« Tu les trouveras au cœur de la nuit, lorsque la lune brillera haut dans le ciel, lorsque tes pieds t’auront portée au plus profond de la vallée, lorsque chouettes et loirs s’égailleront à ton passage ; alors, tu attendras, et ils viendront à toi. » Les paroles de l’homme résonnent en vous comme une formule sacrée. Elles tournent dans votre esprit, vous guident entre les troncs immenses et noirs d’humidité, vous poussent à avancer, encore. Druide, ermite, berger ? Il a rejeté chaque nom que vous souhaitiez lui donner. « Appelle-moi homme, car c’est tout ce que je suis. » Dans un linge épais, il a empaqueté quelques vivres, accroché ce balluchon à votre ceinture en tirant de vos lèvres la promesse de n’en rien consommer. « Cette offrande ne t’est pas destinée. Tu comprendras le moment venu. »

Depuis combien d’heures marchez-vous ? Sous le couvert des résineux, l’ombre déguise le temps. Fin de journée ou de matinée, qui saurait le dire ? La faim gronde dans vos entrailles. À chacun de vos gestes, un parfum de pain frais et de tomme de brebis remonte à vos narines comme pour mettre à l’épreuve votre volonté. Pour la première fois depuis que vous avez quitté le refuge de l’homme, vous faites halte. À défaut d’apaiser votre appétit, le ruisseau à l’eau claire et chantante saura étancher votre soif. Avec vos dents, vous retirez la moufle de peau lainée protégeant votre main droite des premiers frimas de l’automne et, agenouillée sur un rocher chapeauté de mousse, la plongez dans le cours glacé. Le froid engourdit vos lèvres, endort votre langue et irradie de votre ventre au point de vous arracher des frissons, mais vous multipliez les gorgées jusqu’à la réplétion.

Sur l’autre rive, deux écureuils roux chahutent le calme dans une course poursuite effrénée. Ils bousculent les branches mortes, soulèvent les feuilles tombées, grimpent puis dégringolent les troncs en spirales cuivrées, s’immobilisent un temps et, dans un bond, reprennent leur joute fougueuse. Ils ne vous ont pas repérée ou peut-être ont-ils choisi de vous ignorer, vous, l’intruse en ces lieux, l’anomalie de la forêt. Ont-ils jamais croisé d’humain ? Ni martre ni renard, vous êtes la menace inconnue, celle qui avance masquée. Comment pourraient-ils se douter que vous savez déchirer sans griffes et briser sans crocs ?

Avec précaution, vous vous redressez. Les deux flammes bondissantes ont remonté un tronc pour disparaître dans les feuillages dorés. Votre main s’est faite marbre. D’un geste lent, presque cérémonial, vous l’essuyez sur la toile du balluchon, soufflez dessus pour raviver en elle une étincelle de vie. Dûment gantée, vous reprenez votre marche.

Et si l’homme avait menti ? Sur le seuil de sa porte, il a détaillé votre accoutrement de touriste, du sac à dos de nylon rouge criard à vos chaussures de randonnée flambant neuves. Comment aurait-il pu vous prendre au sérieux ? « Encore une extravagante qui veut voir les fées », a-t-il sans doute pensé. Il vous aura suffi d’un mot pour balayer son scepticisme. Soudain, vous n’étiez plus cette jeune sotte en quête d’une aventure de pacotille, mais la détentrice d’un secret. Une initiée. L’homme vous a débarrassée de vos affaires, les a jetées dans l’âtre : « ils refuseront tout contact si vous vous présentez à eux couverte de poisons. » S’est-il moqué de vous ? Vous a-t-il dépouillée pour le seul plaisir de vous savoir démunie face à la forêt, aussi vulnérable qu’une enfant ? Nulle technologie pour vous guider, nul tissu déperlant-respirant pour vous protéger, nulle barre protéinée pour vous sustenter. Vous voici presque nue pour les rencontrer, délestée de la modernité, lavée des souillures de votre époque. Mais accepteront-ils de se montrer ?