2.

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« Je vous ai vue arriver. Je vous ai vue attendre. Je vous ai sentie sur mes terres, telle une écharde dans mon doigt, un ver dans mon fruit. Vous étiez comme les autres : curieuse, maladroite, bruyante. Mais aussi étrangement respectueuse. Votre passage n’a pas interrompu le cours de la vie et du temps sauvage. Si elles vous ont remarquée, les bêtes ne vous ont pas crainte. Cachée sous vos peaux de domestiques, vous avez tenté de vous mêler à elles, de vous fondre dans le monde de l’inapprivoisé ; avec un succès que je n’attendais pas. Je vous ai vue grelotter et résister à la tentation de votre espèce. Le feu que vous maniez comme des enfants, le feu qui nous détruit autant qu’il vous protège, vous réconforte autant qu’il nous menace. Vous avez choisi d’endurer le froid ; c’est alors que j’ai décidé d’accepter votre visite. »

Dans l’attente de la nuit vous vous assoupissez jusqu’à ce que de discrets craquements vous éveillent. Vous pensez « ils sont là », mais ne découvrez qu’un renard en maraude, le bout de queue blanche comme un pompon, les deux billes brillantes au-dessus du long museau. Si la hutte vous cache à sa vue, le fromage de votre baluchon vous trahit. Par l’odeur alléché, il s’approche, s’interrompt, lève la tête pour humer l’air, lance des regards inquiets dans votre direction, s’éloigne quelque temps pour mieux revenir, le pas plus audacieux, repoussant chaque fois la barrière immatérielle qui vous sépare. Lorsque vous bougez enfin, il panique et fuit à bonne distance mais vous ne le menacez pas, bien au contraire. Votre main s’est glissée dans le baluchon, a écarté les feuilles de châtaigner protégeant la tomme et s’applique désormais à arracher une pleine poignée de pâte crémeuse et friable. L’homme vous a laissé libre de la distribution de l’offrande ; ce renard en sera le premier récipiendaire. D’ailleurs, il s’approche déjà, rassuré par le retour du calme, tenté par la vue de votre main tendue. Il hésite, néanmoins. Peut-être a-t-il déjà connu des hommes, volé leurs poules ou renversé leurs poubelles, peut-être a-t-il couru à travers bois pour semer leurs chiens et échapper à leurs fusils. Vous comprenez sa crainte. D’un geste empreint de paix, vous lancez vers lui l’épais morceau dont il se saisit au vol pour le grignoter plus loin, à l’abri de votre menace. Sous la lueur pâle de la lune, vous l’apercevez qui se faufile jusqu’au rivage, la gueule ouverte sur sa proie lactée. En quelques bouchées, le met est consommé.

Déçu ou satisfait, le renard vous ignore désormais. Il longe le lac en quête de grenouilles, gratte les tas de feuilles pour en déloger les limaces et fouille les buissons, attiré par le parfum délicat des champignons. Sous sa veille placide, vos yeux se ferment à nouveau. Vous ne tentez pas de résister : l’homme vous a prévenue.

— Iris, réveillez-vous.

Tirée du sommeil par la voix, vous sursautez. Vous repoussez sans ménagement les branchages de la hutte pour vous redresser, le visage tourné vers le lac à la recherche de votre interlocuteur.

— Où êtes-vous ?

— Suivez-moi, murmure la voix dans votre dos.

Elle est basse comme un tonnerre lointain, comme le grondement d’un fauve, mais si douce qu’elle ne peut vous inquiéter. Lorsque vous vous retournez, l’obscurité de la forêt vous aveugle un instant. Si la lune brille haut, croissant de nacre sur le velours du ciel, elle demeure impuissante à traverser les lourds feuillages et l’enchevêtrement des rameaux ; votre interlocuteur ne vous apparaît que par le bruissement de ses pas qui s’éloignent déjà.

— Je ne vous vois pas, attendez-moi, bredouillez-vous en vous hâtant dans son sillage supposé.

— Par ici, vous appelle-t-il sans ralentir sa marche.

Vous trébuchez souvent, les houx et les ronces griffent vos jambes, les buissons accrochent vos vêtements, vous haletez sous l’effort, l’oreille tendue vers votre guide pour ne pas le perdre. Par moments, il vous semble deviner sa silhouette noire entre les troncs, mais l’image est fugace, incertaine. Vous avez perdu le fil du temps, empêtrée dans la végétation depuis de longues minutes. Ou serait-ce de longues heures ? Si, au commencement, l’excitation avait chassé soif et faim de votre esprit, les voilà qui reviennent, plus fortes à chaque pas. Des sueurs glacées ruissellent sur votre ventre, dans votre cou, entre vos seins. Vous aimeriez lui demander une pause, mais la silhouette ne vous attend pas ; elle glisse dans les ombres avec une agilité presque animale. Ses déplacements sont souples et silencieux, un froissement de feuilles à peine, quand vos propres gestes semblent secouer la forêt entière.

Enfin, la marche se fait plus aisée. Vos pieds ne rencontrent plus ni bois mort ni épines, vous pouvez redresser votre dos sans crainte de vous voir fouettée par une branche basse, et la silhouette n’est plus si incertaine. Elle sinue à quelque distance entre d’immenses arbres dont les frondaisons, plus sombres encore que le ciel, se frôlent à peine. Le sol se couvre par endroits de flaques de lune et les troncs se zèbrent d’argent. Vous respirez, entrouvrez votre houppelande, chassez du bout des doigts les brindilles qui s’accrochent encore à vous. Le sol est moelleux sous vos pieds, vous goûtez avec plaisir sa douce élasticité et rêvez de vous déchausser. Bien que vous n’ayez pas forcé la cadence, la silhouette se rapproche un peu plus à chaque pas. Elle est aussi élancée que les érables et les chênes qui l’entourent, plus haute que vous d’une tête ou deux, mais enfin, vous-même êtes plutôt petite, pour votre espèce. Vous n’osez pas la rattraper, ralentissez l’allure de sorte à maintenir une dizaine de pas entre vous. Mais soudain, elle s’immobilise.

— Nous y sommes, annonce-t-elle simplement.

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