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Combien de longues années que tu vis donc dans cette maison achetée quelques mois avant le divorce ? Une vieille baraque en pierres bleues et toit en ardoises où vous prévoyiez de passer vos week-ends et vos vieux jours. Tu la trouves toujours aussi charmante, avec son immense jardin qui s’ouvre sur les prés et les forêts au loin. Au fil des années, tu tentes des travaux à la mesure de ton salaire de prof et de… ton idéal écologique. Des panneaux photovoltaïques, des nouvelles fenêtres à double vitrage. L’ancienne grange pourrait être aménagée ainsi que des chambres supplémentaires dans le grenier à foin qui la surplombe. Mais pour qui ? Pour quoi ? La cuisine n’a jamais été rénovée, mais tu as récemment fait installer au rez-de-chaussée une salle d’eau avec douche adaptée au handicap de ton père.

Pourquoi as-tu choisi de l’héberger après son AVC plutôt que de le placer en institution ? À quoi rime cette loyauté démentielle ? En est-il seulement reconnaissant ? Ce sont des questions autour desquelles tu tournes souvent. Tu observes son visage asymétrique et te demandes s’il ne vaudrait pas mieux l’étouffer avec un oreiller comme dans « Vol au-dessus d’un nid de coucou », un film qu’il appréciait.

Tu répètes à voix haute : je suis forte, je suis digne, je suis sereine, je suis autonome, je suis présente, je me centre sur l’instant, je suis vivante. Cuisiner, couper de l’ail et du lard. Tu rajoutes : je vais gagner le Prix Bien-Être, je le mérite. Verser l’huile, rissoler l’ail et le lard, chauffer l’eau. Tu murmures : je suis bienveillante, je suis généreuse. Tu prépares un plat de pâtes que vous mangez devant le foot. Tu coupes les spaghettis en petits morceaux. Ton père qui peut bouger le bras gauche parvient à s’alimenter seul. Tu ne lui mentionnes pas l’accident qui a démoli ta voiture. Le match semble le captiver. De toute manière, il ne t’a jamais écoutée, même avant.

L’infirmière du soir va bientôt arriver.

Il a cessé de pleuvoir. Tu laves les assiettes et sors contempler la lune. Résolution… Pratiquer quelques exercices de yoga chaque soir. Tu réussis la position de l’arbre, une authentique fierté. Debout sur la terrasse, face au grand pin, tu lèves ton pied droit jusqu’à ta cuisse gauche, tu inspires profondément par le ventre et tends les bras en flamme vers l’infini étoilé. Tu tiens parfaitement l’équilibre quand tu entends un bruit au fond du jardin.

D’habitude, tu es du genre trouillarde. Est-ce le yoga qui t’insuffle le courage qui te manque trop souvent ? Tu gardes ta position et lances :

– Qui va là ?

La formulation militaire de ta question te fait sourire. Personne ne répond. Mais un son métallique résonne dans l’obscurité. Sans aucun doute le vieux seau de fer que tu protèges de la rouille en le poussant sous l’auvent de la cabane du jardin.

Alors tu poses ton pied au sol et répètes :

– Qui va là ? Répondez ! Je vais lâcher le chien.

Tu as une rapide pensée pour Waf qui est enterré à deux pas de là d’où provient le bruit. Tu entends tousser. Un serial killer ne tousse jamais ! Et tu es connaisseuse : tu as lu une flopée de romans horrifiques avec crimes sadiques, autopsies subtiles, légistes alcooliques et profileurs névrosés. Tu adores, même si c’est gênant de l’admettre pour une future lauréate de romance.

Une question posée en classe par une élève trop bavarde te revient en mémoire. « Dites, Madame, vous croyez qu’en une année, y a plus de meurtres dans la réalité ou plus d’assassinats dans les fictions, genre les livres et le cinéma ? » Tu lui avais répondu de se taire, que ce n’était pas un problème mathématique. Pourquoi y penses-tu maintenant ? Es-tu en danger ? Ta vie va-t-elle se terminer en fait divers sordide ? Assassinée par un rôdeur un soir de décembre ?

Tu attrapes la lampe de poche près de la porte du jardin et orientes le faisceau vers la cabane. Tu aperçois une grande silhouette s’abaisser.

Tu beugles :

– Vu ! T’as perdu.

Il te reste certainement des traces du péket des rabatteurs dans le sang.

L’intrus ne connaît pas « 1, 2, 3, soleil ! », il reste accroupi. Tu devines l’ombre d’un dos arrondi. Tu n’oses pas t’approcher. Ni t’éloigner. Vous êtes séparés par une dizaine de mètres d’obscurité. C’est inutile d’inquiéter ton père, mais pourquoi t’en priver ?

Tu cries encore :

– Hé, Papa, ramène la carabine ! Y a un intrus dans le jardin !

Tu espères au moins le service minimum d’un puissant « Nom de Dieu » ! Rien. Ton père regarde des tirs au but. Et la silhouette ne bouge plus.

Alors, tu te résignes :

– Bon, ben écoutez, vous n’avez plus qu’à vous barrer ! Parce que moi, j’appelle la police.

Tu rentres et prends quatre gouttes de rescue sous la langue.

C’est compliqué de vivre dans un village aussi isolé. En pleine journée, un accident de voiture ayant bloqué une route a nécessité plus d’une heure d’attente avant que les policiers ne débarquent. À la nuit tombée, pour une « simple » présence suspecte dans un jardin, tu te doutes que tu n’obtiendras pas d’intervention avant une plombe.

Pourquoi ne pas téléphoner au Grand José ? C’est la meilleure solution. Il habite à cinq maisons de chez vous. C’est lui qui taille les haies et tond la pelouse. On dit aussi qu’il vole les outils et qu’il empoisonne les chats.

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