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– Ouh ! Ouh ! Dites, M’dame Françoise, vous savez pas à qui qu’c’est le s’mi-remorque qu’est garé sur l’trottoir ? Parce qu’y a les Flamouches de la maison d’à côté qui veulent appeler les flics.

Le Grand José vient d’entrer chez toi sans sonner ni frapper à la porte. C’est l’usage par ici. Son « Ouh ! Ouh ! » d’annonce vaut tous les coups de klaxon des deux visiteurs qui l’ont précédé. Posé au milieu de la cuisine, il jette d’abord un œil surpris à ton frère et Vasile, puis un autre plus intéressé à leur breuvage.

– Hein ?! La police ?! Ah non ! Qu’ils ne fassent surtout pas ça !

Tu sors et repères les touristes qui ont récemment acheté la fermette voisine à la tienne. Tu n’avais pas remarqué qu’ils étaient arrivés pour le congé. Ils sont discrets. Tant mieux. Depuis le Covid, le nombre de touristes flamands a triplé à Hormelange. Là aussi, tu te voudrais tolérante, mais là encore, c’est compliqué pour toi. Le village se meurt en semaine et se remplit de grosses voitures le week-end. C’est dans l’air du temps.

– Bonjour. Vous allez bien ? Il y a un souci avec le camion ?

La voisine te reconnaît et hoche la tête.

– Ça (elle désigne le véhicule de l’index), ça va pas (elle fait non avec l’index). Ça est pas le place pour le camion ici.

– Vous avez tout à fait raison. Voyez-vous, le chauffeur a été victime d’un malaise. Vous n’avez pas remarqué l’ambulance tout à l’heure ?

– Ja, ja. Ouche. Ça est grave ?

– Non, pas trop. Heureusement. Mais il doit absolument se reposer avant de reprendre la route. Ce serait dangereux sinon. Le camion vous empêche de sortir de chez vous ?

– Nee, nee.

– Ouf, c’est déjà ça. Écoutez, je suis franchement désolée pour le désagrément. Mais est-ce que cela vous dérangerait de patienter une heure ou deux le temps qu’il récupère afin qu’il puisse redémarrer en toute sécurité ?

– Nee, nee. Pas problème.

Eh ben, tu mens drôlement bien. Et qu’ils ne viennent pas raconter que l’ambulance est arrivée avant le camion ! Tu rentres avec un petit sourire satisfait et interpelles le Roumain :

– Vasile, toi arrêter boire țuică. Sinon toi encore accident. Toi manger ici. Toi pas conduire maintenant.

Ça y est, tu nous la rejoues « Tintin au Congo ». Tant pis.

D’un geste de rugbyman, tu saisis la bouteille de țuică que tu ranges dans le placard à côté de celle de péket et tu démarres ton percolateur. Tournée générale de café. Que personne ne s’avise de te contredire. Le Grand José ne cache pas sa déception. Tant pis, ce sera pour une autre fois. Allez, zou !

Vasile repart finalement après avoir partagé une omelette et du pain avec Maxime, Nazir et ton père ainsi qu’un oignon cru dont il s’est régalé seul. Il klaxonne allègrement en redémarrant. Cela ne réveille pas le vieux qui ronfle déjà la bouche ouverte dans son fauteuil roulant. Tu le couvres du plaid habituel.

Là-dessus, ton frère annonce son intention d’entamer, lui aussi, « une petite sieste bien nécessaire après sa terrible nuit ».

As-tu compris qu’il envisage de passer l’entièreté de la journée ainsi que la nuit prochaine chez toi ? Au moins jusqu’à son rendez-vous de demain au parking avec l’acheteur de sa voiture ?

Ou espère-t-il peut-être rester plus longtemps ?

As-tu d’autres choix que de descendre du grenier un lit de camp ainsi qu’un matelas de camping autogonflable afin de l’installer le plus confortablement possible. Où donc ? Forcément dans la réserve, la grande pièce où sont stockés tes produits de nettoyage (sans phosphate), tes farines bio (épeautre et sarrasin), les dernières croquettes de Waf (que tu ferais bien de donner).

Tu lui prêtes un des deux oreillers de ton lit et ton sac de couchage en plumes (de pauvres bébés oies) résistant à moins dix degrés. Il n’ose pas se plaindre. Tu redoutais un « Évidemment, la bonne chambre, c’est pour les boucaques. » Non. Heureusement. S’il avait osé, tu l’aurais jeté dehors. Ou pas ?

– Merci Fran, désolé de m’imposer comme ça. Ça me touche beaucoup que tu m’accueilles, tu sais. Merci.

– Ah, Maxime ! Allez, repose-toi, mon grand. Et prends une douche. Tu pues. Utilise la salle de bain de Papa, en bas, hein. Ne monte surtout pas à l’étage.

Tu n’as pas le temps de t’attendrir sur la misère sociale et affective de ton petit frère. Tu cours vers ton ordi pour reprendre ton texte là où les coups de klaxon du matin l’ont interrompu. Évidemment, tu vérifies d’abord tes mails. Le service juridique de la plateforme citoyenne te propose un rendez-vous pour le surlendemain après-midi, le jeudi.

Ton futur Prix Bien-Être te semble soudain superflu à côté de l’urgence de la situation vécue par cette mère et son fils. Tu ouvres le pdf du refus de protection internationale transmis par Nazir ainsi qu’une seconde fenêtre avec un programme de traduction du néerlandais vers le français.

Le document débute avec un blabla juridique sur les droits du candidat à l’asile. Ensuite, le récit de Zohal est résumé sur quelques pages. Elle seule a comparu puisque Nazir est encore mineur. L’histoire relatée date de bien avant le retour des talibans au pouvoir en août deux mille vingt-un, mais la procédure a été tellement longue que l’avis négatif définitif n’est tombé qu’en octobre deux mille vingt-deux, il y a deux mois. Plus de trois ans après leur arrivée en Belgique. Cela te semble déjà hallucinant. Mais moins – beaucoup moins – que l’histoire que tu découvres en lisant le récit.

La famille vivait à Kaboul. Une famille aisée. Le père occupait un poste à responsabilités dans une société sous-traitant des contrats informatiques pour les Nations-Unies. Le fils aîné, Mounib, avait même étudié une année en informatique à l’université de Kiev, en Ukraine. Bien avant la guerre, là aussi.

À son retour, en deux mille seize, il rencontra une jeune femme à l’université de Kaboul, Asifa. Il en tomba amoureux et commença à chatter quotidiennement avec elle. Rapidement, elle lui annonça qu’elle était « promise » à un autre homme. Un mariage programmé par ses parents depuis qu’elle était âgée de… cinq ans.

Tu t’esclaffes nerveusement.

Pas de chance : la famille du « promis » était proche de talibans mafieux qui faisaient régner la terreur dans différents quartiers de Kaboul. Mounib ne renonça pas. Et il n’informa ni son père ni sa mère de son amourette clandestine. Pas plus que de son projet de fuguer au Pakistan avec sa chérie. Les parents ne découvrirent le pot-aux-roses que le jour où l’oncle, les cousins, le « promis » d’Asifa et d’autres forbans débarquèrent chez eux pour exiger réparation. Entre-temps, les tourtereaux avaient fui à Peshawar. Ils ne donnèrent plus aucune nouvelle. Plus jamais. Sans doute Mounib imaginait-il protéger les siens par son silence ?

Les menaces du clan d’Asifa étaient épouvantables. Et leurs exigences claires : en compensation du déshonneur subi, les deux sœurs de quinze et dix-sept ans devaient leur être offertes en mariage : la première au promis éconduit, la seconde à son oncle, un homme de plus de quarante ans. Le père tenta de négocier, de proposer un autre genre de réparation, même pécuniaire.

En vain. Les menaces s’intensifièrent. Des coups de feu furent tirés sur la façade de la maison. Chaque semaine. Puis chaque soir.

Le père possèdait des économies et un passeport qui lui permettaient d’acheter six billets d’avion jusqu’en Turquie, pour lui, sa femme, ses deux filles, un autre fils et Nazir. La famille décida donc de s’enfuir.

Malheureusement, les talibans furent informés de leur projet. La veille du départ, ils débarquèrent et enlevèrent Shahed et Leema, les sœurs de Nazir. La scène fut atroce. Le père s’étant absenté pour remplir d’ultimes formalités, Rafi, l’autre frère de Nazir, tenta de s’interposer. Il fut abattu d’une balle dans la tête. Devant Nazir, sa mère et ses sœurs. À son retour, le père trouva son fils mort, sa femme prostrée et deux talibans qui l’attendaient, un poignard sous la gorge de Nazir, lui annonçant qu’à la moindre tentative pour récupérer Shahed et Leema, c’était son plus jeune enfant qui y passerait.

Tu te lèves et vas te servir un verre plein de țuică. Tu n’as même pas eu besoin du programme de traduction pour comprendre cet imbroglio d’horreurs. Tu répètes plusieurs fois le mot « merde ».

Suite à ce meurtre et à ce double kidnapping, le père tenta d’alerter diverses autorités, militaires et autres. Toutes lui conseillèrent de renoncer et de fuir. Sans tarder. Son épouse refusait de partir sans ses filles. Il l’y obligea. C’est ainsi qu’une nuit, lui, Zohal et Nazir s’envolèrent pour la Turquie. L’étape dura plusieurs mois, mais elle n’est pas racontée dans le document que tu lis. Y est juste notée l’information que le père « a disparu » au moment de leur embarquement clandestin dans un bateau vers l’Italie. Tu comprendras plus tard que le trajet d’exil ne faisant pas partie des raisons valables pour être accueillis comme réfugiés, cet épisode n’intéresse pas les enquêteurs de l’Office des Étrangers.

Tu en arrives à la seconde partie. Les motifs pour lesquels leur demande d’asile a été jugée non-recevable. Le terme qui revient est le manque de « crédibilité ». Geloofbaarheid ! Les incohérences et contradictions dans le récit de Zohal entre les deux interviews suffisent apparemment à justifier le refus. Elle a confondu des jours, des heures. Elle a raconté l’assassinat de son fils lors du premier récit et a répondu ne plus s’en souvenir lors du second. Quel est le morceau de toi qui a envie de rire ? Quel est celui qui veut hurler ?

L’absence de preuves aussi lui est reprochée. Apparemment, Nazir a trouvé sur le net une photo en armes du groupe des malfrats fanatiques qui les ont agressés. L’Office des Étrangers ne remet pas en cause l’authenticité de la photo transmise, mais précise que rien ne permet de confirmer leur histoire en observant cette photo. Bien évidemment.

À la fin du document de refus, un paragraphe entier remet en cause la dangerosité de la vie à Kaboul. Les attentats y sont ciblés, il suffirait juste d’éviter certaines zones pour vivre en sécurité.

Tu es abasourdie.

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