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4 minutes de lecture

Le mercredi qui suit, Quentin t’envoie un premier message.

« Salut, Françoise,

tes invités du we ont trouvé la “chance”.

Ils sont bien arrivés en Angleterre.

Trop content pour eux. »

Puis un autre :

« Tu es disponible pour un nouvel hébergement ? »

Tu acceptes sans hésiter, même si un morceau de toi aurait aimé revoir les deux Érythréens.

Cette fois, tu achètes du riz, des tomates en boîtes, des sardines et aussi des épices dans le rayon orient de ton supermarché. Tu ajoutes du thé et un paquet de sucre. Tu passes chez le brasseur pour un nouveau casier de bières. Et le vendredi fin de journée, tu chantonnes dans ta voiture en allant chercher Mohammed et Badis qui proviennent de Libye. En vous voyant débarquer tous les trois, ton père, que tu n’as à nouveau pas prévenu, vous gratifie d’un « Nom de Dieu ! » sonore auquel tu réponds :

– Il gèle toujours, Papa. Ce sont deux frères.

Les gamins parlent un peu français. Ils ont l’air tellement jeunes, tellement effrayés. Et ils sont très sales, couverts de boue. Tu n’es plus surprise par la longue douche qu’ils prennent dès leur arrivée. Tu leur donnes immédiatement le code wifi et leur montres le lave-linge en insistant pour qu’ils vident bien leurs poches.

Tant de questions te trottent en tête. Pourquoi rêvent-ils tant de rejoindre l’Angleterre ? Pourquoi ne pas demander l’asile ici ? Comment s’y prennent-ils pour grimper dans les camions sans être repérés ? Est-il vrai qu’ils portent des langes pour réussir à rester cachés durant ces longues heures de voyage ? Que se passe-t-il quand un routier les déniche ? Combien de fois essayent-ils en une semaine ? Ont-ils déjà tenté la traversée en bateau par la Manche ? Et leur fuite de Libye, comment l’ont-ils réussie ? Ont-ils affronté la Méditerranée dans ces canots bondés que l’on voit aux journaux télévisés ? Par quels pays sont-ils passés avant d’arriver en Belgique ? Où est leur famille ? Ont-ils encore des contacts ?

Tu oses :

– Vous essayez de passer en Angleterre depuis longtemps ?

L’aîné te répond :

– Septembre.

Tu dis :

– C’est beaucoup. C’est long. C’est difficile.

Tu ajoutes :

– Ça va aller.

Ils répondent en chœur :

– Inch Allah.

Le samedi matin, quand tu étends leurs habits sur le séchoir, la misère de leur bagage te bouleverse. Ils dorment encore. Quentin t’a expliqué qu’ils sont littéralement épuisés. Leur semaine de recherche de « chance » consiste en des heures de marche, des fuites éperdues dans des champs boueux, poursuivis par des douaniers, des chiens, des routiers furieux, même par des vicieux et divers malveillants. Ils accumulent des nuits de veilles à guetter le bon moment, à résister au froid mordant, au stress, à la faim et à la saleté.

Avec la voiture de remplacement à laquelle tu t’es bien habituée, tu te rends à un discount d’habits de sport pour acheter deux pulls en laine polaire, des chaussettes, des gants et des bonnets. Tes cadeaux risquent-ils de les mettre mal à l’aise ? Aucune importance. Tu ne peux pas les laisser repartir comme ça ! Des petits oiseaux glacés dans la nuit.

À ton retour, ils sont installés près de ton père et lui montrent des photos sur leur téléphone. Tu prépares une soupe. Ces gosses ont besoin de légumes. Le dimanche soir, tu essuies une larme en les déposant au parking.

– À la semaine prochaine ?

– Inch Allah.

Ils s’éloignent dans le noir, à l’assaut de quel camion ? Tu n’aimes pas cette expression qu’ils utilisent tous, « partir en chance ». L’allusion à l’aspect « loterie » de l’éventuel aboutissement de leurs tentatives te met mal à l’aise. Tu allumes une bougie en pensant à eux.

Plus qu’une semaine d’école avant les congés scolaires de Noël. Est-ce que tes prochains invités mangeront de la dinde ? Durant la semaine, tu achètes un petit sapin et des boules. Ton père répète trois fois « Nom de Dieu » en te voyant décharger tes acquisitions. Tu passes « Mon beau sapin » de Tino Rossi en lui tirant la langue avant de décorer ton arbre. C’est la première fois en tant d’années passées à Hormelange que tu cèdes au consumérisme de Noël.

Installée tout près de ton père, tu lis à voix haute un article sur la vulnérabilité des « transmigrants ». Leur fragilité psychique est liée à leur exil, mais aussi à la précarité de leurs conditions de vie actuelles et aux répressions policières. Tu continues. Chaque jour, en Belgique, de nombreuses actions sont menées contre ces réfugiés. Quarante agents fédéraux y participent quotidiennement ! Quelle surprise de découvrir que, l’été passé, des « transmigrants » ont été « capturés » au cours de rafles dans les parcs et les gares. Certains ont carrément été arrêtés alors qu’ils logeaient chez des habitants. Ils ont été envoyés dans des centres fermés. Leur téléphone, unique contact avec leur famille au pays ou avec leurs familles d’accueil en Belgique, a été confisqué.

Tu décides de mieux comprendre ce fameux règlement Dublin mentionné dans l’article. C’est ton père le juriste et l’intérêt que tu lis dans ses yeux t’incite à continuer la lecture à voix haute. Les migrants « en transit » ne connaissent pas leurs droits : la plupart pourraient demander l’asile en Belgique. Mais ils craignent d’être expulsés sans avoir été entendus. En effet, le règlement Dublin détermine le pays européen responsable du traitement de la demande d’asile : c’est celui par lequel les réfugiés sont entrés en Europe. Il s’agit le plus souvent de l’Italie, la Croatie ou la Grèce. Or ils sont terrorisés à l’idée d’être renvoyés vers les camps surpeuplés de Grèce où ils ont été maltraités ou même violés.

Tu découvres ainsi qu’au départ, l’Angleterre n’était la destination initiale que de dix pourcents des « transmigrants ». C’est le manque d’accueil digne dans les pays traversés qui les pousse à tenter leur chance outre-Manche.

Ton père s’est endormi avant que tu aies terminé ta lecture. Ta déception n’est rien à côté de la curiosité qu’ont éveillée toutes ces infos. Tu passes le reste de la soirée à lire des articles sur l’asile.

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