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Les policiers arrivent après une grosse heure d’attente. Les dépanneurs les talonnent : d’abord une espèce de camion-grue spécialisé en assistance de semi-remorques, ensuite une petite dépanneuse qui embarque ta voiture. Tu prends des photos avec ton téléphone. Pour les montrer à quels amis ?

Les randonneurs trop chics peuvent enfin redémarrer. Les rabatteurs t’ont régalée de quelques rasades supplémentaires de péket, pour résister à cette saloperie de froid. Tu es guillerette en indiquant aux policiers la direction qu’a prise le routier fuyard. Après quelques questions, l’un d’eux te reconduit enfin à ta maison.

Plusieurs heures se sont écoulées depuis ton départ. Le match est terminé. Mais une nouvelle partie a commencé. Ton père salue ton retour d’un grognement indifférent. Tu imagines qu’après les deux bières, son lange doit être trempé. Tu décides de ne pas t’en préoccuper, l’infirmière du soir arrivera d’ici peu. Et ta psy t’a aussi conseillé de lâcher prise.

Souvent, tu imagines comment ça jase à Hormelange. Elle est bien gentille, la Bruxelloise, à s’occuper de son père. Dans cet état-là ! Y en a pas beaucoup qui le feraient. En même temps, elle n’a rien d’autre pour passer le temps, c’est une vieille demoiselle, non ? Elle n’a pas été mariée ? Ben si ! Elle est divorcée ou veuve. Et elle n’a pas d’enfant ? De nombreux exercices de pensée positive t’aident à arrêter de te soucier de ce que pensent les autres. Cela reste très compliqué. Cela fait de nombreuses années que tu es installée dans la région, tu sais que l’on t’appelle toujours « la Bruxelloise ». Le reste, tu ne fais que l’imaginer.

La Bruxelloise a démoli sa voiture, mais elle est vivante ! Tu éclates soudain de rire. Oui, tu es vivante. Ton père se tourne vers toi, tu lui indiques que tout va bien en levant le pouce. Tu es étonnamment joyeuse. « Vivre, c’est échapper momentanément à la mort ! » Voilà une sacrée citation à mettre en exergue de ton futur roman lauréat.

Mais pour quoi as-tu donc abouti dans ce village perdu ?

Pour fuir un divorce trop douloureux.

À l’époque, tu étais mariée avec Jacques depuis exactement dix ans. Pas d’enfant et ce n’était pas faute d’avoir essayé.

Être un ventre qui pleure et se languit du bébé à pondre : tu as bien connu. Ne pourrais-tu pas composer un second roman lauréat pour un futur Prix PMA ? Après de lourds traitements hormonaux et d’infructueuses tentatives de fécondation in vitro qui avaient ruiné ton humeur, le médecin vous avait annoncé que c’était la dernière chance, la dernière tentative remboursée par la sécurité sociale. Vous aviez épuisé le quota et tu dépasserais bientôt l’âge autorisé. Et miracle. Tu étais enfin tombée enceinte. Joie. Allégresse.

Sauf que l’embryon n’avait pas tenu deux mois. Ta faute. Forcément, ta faute. Ta toute grande faute.

Au fond, tu n’as aucune envie d’écrire sur cette douleur de ne pas être mère, d’autres l’ont fait. Et avec un minimum d’effort, tout le monde est capable d’imaginer cette tristesse intense, l’irradiation du manque qui déchire le ventre et le cœur, le désespoir de découvrir le sang menstruel à chaque échec, la honte et la frustration, l’agressivité refoulée à la vue des jeunes mamans épanouies, les questions stupides, « Vous ne voulez pas d’enfants ? Vous ne savez pas ce que vous manquez… » Et Jacques qui semblait ne rien comprendre, qui te consolait comme on tapote la tête d’un chien.

Comment un couple traverse-t-il cela ? Comment s’en remet-il ? Tu n’en as aucune idée. Le vôtre n’a pas tenu. Tu te gavais d’anxiolytiques. Un jour, Jacques t’a annoncé qu’il avait « rencontré quelqu’un ». Tu as éclaté de rire.

Évidemment, elle avait neuf ans de moins que toi.

Ton deuil, tu l’as vécu avec panache. Sans chipoter. Tu as quitté Bruxelles, ta vie citadine, vos amis communs, ton école, tout. Pour accueillir ton chagrin avec tous les honneurs qu’il méritait, tu as épousé le vide et es venue t’installer ici dans la maison de campagne que vous aviez récemment achetée ensemble dans ce petit village isolé. Jacques n’a pas trop eu le choix. Il se sentait coupable… Le notaire a tout réglé.

Tu lui as interdit de prendre ou de donner des nouvelles. Tu ignores si son problème de fertilité s’est résolu avec sa nouvelle compagne, s’ils sont toujours ensemble. Tu ne veux rien savoir.

Tu ne lui téléphoneras donc pas pour lui apprendre que tu as failli mourir aujourd’hui. Tu connais toujours son numéro de portable par cœur. Combien d’années qu’il t’a quittée ? Et pas encore un seul jour où tu ne penses à lui !

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