Chapitre 22

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Accoudé au plan de travail, les yeux dans le vague, Marc n’avait pas prononcé un mot depuis cinq bonnes minutes. C’était à prévoir, l’annonce l’avait sonnée. Dans la cuisine chacun y allait de son commentaire. Les noms d’oiseaux fusaient dans la bouche de Gladys, Nora n’en finissait plus de tourner en rond et Ethan essayait tant bien que mal de minimiser la situation. Reclus dans son coin, Jo observait la scène à bonne distance.

– C’est dingue ! s’insurgea Gladys. C’est complétement dingue ! Qui va gober une histoire pareille, tu peux me le dire ?

En face, Ethan haussa les épaules pour la trentième fois en moins d’un quart d’heure.

– J’te jure qu’ils vont m’entendre, ces incapables ! Ils ont pas le droit, t’entends ? Ils ont pas le droit. Et toi, t’as rien dit ? hurla-t-elle en se retournant vers son frère.

– Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’y croyais pas moi non plus. C’est dingue mais c’est la vérité. Ils ont tous les droits de publier ce foutu bouquin. Mais si t’es pas convaincue, je t’en prie. Libre à toi de refaire le chemin en sens inverse. Nous, avec Jo, on y a passé la journée, cracha-t-il.

– Je vais y penser ! D’ailleurs, tu fais bien de souligner ce point ! Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans, elle ?

Un doigt accusateur pointé vers Jo, Gladys fulminait.

– Rien, assura Ethan. Rien du tout, mais avant de vous en parler je voulais vérifier l’info. J’ai pris les devants et j’avais besoin de… de quelqu’un. D’un soutien, peu importe lequel. Et elle a répondu présente, c’est tout.

Jo encaissa le coup bas. Comme si le fait de vouter les épaules pouvait l’aider à se fondre dans le décor, elle se recroquevilla un peu plus en attendant que la tempête passe.

– On aura tout entendu ! vociféra la rousse. C’est ridicule, t’entends ? Ridicule ! T’aurais dû venir nous en parler, point à la ligne.

– Arrête de pleurnicher ! Que papa ne soit pas au courant, passe encore. Mais toi ? T’es pendue H24 à ton téléphone. Je pensais que tu le savais mais que, comme d’hab’, tu préférais faire l’autruche.

Visiblement touchée, Gladys se renfrogna. Un regard noir dans sa direction, et Jo se résigna à quitter la pièce. Elle gravit les marches quatre à quatre, se précipita dans la salle de bain et verrouilla la porte. La blonde observa tour à tour le lavabo en pierre naturelle, la baignoire balnéo, l’étagère remplie de produits cosmétiques en tout genre. Pourquoi la salle de bain ? – Et pourquoi pas ? – Loin de lui offrir cette sensation de cocon, son immense chambre était à l’autre bout du couloir et cette porte était la première à se présenter lorsqu’on arrivait à l’étage. Sans doute les deux principales raisons qui l’avaient poussée à ouvrir celle-ci plutôt qu’une autre.

Au rez-de-chaussée, la discussion battait son plein. Jo referma le couvercle des toilettes, s’installa et essaya tant bien que mal de saisir des informations au vol. Des histoires d’héritage, de cérémonie, d’affaire classée sans suite. Soudain, le silence se fit et la petite voix de Marc s’éleva. Intriguée, elle tendit l’oreille et capta un nom, celui d’une certaine Viviane. Ou Liliane, peut-être. Malgré d’impressionnantes contorsions, impossible de saisir le reste de la conversation. L’accalmie n’arrangeait pas ses affaires. Dans l’espoir de discerner un filet de voix, Jo se plaqua à l’épais panneau de bois quand une sonnerie la rappela à l’ordre. Avec l’impression d’être prise en faute, elle se redressa en quatrième vitesse avant de se rendre compte que l’écran de son téléphone était allumé. Un message de la part d’un numéro inconnu qu’elle s’empressa d’ouvrir.

Bon, tu prends pas les devants donc je me lance. Qu’est-ce que tu fais demain après les cours ?

Le visage de Jo se fendit d’un petit sourire. Même pas le temps de l’enregistrer dans ses contacts. Décidément, la patience ne faisait pas partie des qualités de Rose. Elle rangea son portable et prêta une nouvelle fois l’oreille à l’échange du rez-de-chaussée, sans succès. À priori, tout le monde avait quitté le navire. Un dernier coup d’œil dans le miroir lui confirma que la journée avait été rude. Elle s’empressa de remettre ses cheveux en ordre, passa un peu d’eau sur son visage et ouvrit la porte à la volée, mais sursauta avant même de poser un pied dans le couloir.

– MERDE ! Ethan ! Qu’est-ce que tu fous là ?

– Je tiens à te rappeler qu’à la base, je suis chez moi quand même, se défendit calmement le jeune homme.

– Ouais… je sais. Je voulais dire collé à cette foutue porte.

Pour tout réponse, il indiqua les toilettes d’un vague signe de tête. Confuse, Jo se décala pour le laisser passer et rejoindre sa chambre.

– Le prends pas mal, reprit le jeune homme.

– Quoi ?

– Tout à l’heure, dans la cuisine. J’ai dit ça pour t’épargner les foudres de ma sœur. Crois-moi, il vaut mieux éviter qu’elle te tombe dessus…

– Hum… grogna-t-elle en reprenant son chemin.

Sans un mot de plus Jo traversa le couloir, se précipita dans son antre et s’affala sur son lit en attrapant son portable. Elle prit un instant pour réfléchir et reposa le téléphone sur le matelas. Le saisit de nouveau, puis le laissa retomber mollement sur son lit une nouvelle fois. Qu’allait-elle bien pouvoir répondre ?

Les vieilles habitudes ont la vie dure. Jo n’avait pas eu à nouer de liens avec une parfaite étrangère depuis des lustres. D’aussi loin qu’elle se souvienne, Dan avait toujours fait partie du décor. Subtilement et à force de persévérance, à tel point que Jo n’aurait pas su dire à quel moment exactement, Simon et Barnabé s’étaient faxés dans sa vie sans lui en demander l’autorisation. Avec Ethan, c’était différent. Leur relation n’avait rien à voir avec toutes celles qu’elle avait connu jusqu’ici. À l’instar d’un fil d’Ariane, invisible et insondable, elle s’était en quelques sortes imposée à Jo. Les événements s’enchaînant à une vitesse folle, elle n’avait pas pris le temps de se poser la question. Alors, peut-être avait-il raison. Peut-être que rien ne les liait vraiment et qu’elle avait juste été au bon endroit, au bon moment. Exaspérée, elle enfonça son visage dans un oreiller avant d’empoigner son mobile.

Rien de prévu. Un café dégueu à la fac, ça te dit ?

Son audace la surprit. Habituellement adepte de la fuite, Jo regretta presqu’instantanément son coup de sang. Qu’allait-elle bien pouvoir se raconter ? Et d’ailleurs, pourquoi les gens tenaient-ils tellement à faire de nouvelles connaissances ? Peut-être ne s’entendraient-elles pas. Peut-être que la discussion s’éteindrait d’elle-même, lui épargnant une situation embarrassante au cours de laquelle il lui faudrait expliquer à Rose qu’elles ne se reverraient plus. Pas parce qu’elle n’en avait pas envie, mais parce que les vieilles habitudes ont la vie dure. Elle comprendrait sûrement.

Jo considéra son réveil, sa montre puis à nouveau son portable. Pas loin de dix-neuf heures. Nouvelle sonnerie, nouvelle moue amusée.

D’acc’ ! 17h, devant le secrétariat.

La blonde se mordit la lèvre et retint un sourire tant bien que mal. Elle devait bien le reconnaître, les efforts consentis par la punk dans l’unique but de faire connaissance avec elle la flattaient. De mémoire, jamais personne n’avait mis autant de cœur à l’ouvrage.

Jo lâcha son mobile, ferma les yeux et inspira profondément. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas fait ce voyage, même dans ses pensées. Les voutes du cloître se dessinèrent sous ses paupières, l’odeur de pierre emplit ses narines, le bruit de la houle gravissant les murs fortifiés se fraya un chemin jusqu’à ses oreilles. Jo serra un peu plus fort son oreiller et expira le plus calmement possible. Elle se vit déambuler au milieu des vignes, se projeta au cœur des jardins ombragés qu’elle avait tant aimé et se rappela le bonheur de sentir chaque matin les embruns de la mer sur son visage encore endormi. Perdus dans l’immensité des plaines cramées par le soleil méditerranéen, les visages de Simon et Barnabé lui apparurent. À l’abri du reste du monde, enfermée entre ces murs, ils avaient été ses deux seuls amis. Elle se rappela les messes basses, blagues et fous rire. Se remémora les disputes, prises de têtes et bouderies. Pesa le pour et le contre, avant de conclure que la promiscuité de la vie monastique avait conduit Simon et Barnabé à devenir les piliers de son voyage initiatique.

D'un geste sûr elle sortit le Zippo de sa poche, l'embrassa puis le rangea en se disant qu'il était douloureux, parfois, de vivre avec les souvenirs.

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