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Le vendredi vingt-trois décembre, la météo s’est échauffée. On parle désormais du Noël le plus chaud depuis… Les météorologues t’ennuient.

Le rendez-vous sur le parking a été fixé à seize heures. L’obscurité tombe déjà. Nazir te salue. C’est un adolescent, il te paraît très jeune, maigre, avec des cheveux noirs coiffés sur le côté, une peau d’une belle couleur mate et de vrais yeux de biche. Il te salue, t’examine de bas en haut, regarde ta voiture, puis s’éloigne vers le bosquet. Qu’est-ce qui lui prend ?

Il en ressort suivi d’une femme chargée de deux grands sacs rectangulaires plastifiés avec de larges carreaux bleus et rouges sur un fond blanc. Des sacs de clochards ! Il ne manque que le caddie. Tes préjugés sont tellement bien installés.

– C’est ma mère.

Tu installes la dame à l’avant près de toi. Le gamin et les sacs à l’arrière.

Que font cet ado et cette femme déjà âgée dans ce campement ? La femme répète merci. Dans la voiture, elle s’endort après quelques kilomètres.

– Madame, ma mère est malade.

– Oh, je suis désolée. Qu’est-ce qu’elle a ?

– Beaucoup de fatigue et le stress.

– Vous allez pouvoir vous reposer à la maison. Dis, tu parles drôlement bien français.

– Oui, Madame, j’ai appris. À l’école.

– Vous venez de quel pays ?

– Afghanistan, Madame.

– Mais qu’est-ce que vous faites dans ce bois ?!

– Un cousin de ma maman est en UK. Madame. Il nous a demandé de venir chez lui parce que nous avons « pris négatif » ici.

Quoi ?! Comment leur demande d’asile aurait-elle pu être refusée ? Tu es ahurie. Les femmes afghanes n’obtiennent-elles pas automatiquement un titre de séjour ? Tu vérifies près de Nazir si tu as bien compris. Ils n’ont pas obtenu de titre de séjour ? Il hausse les épaules.

– La Belgique, très difficile, Madame.

À peine arrivée à Hormelange, la mère demande à se coucher.

Le gamin redescend, il s’approche de ta bibliothèque et la scrute avec attention. C’est le premier de tes invités qui s’intéresse à tes bouquins.

– Vous avez beaucoup de livres.

– Oui, je suis professeur.

Il s’incline, comme le chauffeur roumain… C’est plus fort que toi, mais ces marques de respect, inhabituelles et sans aucun doute désuètes, te flattent.

– Tu aimes bien l’école ?

– Oui, Madame, je suis allé à l’école de Belgique avant le « négatif ».

– Ah, c’est bien. Et tu allais à l’école où ça ?

– Bruxelles. Et après, à Jodoigne. Et puis à Liège, Madame.

Et ce « Madame » qu’il place dans chaque phrase.

– Et tu préfères quoi comme cours ?

– Les mathématiques, Madame.

Depuis combien de temps n’as-tu plus été aussi fière de ton métier de prof de math ? Mais tu ne lui révèles pas la matière que tu enseignes. Pas encore, pas pour l’instant.

– Je voudrais devenir ingénieur, comme mon papa.

Un bruit à l’étage vous interrompt. Une chute. Le gamin monte les escaliers quatre à quatre. Tu le suis, à la même cadence… Presque.

Sa mère est étendue sur le plancher, prise de soubresauts. Elle respire rapidement. Nazir se précipite vers elle et lui parle. Tu ne comprends rien.

– Qu’est-ce qui se passe ? J’appelle une ambulance ? Un docteur ?

– Non, non, ma maman malade, stress.

Tu t’agenouilles près d’eux. Elle respire bruyamment comme si elle étouffait. Tu cherche à lui tenir la main. Ses doigts sont pliés, tout à fait contractés. Tu sens que tu t’affoles. Tu imagines les titres des gazettes locales : « Une Afghane sans papier décède mystérieusement chez une enseignante sans enfant ». Tu te reprends. Tu déposes un oreiller sous sa tête et la couvres d’une couette qu’elle repousse aussitôt.

– Comment peut-on l’aider ? J’appelle un docteur ?

Tu te répètes, mais cette fois-ci, tu tiens le téléphone en main.

– Non, non, elle a besoin d’un sac pour respirer dedans. Au centre, le docteur dit.

Tu descends à la cuisine et remontes avec trois sacs de modèles différents : le premier en plastique pour les surgelés, un autre en papier pour les légumes, puis encore un en tissu pour les courses. Quelle idiote. Où sont ton rescue et ton huile essentielle de lavande noble ? Tu lui verses la moitié du flacon dans la bouche et l’arroses de lavande. Peut-être que la marjolaine à coquilles serait plus adaptée ? Ou l’orange amère ?

Le gamin maintient le sac en plastique devant sa bouche et continue à lui parler. Elle gémit et tremble. Sur ton téléphone, tu cherches tétanie, spasmophilie. La scène à laquelle tu assistes est bien plus effrayante que les descriptions des sites médicaux. Le fils ne quitte pas sa mère un seul instant.

Après presque une heure de tremblement, la crise semble être passée. Elle s’adresse enfin à toi, en pachto. Nazir traduit :

– Maman dit : elle est désolée. Elle est malade.

– Dis-lui qu’il n’y a pas de problème. Je vais préparer une tisane.

Comment t’es-tu permis d’utiliser l’expression « pas de problème » ? Tu te sens tellement démunie. Les yeux de cette femme ressemblent à ceux de l’adolescente photographiée pour le National Geographic il y a presque quarante ans. Le même bleu vert infini, comme un puits dans une douleur sans fond. Tu remontes avec une infusion de camomille dans laquelle tu as versé quatre grandes cuillères de sucre de coco.

Elle te serre la main et tu sens l’intensité de l’intention, son envie de te signifier sa reconnaissance. Tu t’assieds sur le sol, près d’elle, pose ton bras sur le sien. Elle recommence à respirer trop vite, tu repositionnes le sac devant sa bouche. Elle se calme directement. Tu proposes à Nazir de lui faire couler un bain. Ou peut-être préfère-t-elle une douche ?

– Merci Madame, après.

Après leur avoir montré la salle de bain, les serviettes, le lave-linge, tu descends cuisiner. Tu as repéré une recette marocaine de poulet aux olives et citrons confits. Des Afghans apprécieront-ils la cuisine maghrébine ? Pourquoi pas ? Tu tenteras la tajine demain pour le réveillon. Pour ce soir, une soupe, du pain et une omelette feront l’affaire.

Nazir s’installe près de toi. Il refuse la bière que tu lui proposes et se met à parler. Soudain, il t’inonde de paroles. Tu voudrais lui demander de ralentir le débit, car les erreurs de français augmentent, sa prononciation est moins précise et les informations se télescopent. Ils sont originaires du Nord de l’Afghanistan, la province de Konduz. Mais ils ont déménagé à Kabul pour le travail de son père. Sa mère s’appelle Zohal, elle a été institutrice pour des fillettes quand elle était jeune. Mais les talibans de l’époque lui ont interdit de continuer de travailler. Ils ont même menacé de lui trancher la langue. D’ailleurs, elle a une cicatrice. Elle a eu sept enfants. Non, ce n’est pas beaucoup pour son pays... Et c’est lui, Nazir, le plus jeune. Un de ses frères s’est enfui au Pakistan avec sa femme. Ils n’ont plus de contacts avec lui. Ses trois autres frères sont morts. Et ses deux grandes sœurs ont été mariées de force avec des talibans. Pour laver une dette d’honneur. Ils sont sans nouvelles du père depuis qu’il a disparu en Turquie lors de leur embarquement clandestin dans un paquebot pour l’Italie. Chaque phrase te donne envie de poser dix questions, mais tu comprends que le jeune n’a pas l’habitude de se confier. Tu respectes le rythme de son épanchement inattendu et te contentes de hocher la tête. Même si le commentaire qui te brûle les lèvres reste : comment diable avez-vous pu recevoir un avis négatif à votre demande d’asile avec une histoire aussi douloureuse ?

Plus tard, seuls ton père, Nazir et toi partagez le souper. Zohal reste étendue sur le lit double. Au moment de te coucher, tu t’aperçois que son fils a installé un sac de couchage par terre. Tu te désoles de ne pas y avoir pensé. Tu apportes un matelas d’appoint et y tends des draps. Cette mère et son fils ont besoin d’être choyés.

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