2. Changement de perspective

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Je descendis la rue et arrêtai un taxi quelques mètres plus loin.

« Bonjour, à l’angle de la 32e et de la 5e avenue s’il vous plaît »

Le chauffeur remonta le volume de la radio et se mit en route. Pas un bonjour, pas un sourire, rien, nada ! Dans l’habitacle trainaient des restes d’anciennes courses : des miettes disséminées jusque dans les fentes de la banquette, un vieux guide touristique daté de 2006 dans la portière et des petites bouteilles d’eau jonchant le sol que je poussai d’un revers de pied. La saleté ambiante et le chauffage qui tournait à plein régime rendaient l’air lourd et irrespirable. En regardant à travers la vitre, j’aperçus des gens qui, comme moi il y a quelques instants, se complaisaient dans l’atmosphère automnale de Brooklyn. Je regrettai d’avoir choisis l’option de facilité et m’abstins néanmoins de prononcer la moindre remarque, ne voulant pas rendre le trajet plus désagréable qu’il ne l’était déjà.

Je retins mon souffle en espérant arriver le plus vite possible.

Le chauffeur s’arrêta brusquement en double-file plutôt que sur l’aire prévue à cet effet, me laissant presque cogner la portière contre le véhicule stationné à côté. Il m’insulta dans une langue que je n’avais jamais entendue, cependant je compris à sa manière de brailler le sens du message. Je claquai la porte et lui adressai un geste de la main, tant en signe d’excuse que pour le calmer. Il répliqua en me tendant son bras et en me montrant son plus beau majeur.

Je continuai à pied en cherchant ma destination. Le GPS de mon smartphone m’arrêta au niveau de l’Avalon Hotel. Sur le trottoir d’en face, dissimulé entre deux immeubles en brique rouge d’une centaine de mètres, se cachait l’Everest Building. Le bâtiment paraissait ridiculement petit comparé à ses voisins. Chaque étage ne possédait que deux petites fenêtres mono-personnelles. Sous le auvent métallique se dessinait une plaque dorée portant l’inscription :

Everest Building

Makes Your Dreams Come True

Plusieurs choses me frappèrent à ce moment là et beaucoup me firent sourire, je restai tout de même fasciné devant cette contradiction architecturale. Je me passai la main dans les cheveux pour vérifier qu’ils étaient bien en place et entamai ma traversée sous les klaxons et les gaz d’échappements.

La sonnette retentit au premier effleurement, quelques instants passèrent avant qu'un vacarme ne retentisse. L'air vibra, j’avais l’impression que l’intérieur de l'édifice se déplaçait, comme si tout le mobilier raclait la sol dans un empilement de grincements suraigus. Le phénomène s’estompa progressivement et un - clac - vint conclure le vacarme.

Je franchis le seuil et me retrouvai dans une imposante salle à l’aspect très épuré. Le blanc dominait largement : deux grands canapés en cuir étaient disposés de chaque côté de la pièce avec en son centre, le comptoir vers lequel je me dirigeai. Une dame d’une cinquantaine d’années y siégeait fièrement, le nez vissé sur l’écran de son ordinateur. Le cliquetis des touches résonnait dans cette immense hall qui paraissait beaucoup plus grand que vu de l’extérieur !

Arrivé à sa hauteur, j’eus à peine le temps d’ouvrir la bouche qu’elle me sortit d'un débit mathématique :

— Bienvenue Monsieur Beauregard, je vous invite à patienter dans l’un de nos fauteuils. Monsieur Candlestone arrive dans un instant, désirez-vous un en-cas ou un rafraichissement ?

Elle venait de lâcher tout ça sans même me lancer ne serait-ce qu'un minuscule coup d'oeil. Pris de court, je répondis d'un pauvre "non, merci" avant de tourner bêtement les talons.

La distance qui séparait les deux fauteuils me donna l’impression de marcher sur une immense mer blanche. La banquette aspira mon postérieur, mes fesses s'y lovèrent et mon dos s’enfonça dans l’énorme coussin. Je continuais de scruter le hall et chaque détail m'intriguait :

Pourquoi cette pièce était-elle plus grande que l’immeuble ? Pourquoi n’y avait-il aucune autre porte ? Et surtout, pourquoi est-ce que je m'y sentais aussi bien ?

Depuis mon arrivée, tout était trop parfait : la température ambiante ; la douceur du canapé ; le blanc reposant ; l’absence totale de tension dans l’air. Je n’entendais plus aucun bruit en provenance de l’extérieur, c’était déconcertant !

Une voix rauque et paternelle résonna du fond de la pièce, interrompant mes réflexions.

— Monsieur Beauregard, bonjour ! s’écria-t-elle.

Je répondis d’un « bonjour » automatique tout en cherchant mon interlocuteur du regard. De gauche à droite, mes yeux n’arrivaient pas à se fixer sur un point quand une silhouette se dessina dans cet énorme tableau blanc.

Un homme marchait vers moi d’un pas assuré. À mesure qu’il avançait, je pus détailler son image. C’était un grand homme à la coiffure irréprochable, environ la soixantaine. Son costume en tweed bleu lui donnait un air de vieux professeur universitaire. Il s'approcha bras tendu et sourire aux lèvres.

— Enchanté de vous rencontrer, je suis Monsieur Candlestone, mais vous pouvez m'appeler Jimmy. Si vous voulez bien me suivre vers mon bureau pour démarrer l’entretien.

Je lui rendis sa poignée de main et il m’entraina vers un pâle néant dont je ne distinguai rien, pas même une fine perspective. Je ne pouvai m’empêcher de regarder dans toutes les directions, espérant apercevoir quelque chose qui pourrait m’éclairer sur l’endroit où je me trouvai.

J’ai arrêté de compter mes pas après une dizaine de mètres et en me retournant je ne voyais plus la réceptionniste. Je me sentis perdu au milieu de nul part mais Jimmy, lui, continuait d’avancer, sûr de lui.

— Nous y voilà.

Il effectua un geste de rotation du poignet et une ouverture vint fendre l’espace. Je retrouvai le couinement caractéristique d’une porte. En passant le seuil, je découvris une salle plus conventionnelle : un bureau accompagné de deux chaises ainsi qu'une commode et une bibliothèque en guise de rangement.

— Je vous en prie, installez-vous, nous allons commencer, prévint Jimmy en s’asseyant dans son fauteuil.

Je l'imitai en m'interrogeant sur ce qui allait se passer. Je me mordillai l’intérieur de la joue pour ronger ma nervosité. Jimmy sortit une tablette d’un de ses tiroirs, tapota sur l'écran un instant et reprit :

— C’est bon, je suis sur votre profil.

Ses yeux parcoururent l'écran en affichant des clignements de surprise.

— Je vous enlève tout de suite un poids… Vous êtes déjà accepté pour travailler chez nous, Marc, déclara-t-il en m’adressant un sourire. J’imagine que vous avez tout un tas de questions et je tâcherai d'y répondre en temps et en heure. Pour l’instant nous allons commencer par une simple formalité, ça ne prendra pas plus d'une minute.

J'ai un nouveau job ? Comment ça ? Qui sont ces gars sérieusement ?

Je restai sur mes gardes. Je savais d’expérience que lorsque tout était trop simple, cela cachait souvent quelque chose de bien puant qui finirait par me péter au visage. Jimmy ouvrit son casier, y plongea les mains et en sortit, contre toute attente, un petit aquarium arrondi. Il était rempli d'eau et décoré de granules bleues, d'herbes montantes et d'un bateau pirate coulé.

— Très bien Marc, reprit-il en tapotant sa tablette. Pouvez-vous me dire ce que vous voyez là ?

— C'est... un aquarium, mais il n'y a pas poisson...

Sans détourner son regard il continua :

— Hmm, et maintenant ?

J'examinai de nouveau l'objet et remarquai instantanément trois petites têtes qui sortaient des canons en ondulant.

Je pris un instant pour contempler ces petits êtres, se faufilant telles des anguilles au travers des différentes ouvertures et ajoutai :

— Trois, il y en a trois dans le bateau ! Mais ils n'étaient pas là il y a deux secondes, soulignai-je, ahuri.

— C'est parfait, je vous remercie, reprit-il en m'enlevant brusquement le bocal. Ce petit test est une simple vérification de notre part et en l'occurence, tout est en ordre, annonça-t-il avec joie.

J’étais pendu à ses lèvres, je n’en pouvais plus d’attendre et de gamberger.

— Bienvenue au Paradis, Marc !

Une multitude de pensées traversaient mon esprit, m’empêchant de me positionner sur ces paroles. Le Paradis, sérieusement ? C’est une grosse blague ! Même en repensant à toutes les choses étranges que j’avais vu en arrivant jusqu’ici, je n’arrivais pas à me soumettre à cette idée. Jimmy me sortit de ma torpeur en continuant :

— Je me doute que ce que je viens de vous dire peut être déroutant, en fait ça l’est totalement mais c’est une vraie opportunité pour vous. Nous proposons rarement des emplois tel que celui-là et je vous garantie qu’il s’agit là du job de votre vie.

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