillons laissant apparaître des bras fins, mais aux muscles saillants. La probabilité qu'il fut un homme de savoir était faible. Ses manières étaient également un élément singulier de ce personnage. Il parlait avec assurance, mais avait le regard fuyant et ne savait jamais quoi faire de ses mains. Chose étrange, son corps avait toléré l'infusion que seul un corps habitué pouvait normalement supporter. Il aurait déjà dû être pris de convulsion mais le destin s'opposait à la voie que Jien Sohei voulais lui faire prendre. Il devait rectifier ses agissements pour se conformer aux signes que le cours des événement lui envoyait. Il devait d'abord se faire une idée précise de ce que l'inflexible chemin du temps attendait de lui. Toujours calme et souriant, il orienta son interlocuteur :

- Vous pourriez commencer par me dire comment vous êtes-vous retrouver ici ?

Ménéryl hésita :

- Comment me suis-je retrouvé ici ?

Il prit un instant pour mettre de l'ordre dans ses idées.

- Par où commencer ?

Pensif, il semblait revivre à toute vitesse ses années passées. Méfiant, il ne souhaitait pas trop en raconter sur sa vie.

- Pour être franc, je n'ai pas tout compris moi-même.

l se passa alors une chose à laquelle il ne s'attendait pas. Son interlocuteur était un parfait inconnu et pourtant, toutes ses retenues s'effacèrent. Peut-être était-ce dû au fait de n'avoir parlé à quelqu'un depuis trois ans ? Peut-être était-ce parce que pour la première fois, face à lui, se trouvait une personne qui souhaitait l'écouter ? Mais ses yeux revenant sur l'ezen, il se mis à raconter son histoire sans aucune inhibition.

- Je n'ai jamais connu mes parents, commença-t-il. C'est un vieil homme qui s'est chargé de m'élever. Il ne m'a jamais parlé de mes origines et ne m'a jamais révélé ni son nom, ni même celui du lieu où je me trouvais. Je ne sais même pas si c'est lui qui m'a donné mon prénom. Il se contentait de me dire que je devais devenir fort, que c'était important.

Aussi loin que ma mémoire remonte je l'ai toujours appelé professeur. Il gardait vis-à-vis de moi une certaine distance, mais son visage était marqué par une profonde anxiété dont j'ignorais la cause. Je crois l'avoir tout de même aimé comme un père, car il fut le seul qui me parlait.

- Vous ne viviez donc pas parmi la population ?

- Non, j'étais logé dans une cabane à l'écart de la ville et pratiquement toujours seul. Je ne voyais le vieil homme que lorsqu'il venait m'enseigner ses sciences. Il m'a appris à lire, à écrire, à compter et m'a enseigné l'art du combat dès que j'ai été en âge de marcher. Il m'a également donné des notions d'astronomie, des rudiments d'équitation, m'a appris le nom des animaux et des plantes, mais ne m'a jamais parlé d'histoire ou décrit les différentes parties du monde.

Jien Sohei croisa les bras et murmura dans un grognement :

- Un conditionnement !

Le jeune homme qui n'y fit pas attention continua :

- J'aimais bien l'entraînement aux armes, cela se passait dans les bois. Je pouvais me défouler et c'était les seuls moments où je n'étais pas enfermé entre quatre murs. C'est à ces occasions que je rencontrais parfois les autres habitants de l'île. Je les croisais peu, ils ne m'aimaient pas ou avaient peur de moi. Je ne leur avais pourtant rien fait, je ne leur adressais même pas la parole. Tout le monde avait l'air de savoir des choses que j'étais le seul à ignorer. Systématiquement, je devais faire face à leurs ressentiments. Cela se traduisait par du mépris, des regards fuyants, des commentaires faits à voix basse. Mais à l'âge de cinq ans, la violence devint plus concrète. Comme d'habitude, mon professeur m'avait emmené dans la forêt pour l'entraînement aux armes. Il m'avait laissé des consignes et était parti cueillir des plantes pour ses besoins. Sept garçons d'une quinzaine d'années arrivèrent peu après son départ. Ils me mirent à terre et me rouèrent de coups. Je pouvais sentir leur formidable haine. Ils me hurlaient dessus, frappaient, riaient... Leurs mots sont encore gravés dans ma mémoire : tu fais moins le malin maintenant que tu vomis ton sang... Abomination... Infamie... On nous félicitera d'avoir débarrassé le monde de ta race... Cela aurait été probablement le cas si le vieil homme n'était pas revenu. Il ne dit rien, se contenta de les regarder, mais ils détalèrent. Je dus garder le lit un long moment. Certains de mes os étaient cassés et j'avais perdu beaucoup de sang. Je n'avais que cinq ans et j'ai donc beaucoup pleuré. Mais ce furent là les dernières larmes que je versais.

Jien Sohei observait Ménéryl. Il avait dit cela avec le plus grand calme, posément, sans trahir une seule émotion. Cet événement qui aurait pu le traumatiser semblait au contraire lui avoir insufflé une force irrésistible et sereine. Faisant machinalement passer son doigt sur les contours de sa bolée, le jeune homme continua :

- Je repris mes entraînements avec une motivation nouvelle. Je devais survivre à cette île. À vrai dire, les seuls bons moments que j'ai eus étaient mes anniversaires. Chaque année, le vieil homme m'offrait une pêche, un fruit rare que j'adorais et que je mettais un long moment à déguster. Bien sûr, il ne restait pas, je me réveillais le matin et elle était là, ce qui me permit de connaître mon âge.

Les années qui suivirent passèrent de la même façon. Des regards lourds de reproches, des mots dits tout bas. Les enfants étaient les pires, ils vivent tout plus intensément. Mais je ne leur en voulais pas. Leur comportement n'était que le prolongement amplifié de ce que leurs parents leur enseignaient. Malgré tout, jamais plus on ne me toucha. Le vieil homme devait y être pour quelque chose.

Un beau jour, peu de temps après mes quinze ans, mon professeur dû quitter l'île pour une affaire urgente. L'hostilité des insulaires à mon encontre semblait s'être calmée, mais il me laissa tout de même aux soins d'une personne de confiance. Le lendemain, cette personne avait disparu et alors que je sortais pour m'entraîner, une grande partie du village se trouvait là à m'attendre. Je fus pris à parti par trois garçons un peu plus âgés que moi. La foule s'amassa tout autour. Les insultes que me lançaient ces trois individus étaient encouragées par des éclats de rire toujours plus retentissants. Confortés dans leur démarche par ce cortège qui ne les arrêtait pas, la situation dégénéra. Celui du milieu, le plus nerveux, sortit un couteau qu'il ne cessa d'agiter devant moi. Il se proposa ensuite de me tailler un sourire puisque j'étais le seul à ne pas rire. Les cris redoublèrent. Comme à mon habitude, je me contentais de baisser la tête sans rien dire, en attendant que cela passe. Mais cette fois-ci ils ne se calmèrent pas et les trois garçons se mirent à avancer... Je ne voulais plus subir...

Ménéryl tourna son regard vers son épée posée près de lui. Il commença à faire passer machinalement son doigt sur la pointe. Son visage jusque là plutôt inexpressif afficha soudain un sourire carnassier.

- Lorsque celui au poignard fut à ma portée, reprit-il, je me suis jeté sur lui pour lui ôter son arme et la lui planter dans le ventre.

Puis ses yeux revinrent sur Jien Sohei et il se mit à expliquer en articulant calmement :

- Sur son visage, il ne restait plus qu'une expression de grande incompréhension. Alors que je surveillais d'un coin de l'oeil ses deux compagnons qui s'étaient figés, je fis remonter la lame pour lui mettre les tripes à l'air. Plus personne ne riait ! Le garçon s'écroula dans un silence de mort. Je reculais, prêt à défendre chèrement ma vie, mais pas un seul n'attaqua. L'arrogance dans leurs regards s'était transformé en une peur froide... De la terreur même... Comme si après toutes ces années à m'avoir traité de démon, ils le voyaient pour la première fois. Et là, je dois l'avouer, je n'ai pas vu le coup venir. J'étais dans un tel état d'excitation, tellement concentré sur la foule devant moi, que je ne n'ai pas sentis qu'une personne m'arrivait dans le dos. Je reçus un coup violent sur le crâne qui me fit perdre connaissance.

- Pourtant vous êtes bel et bien vivant, s'etonna l'ezen intrigué.

Ménéryl haussa les épaules.

- Allez savoir pourquoi, mais ils n'osèrent pas me tuer eux-mêmes. Peut-être que les derniers événements firent disparaître le peu de courage que le groupe leur avait insufflé. Personne ne voulut exécuter la basse besogne et lorsque je me réveillai, j'étais sur un bateau. Ils avaient dû prévoir de me jeter par-dessus bord, ils avaient fait appel pour ça à des personnes qui n'étaient pas de l'île. Des hommes robustes, probablement davantage des mercenaires que des marchands. Mais eux même renoncèrent à cette tâche. Le voyage dura assez longtemps et je les entendais parfois discuter. "J'la sens pas cette histoire" ou encore "ça va nous porter la poisse". Sans que je n'y comprenne quoi que ce soit, ils me déposèrent sur cette île et me donnèrent même cette épée. Trois ans se sont écoulés depuis ce jour pendant lesquels je n'ai fait que survivre et continuer mon entraînement... Et vous voilà.

Jien Sohei était perplexe. Ce jeune homme avait des capacités hors du commun, pratiquement celles des hommes-dieux qui étaient censés avoir tous disparu. Il avait été inlassablement entraîné et avait reçu une bonne éducation. Comment se pouvait-il que lui, l'ezen de Kadama, n'ai jamais entendu la moindre rumeur sur un tel phénomène ? Qu'elles étaient les ficelles qui se cachaient dans l'ombre de cet être ? Sur l'Omne, l'histoire était en marche, c'était la fin d'une époque. Une ère troublée débutait et l'avenir était incertain. Quel étrange hasard de le croiser là, à ce moment, aux confins du monde !

- Voilà qui n'a pas dû être facile à vivre mon jeune ami dit calmement Jien Sohei. Le ton de sa voix était sincère. Ses yeux s'emplirent d'une bienveillance que Ménéryl eut du mal à interpréter.

- Je ne saurais vous dire. Cela a toujours été comme ça, je n'ai pas connu de dégradation de ma condition, je n'ai pas d'éléments de comparaison.

- Trois ans seul ici ! Et malgré le manque de nourriture vous avez continué les exercices physiques ! Comment est-ce possible ? Où avez-vous trouvé l'énergie ? Vous m'avez pourtant l'air de faire partie du genre humain, vous êtes bien un mortel ?

Le jeune homme ne comprit pas cette remarque et se contenta d'indiquer du doigt les traits qu'il avait faits sur la paroi. À la louche, il y en avait bien plus de mille. Le moine se gratta la tête, son visage n'affichait toujours aucune expression. Puis souriant à nouveau il dit :

- C'est incroyable, ma quête de perfection m'a fait pratiquer l'ascétisme, m'a appris à me rationner et j'ai vécu dans le dénuement le plus total. Pourtant j'ai laissé des consignes pour que l'on vienne me réapprovisionner tous les six mois... Trois ans ! Plus vous m'en racontez sur vous et plus le mystère s'épaissit.

Jien Sohei reprit la cruche et d'un geste en direction de Ménéryl lui proposa de le resservir. Le jeune homme se pencha en avant pour tendre sa bolée. Tout en le servant, l'ezen de Kadama aperçut furtivement le pendentif qu'il portait autour du cou.

- Où avez-vous eu cela ? dit-il en stoppant net, le visage montrant pour la première fois une expression qui ressemblait à une vive confusion. Instinctivement, le jeune homme le pris entre ses doigts et tout en le manipulant, il porta son regard sur le précieux objet.

- Ho ! Ça ? Je l'ai toujours eu, c'est la seule chose qu'il me reste de mes parents, vous savez ce que c'est ?

Le moine reprit une expression neutre, mais il continuait à fixer le vers et le trouble persistait dans ses yeux.

- Cela appartient à une époque depuis bien longtemps révolue et oubliée de la mémoire des hommes. Des parchemins datant des débuts de l'écriture en font mention. Il semble qu'il fut un temps où cette chose vivait, mais ces manuscrits en parlaient déjà comme d'une relique ancestrale. Les textes racontent que des êtres puissants se livrèrent bataille pour la posséder et qu'une fois entre leurs mains, leur force devint bien plus considérable encore. La légende ne dit pas ce qu'ils en firent. Il semble que le simple fait de croiser leur chemin était synonyme de mort. Je ne sais pas comment cela fonctionne, mais je pensais que tout cela n'était qu'un mythe.

L'ezen resta un moment silencieux, le regard dans le vide, comme en proie à une réflexion extrême. Puis reprenant en marmonnant comme a lui-même :

- Il est dans les dogmes des croyants de la Kadama de faire abstraction des raisonnements trompeurs que peuvent induire les sens. Il faut s'affranchir des pensées conditionnées par notre environnement afin d'avoir une réflexion juste, la plus proche des faits.

À nouveau il prit un instant pour examiner le fond de ses pensées puis continua :

- J'ai eu des songes, je n'avais plus qu'une idée : venir ! Comme un besoin, une soif inapaisable. Et nous sommes là, sur cette île en particulier, à ce moment précis. Pourtant les possibilités étaient si nombreuses aussi bien dans le tissu de l'espace que dans celui du temps. La suite me semble logique, cet instant est d'une remarquable limpidité. Tout ceci ne peut qu'être lié, il ne peut en être autrement. La vie est comme une toile tissée d'évènements qui en se rapprochant du centre prennent tout leur sens.

- Vous allez bien ? s'inquiéta Ménéryl qui commençait à trouver le petit homme bizarre. Mais il ne l'écoutait pas, comme pris dans une transe.

- Vous devez partir d'ici, vous devez quitter cet endroit ! Je suis venu ici pour vous l'apporter, ou alors vous êtes là pour que je m'en sépare. Il faut savoir suivre les signes et cela ne peut rien vouloir dire d'autre.

Soudain, comme de retour, il fixa Ménéryl droit dans les yeux et se remit à sourire.

- Je devais me retrouver seul ce qui, en venant sur cette île, était une certitude. Pourtant vous êtes là, un de nous deux est de trop ici !

Le jeune homme sentit une tension envahir son corps. Il planait dans cette remarque l'ombre d'un danger. Il y eut un court silence qui parut une éternité puis d'un seul mouvement, il attrapa son glaive, bondit et porta un coup d'estoc foudroyant en direction de l'intrus. Avec une vivacité que son âge n'aurait pas laissé supposer, le moine attrapa la cruche en métal, l'utilisa pour dévier la lame et fit un saut prodigieux pour se mettre à distance.

Ménéryl se retourna pour lui faire face, le visage de Jien Sohei paraissait paisible, presque amusé. Pourtant, le rythme régulier de sa respiration trahissait la pleine maitrise d'un homme capable de tuer sans sourciller. Il ne fallait pas se fier à son apparente bonhomie, l'ezen avait fait preuve d'une rapidité et d'une force peu communes en parant avec un simple récipient. Comment l'approcher ? Comment attaquer un adversaire aussi aguerri ?

- Ho ! dit le moine, que vous arrive t-il mon jeune ami?

- Vous dite que l'un d'entre nous est de trop, je préfère que ce soit vous ! répondit Ménéryl tout en cherchant un moyen de de casser la distance.

Jien Sohei leva ses mains épaisses en signe d'apaisement.

- Vous vous méprenez, je n'envisageait pas de vous tuer mais plutôt de vous offrir mon bateau pour quitter ce lieu.

- Vous m'avez bien mal jaugé si vous croyez qu'une telle ruse va me faire baisser ma garde.

Le petit homme sourit et avec un naturel désarmant répondit :

- Au contraire, je suis tout fait conscient que vous n'êtes pas du genre crédule, comment pourrait-il en être autrement ? Si je me suis permis cette proposition, c'est justement parce que ce n'est pas une ruse

Ménéryl resta coi... Cela pouvait-il être vrai ? Alors c'était tout ? C'était aussi simple que ça ? Après tout ce temps à se débattre pour survivre, un homme apparaissait et lui proposait de partir. Était-il en train de dormir ? Son esprit était-il en train de flancher ? Il se ressaisit.

- Et pourquoi feriez-vous cela ?

- Mais parce que tous les signes me commandent de le faire. Je suis venu ici pour m'isoler totalement du monde. Ce bateau, à cet instant précis, vous est utile pour partir et votre départ est nécessaire pour que je puisse me retrouver seul. La suite me paraît d'une remarquable évidence. 

- Vous allez vous séparer de votre seul moyen de quitter ce lieu simplement parce-que des signes vous l'indiquent !

- Je ne sous-estime pas les indices que le cours des choses m'envoie. Il y a une logique et un but à nos existences. Le commun des mortels n'y prête pas attention, mais cela serait une terrible erreur pour un ezen d'en faire de même car c'est la voie que nous suivons en Kadama. Et puis, je vous l'ai dit, un frère viendra tous les six mois m'apporter des ressources, mon embarcation était là juste en cas de problème.

Sous le coup d'une vive émotion, le jeune homme se sentit défaillir. Son épée glissa entre ses doigts et tomba contre le sol dans un fracas de métal sonore. Ses jambes ne le portaient plus, il dut s'assoir. Il n'aurait pas dû faire confiance à de simples mots prononcés par un inconnus, mais l'espoir qu'un rêve tant chéri touche enfin à son but avait eu raison de sa méfiance. Cette aurait pu être une erreur fatale si l'ezen avait été un ennemis, mais ce ne fut pas le cas.

Ménéryl ressentait un trouble profond, dans lequel se mêlaient excitation, désarroi et incrédulité. Trois années passées pendant lesquelles chaque jour n'était que survie. Où vivre était devenu son unique but, la seule chose à laquelle il avait à penser. Trois années au cours desquels le sommeil fut le seul échappatoire à son enfer... Mais cet enfer n'était-il pas devenu son monde ? Un monde qui le protégeait de l'hostilité des humains ? Il pouvait enfin partir, mais pour aller où et pour faire quoi ?

- Je ne sais pas où aller, bredouilla-t-il la tête basse.

Jien Sohei se rapprocha et revint s'assoir en face de lui.

- C'est évident ! Mais les possibilités sont nombreuses et vous savez déjà où il ne faut pas aller. Votre île de naissance est a priori le dernier endroit où il faut vous rendre, ce qui vous laisse bon nombre d'autres choix. Le monde est vaste, habité par des êtres humains parfois dangereux, souvent décevants, mais beaucoup ont pour autres talents que celui de nuire à autrui.

Le jeune homme resta un instant bouche bée. Partir, plonger vers l'inconnu, se rendre en des lieux ignorés... Et puis... Après tout... Pourquoi avoir tenu tout ce temps si ça n'était pas pour se soustraire à sa condition ? Sur cette dernière pensée, il lança avant de se risquer à hésiter de nouveau :

- Quand ?

- Quand il vous plaira, le bateau est à vous. Néanmoins, rien ne sert de vous attarder davantage. Bientôt, le soleil se lèvera pour un court moment. Cela vous offrira un créneau. Si vous me permettez un conseil, mon jeune ami, le meilleur moyen d'atteindre son but est d'en avoir un. Vous n'avez personne à rejoindre, pas de grande cause qui vous attend, alors vous ne devrez penser qu'a votre survie, vous ne devez avoir que cette idée en tête. Si vous y arrivez, je pense qu'ensuite les choses iront d'elles même. Je n'ai jamais vu une intrication des événements aussi favorable à ce que s'accomplisse la destinée d'une personne.

- Savez-vous où je pourrais aller ?

- Débarquez sur la première île où cela sera possible, au moins le temps de reprendre des forces. Ensuite pourquoi ne pas aller sur le Thésan ? C'est là-bas que vous trouverez le plus d'opportunités et si la spiritualité vous attire, allez en Kadama, dîtes leur que c'est moi qui vous envoies.

- Quelle direction dois-je prendre ?

- Qu'importe ! C'est secondaire, allez toujours tout droit, vous tomberez forcément sur une île, elles sont nombreuses. Malgré tout, cela sera difficile. J'ai tout juste de quoi vivre pour les six prochains mois et je vous en ai offert une partie. Je ne pourrais vous donner plus pour votre voyage.

Le jeune homme eut une hésitation fugace. Pourquoi prendre le risque d'une traversée sans provisions alors que six mois de vivres et un homme pouvant être transformé en cadavre étaient présents ? Ce ne fut pas la sympathie qu'il commençait à éprouver pour Jien Sohei qui l'en dissuada. Malgré son sourire omniprésent, il émanait de l'ezen une aura meurtrière, une puissante odeur de sang. D'instinct, Ménéryl sut que prendre la mer sans provisions était un pari moins risqué que de le combattre. Il se contenta de répondre :

- Bien entendu, je me débrouillerais.

- Soit ! Autre chose, au risque de me répéter, vous êtes ici dans l'un des coins les plus reculés du monde. Lors de votre périple, vous croiserez des îles. Ne vous y arrêtez sous aucun prétexte avant d'avoir passé au moins huit jours de navigation. La civilisation n'est pas encore parvenue à la lisière de l'Orbia. Les terres qui s'y trouvent sont lugubres et peuplées de choses mauvaises venant de temps oubliés. Croyez-moi, mieux vaut qu'elles restent dans l'oubli. Même si la faim vous tenaille ne faites surtout pas cette erreur. Une mort lente et douloureuse sur votre bateau est plus enviable que débarquer sur ces mondes maudits. Vous n'y trouverez que désespoir.

Le sort semblait s'acharner sur le jeune homme. Mais ce contretemps était bien peu finalement. Cela faisait dix-huit ans qu'il assumait dans l'incertitude une vie qu'il n'avait pas choisie. Dans huit jours, s'il survivait, il aurait son destin entre ses mains. Il hocha la tête et répéta :

- Huit jours

Jien Sohei le retint encore afin de lui prodiguer quelques rudiments de navigation ainsi que de sages conseils. Lorsqu'il eut fini, affichant un sourire plein de tendresse il dit :

- Je crains que cela ne soit pas suffisant et si j'avais eu affaire à quelqu'un d'autre que vous, j'aurais eu l'impression de l'envoyer vers son trépas. J'espère sincèrement que tout se passera bien. Vous trouverez une caisse dans le bateau, elle est bourrée de couvertures. Cela ne sera pas un luxe par ce froid, surtout pour vous qui n'êtes pas familier avec la méditation. Vous devriez arriver à des températures plus clémentes, tout du moins étant donné celles auxquels vous êtes habitué, d'ici quatre jours de navigation. En sortant de la grotte allez toujours tout droit jusqu'à la côte, mon embarcation y est amarrée. Il y a des cruches dans la cale, pensez à les remplir si vous voulez ne pas manquer d'eau.

Ménéryl inclina légèrement la tête. Il prononça un "merci" timide, regarda un instant cet personne improbable devenue en quelques heures à la fois son libérateur et son bienfaiteur ; puis il s'en fût. Il s'engoufra dans le tunnel qui menait à l'extérieur et malgré ce qu'il avait vécu en ces lieux, il prit conscience que cela serait la dernière fois. Lui vint alors une émotion empreinte de nostalgie. Après avoir pratiqué ce trajet instinctivement pendant des années, il avait en cet instant tous les sens en éveil. Comme pour la première fois où il arpenta la galerie, il s'attarda sur chaque détail tactile, sachant que plus jamais il ne se retrouverait ici.

Arrivé dehors, il se mit en route sans ralentir, contemplant le paysage tristement glacial. C'était peut-être un signe de bon augure, mais le vent avait faibli. Il fit un détour, pour tenter de récupérer sur le rivage quelques cadavres de poisson. Par chance, il en trouva trois complètement gelés. C'était un maigre butin qui serait toujours mieux que rien pour un trajet qui s'annonçait assez long. Il accéléra, le soleil se levait déjà et il allait rapidement disparaître. Le jeune homme avançait le pas léger car une énergie nouvelle parcourait son corps et elle décupla lorsqu'il le vit. Le bateau était là...

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