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Cette nuit-là, vous êtes deux à mal dormir. D’incessants bruits dans la salle de bain te rappellent la présence de la femme afghane. Vers trois heures, tu te lèves, la croises, elle et ses yeux si beaux, éteints. Elle te sourit en secouant la tête comme une restauratrice chinoise qui aurait raté ses nouilles.

Tu passes la journée du samedi à cuisiner et à écrire.

Ce soir, c’est le réveillon de Noël. En milieu d’après-midi, Zohal est enfin descendue, elle a remis le voile qu’elle avait ôté à l’étage quand n’étaient présents que son fils et toi. Ton père doit être le mâle qui lui impose cette pudeur.

Soudain, une application lance le chant d’un muezzin sur son portable. Elle remonte prier dans la chambre, suivie de son fils.

Quand il revient auprès de vous, Nazir t’annonce que sa mère propose de confectionner des noni afghani. Apparemment, ce sont de petits pains afghans à base de farine et de levure. Il ne te manque que les graines de pavot pour décorer. En ancienne première de classe, tu notes l’ingrédient sur la liste des courses accrochée au frigo.

Au moment de passer à table, ils t’annoncent qu’ils ne mangeront pas ton poulet aux olives, car la viande n’est pas halal. M’enfin ! Pourquoi avoir fui un pays intégriste pour se plier à de telles superstitions ? Tu réussis à taire ton étonnement, ta vexation, mais rien ne peut t’empêcher d’être agacée, de juger. La veille, tu as pleuré en découvrant la vidéo des dernières paroles d’un jeune Iranien, juste avant sa pendaison. Les yeux bandés, il proclamait : « Ne priez pas. Ne pleurez pas ! Dansez, chantez, faites la fête ! » Ce n’est pas le moment de montrer cet enregistrement à Zohal. Tu respires profondément. Tu tapotes tes points d’énergie : « Même si je suis furieuse qu’ils refusent le repas que j’ai cuisiné spécialement pour eux, je m’aime et je me respecte entièrement. »

Il y a du saumon au frigo. Le poisson est-il halal ? Apparemment oui. Tu proposes de le déposer sur leur pain. Vous riez du résultat. Tu coupes de fines tranches de citron. Ton père et toi buvez du champagne. Nazir et sa mère du thé très sucré. Le sapin clignote. Ton hébergement devient aussi une leçon de tolérance. Pourquoi as-tu soudain envie d’encore pleurer ? Tu files à la cuisine chercher la bûche préparée ce matin avec des œufs bio et du chocolat équitable. Elle rencontre un réel succès auprès de la mère comme du fils. Tes invités du week-end vont-ils t’inciter à modifier ta décision de supprimer progressivement le sucre de ta maison ? Sans doute.

Peut-être serait-ce plus pratique de te lancer dans la cuisine végétarienne ? Ce serait tout aussi profitable pour ta santé, meilleur encore pour la planète et éliminerait la délicate question du halal. Cela fait longtemps que tu y penses. C’est ton père qui va être content…

Le vingt-cinq décembre est un dimanche. Zohal a une nouvelle crise de tétanie dès le matin. Elle tremble et gémit pendant plus d’une heure. Ses yeux s’enfuient dans le vide.

Ces deux-là ne pourront pas repartir au parking ce soir. C’est évident. Tu l’as compris depuis vendredi. Le désespoir de cette femme déborde de tout son corps. Ne faudrait-il pas lui fixer un rendez-vous urgent chez Rita, ton énergéticienne et masseuse reiki ?

Son fils hoche la tête quand tu lui annonces qu’ils doivent rester. Il voudrait refuser, pour la forme. Mais il n’a pas le choix. Il le sait.

Quand as-tu déjà été aussi utile dans ta vie ? Indispensable ? Que feraient-ils sans toi ? Heureusement, la vanité de ces questions t’assomme. Jusqu’à il y a trois semaines, ton indifférence, ton ignorance de la situation de ces « trans-migrants » était absolue. Pour un Nazir et une Zohal bien au chaud chez toi, combien en train de grelotter dans des campements misérables ?

Pendant que tu te perds dans ces plates réflexions, Nazir pianote frénétiquement sur son téléphone. Comme s’il attendait une information capable de les téléporter en Angleterre ? Ou de guérir sa maman ? Il te fait vraiment de la peine.

Combien de temps ce gosse et sa mère vont-ils rester chez toi ? Tu as deux longues semaines de congé en perspective, sans aucun projet précis, à part te reposer. La prolongation forcée du séjour de tes invités t’inquiète autant qu’elle te réjouit. Tu pourrais les emmener visiter les Grottes de Han ?

En attendant, peut-être que Nazir pourrait te montrer ses cours de math ? Tu te doutes bien que, dans son exil désespérant, il ne transporte pas son cartable d’étudiant. Vas-tu lui proposer de résoudre quelques équations tirées de tes cours ?

Voilà où tu en es… À offrir des calculs à un adolescent afghan angoissé ? Pourtant, le visage du gamin s’illumine. Qui pourrait te croire ? Tout souriant, il s’installe à la table de la cuisine. Mieux vaut commencer avec des exercices simples. Pour ne pas risquer de l’humilier. Et surtout ne pas laisser voir que tu observes comment il s’y prend. Tu connais les jeunes… Mais tu ne résistes pas à jeter un œil sur sa progression. Il possède une écriture de calligraphe, régulière, petite et inclinée à droite. Et trouve rapidement la solution de l’équation. Tu le félicites et lui trouves un manuel de niveau quatrième. Il s’y plonge, totalement concentré.

Le lundi matin, la crise de Zohal est tellement impressionnante que, malgré les protestations du fils, tu sollicites une visite du médecin traitant de ton père. Celui-ci passe dans l’après-midi. S’il est étonné de te voir héberger des réfugiés afghans, il ne le montre pas. Il prend la tension, écoute le cœur de ton invitée. Lui pose des questions que Nazir traduit. Finalement, il lui prescrit des anxiolytiques et des somnifères puissants. Tu as une folle envie de montrer tes huiles essentielles, tes fleurs de Bach, ton ashwagandha et ton safran, mais tu sens bien que ce n’est pas le moment.

Alors tu lui demandes juste s’il accepte d’inscrire ton nom sur l’ordonnance, car toi, tu es en ordre de sécurité sociale, contrairement à Zohal. Le docteur t’offre une grimace comme si tu lui proposais de frauder le fisc, mais note Françoise Lamer sur la prescription. Il passe à côté de ton père sans prendre de ses nouvelles avant de te saluer froidement. Tu décides de changer de médecin traitant.

Ensuite, tu emmènes Nazir au supermarché. Il reste collé à toi et acquiesce ou pas en fonction des produits que tu lui montres. Ce sont les légumes et les fruits qui emportent sa plus grande approbation. Tu leur achètes aussi des œufs et du cabillaud congelé, pour les protéines.

À la pharmacie, le regard étonné de la vendeuse habituelle te procure un terrible sentiment de honte. Tu as envie d’expliquer que ce n’est pas pour toi. Ne jamais se justifier.

Le soir, sur son téléphone, Nazir te montre l’avis négatif et l’ordre de quitter le territoire transmis par l’assistante sociale du dernier centre d’hébergement dans lequel ils ont séjourné. Le jugement est en néerlandais. Tu ne comprends pas tout.

Et surtout, tu es étonné que leur procédure ait été menée dans cette langue alors qu’ils ont toujours résidé en Wallonie et y ont appris le français. Tu ignores encore que c’est fréquent.

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