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– Ça va pas, Fran’ ?

Maxime est debout derrière toi. Ce que tu viens de lire te bouleverse tellement que tu n’hésites pas un instant avant de lui laisser la place devant le document ouvert sur l’ordi. Ton frère parle parfaitement néerlandais. Il lit rapidement.

Lui aussi est chamboulé. Il ajoute :

– C’est fou… Quelle bande de dingues !

– Qui ? Les talibans ou l’Office des Étrangers ?

– Mmm… Les deux. Que vas-tu faire ?

– Sais pas, on a rendez-vous jeudi avec une association de soutien pour recevoir des conseils concrets.

– Tu veux que je demande à Étienne ?

– Étienne !? T’as encore des contacts avec lui ?

Étienne était le meilleur ami de Maxime à l’école secondaire. Ils ont tous les deux entamé le droit ensemble. Sauf que l’un a terminé ses études et l’autre pas…

– Bah, pas vraiment. Mais je peux tenter le coup, non ?

Les surprises dans la vie… Que peux-tu en dire ? Ton frère ne t’a jamais semblé ni prêt à rendre service à des inconnus ni disposé à s’émouvoir d’une histoire d’exil. Depuis qu’il a abandonné l’université, tu l’as toujours considéré comme un égoïste arrogant, superficiel et un peu bête. Oui, oui, tu es au courant : ce que l’on reproche aux autres correspond à ce que l’on refuse de voir chez soi.

– Mais Étienne s’est spécialisé en droit des affaires, non ?

– Pas du tout. Son truc, c’est le droit des étrangers justement.

Marrant, tu aurais plutôt imaginé l’ami de ton frangin devenir un grand fiscaliste.

– C’est vrai ?!?

– Attends, regarde son site.

Maxime ne doit pas beaucoup explorer le Net pour le trouver, comme s’il savait où chercher. Tu ne relèves pas. Effectivement, la photo d’un Étienne vieilli, en costume cravate, est associée à une présentation élogieuse. « Ancien coordinateur du Comité belge d’aide aux réfugiés, Étienne Pontus jouit d’une grande expertise en matière d’asile. Sa pratique s’étend à tous les domaines du droit des étrangers, le séjour et la libre circulation des personnes. Sa connaissance des droits fondamentaux est également mise à l’œuvre en matière d’extradition. Étienne Pontus est aussi coordinateur du réseau européen de l’asile pour la Belgique. »

– Waouh !

C’est trop beau pour être vrai.

Tu envoies immédiatement un message à ton nouvel ami de la plateforme citoyenne.

« Hé, salut Quentin,

Dis, comme avocat,

Étienne Pontus, il est bien ? »

La réponse ne traîne pas.

« Le top. Il n’y a pas mieux.

Mais aucune chance.

Il n’accepte pas de nouveau dossier. »

Tu montres le message à Maxime. Tu sens le malaise de ton frère : il se gratte les cheveux et tord sa bouche en une drôle de grimace qui accentue son absence de menton. Il s’est engagé un peu vite. Comment peut-il garantir que son ancien ami acceptera d’aider tes invités ? Tout cela est douloureux.

À l’époque où ils ont entamé leurs études, ils partaient à chances égales. Deux jeunes gars brillants auxquels un avenir radieux semblait promis. Deux joyeux fêtards, complices et ambitieux, cultivés et séducteurs. Ils se donnaient la répartie comme de vrais acteurs, l’un comme faire-valoir de l’autre, et vice-versa. Ton cerveau de grande sœur admirait (enviait ?) cette complicité, cette apparente absence de rivalité. Leurs deux premières années avaient été, pour tous les deux, couronnées de succès – après des secondes sessions, certes, mais avec « distinction ». Ton père était tellement fier de son cher Maxime qui marchait fidèlement sur ses traces. Un futur magistrat lui aussi. Autre chose que sa crétine de fille qui, après une maîtrise en mathématiques, gâchait toutes ses chances en se consacrant à l’enseignement dans des quartiers défavorisés de Bruxelles. Ah ça maximo maximorum… Le paternel t’en avait chanté des louanges sur la réussite enviable du frérot, sur son choix d’études judicieux, sur les nombreuses possibilités qui s’ouvraient à lui…

Que s’était-il passé ? Le décès brutal de votre mère suffisait-il à expliquer l’abandon de ses études du jour au lendemain ?

Elle était morte d’un accident de voiture. Officiellement. Contre un arbre, dans une ligne droite, au petit matin, un jour sans verglas… En mai. Fais ce qu’il te plaît.

Maxime était en troisième année de droit. La session des examens de juin approchait. Quelques semaines après l’enterrement, il avait annoncé sa décision de ne passer aucun examen et de partir travailler au Club Med comme animateur. Au soleil. Loin de cette vie de merde…

Votre père était entré dans une colère noire – et n’en était jamais sorti. Nom de Dieu.

Maxime avait tenu quinze années à jouer au guignol, draguer des nénettes, Tenerife, Djerba, Majorque… Fanfaronner à chaque congé à propos de son choix, sa liberté, le soleil. Mépriser ton métier de prof : étriqué… Moquer ta décision de vivre au cœur de l’Ardenne : déprimante.

À son retour définitif en Belgique, il avait trouvé un emploi dans les « télécommunications », un monde innovateur où épanouir ses grandes ambitions. On commençait à sentir un peu d’aigreur, du regret non avoué, mais camouflé dans du blabla. Toujours le show : invraisemblablement vantard, sur des plans incroyables, des opportunités de dingues, des affaires en bourses absolument géniales, crypto-monnaies et autres imbécilités.

Aujourd’hui, Maxime se retrouvait à la rue après avoir perdu son boulot et sa copine…

Il te montre le mail rédigé à l’intention d’Étienne, il ressemble à un écolier perdu. Cette fragilité, cette modestie inattendues… Pfiu, comme il t’émeut !

La réponse arrive le soir même.

« Mon Maxou,

Quelle bonne surprise ! Et c’est cette chère Françoise qui me vaut l’honneur d’avoir enfin de tes nouvelles.

Je recevrai ses protégés avec plaisir. Je ne peux malheureusement pas vous proposer de date avant le vendredi vingt janvier, à quatorze heures à mon cabinet. S’expriment-ils suffisamment bien en français ou dois-je prévoir un interprète pachto ?

Amicalement,

Ton Tienou »

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